Sale lac, Sithy [Achevé]

-  Apporte ça à madame Gruba, et dépêche toi !

- Tout de suite maître, répondit Sithy la gnome apprentie mage avant de quitter le laboratoire sous le regard inquisiteur de son vieil humain de maître.

Elle s'apprêtait à refermer la porte lorsqu'elle entendit la voix tonitruante du vieil homme résonner dans les couloirs.

- Et n'oublie pas de lui demander de signer le reçu !

Sithy soupira et se glissa à l'extérieur, les bras chargés d'un sac plein de potions. Elle trottina pour descendre les escaliers et se retrouva face à la tour des mages dont le toit aussi pointu que violet dominait tout le quartier. Il était tard mais de nombreuses fenêtres étaient encore illuminées, témoins du travail acharné de quelques apprentis qui veillaient parfois jusqu'à l'aube pour satisfaire leurs professeurs.

Sithy n'avait plus le droit de mettre les pieds dans la tour des mages sans une autorisation. Elle avait été une élève remarquablement maladroite et après avoir multiplié les catastrophes, les mages avaient décidé de l'expulser. Le vieux Moratum l'avait prise sous son aile, non pas par pitié et affection mais plutôt parce qu'il connaissait son père et qu'il avait une dette envers lui. Et s'il y avait bien une chose que Hegbert Moratum détestait plus que les beignets à la cannelle, c'était d'être redevable à quelqu'un.
Depuis qu'il avait engagé Sithy, il avait dû changer deux fois de bureau, remplacer dix-huit fioles et faire réparer deux portes et trois fenêtres. Mais la jeune gnome aux couettes vertes faisait toujours son possible pour satisfaire son maître et même s'il ne la félicitait jamais, il lui reconnaissait au moins cette ténacité.

Sithy décida de passer par le quartier des commerçants pour éviter la vue de nuit des ruines de l'ancienne caserne. Comme la plupart des gnomes, elle avait une imagination débordante et rien de tel que des ruines se dressant au milieu de la nuit pour faire tourner son imagination à cent milles à l'heure. Elle quitta rapidement les rues verdoyantes du quartier des mages pour les pavés de pierre et les toits bleu du quartier des commerces. De jour il était presque impossible pour un gnome ou un nain de s'y faufiler sans se faire bousculer mais à cette heure le calme régnait; hormis peut être quelques couche-tard qui essayaient de profiter de la nuit pour obtenir des prix intéressants à l'hôtel des ventes.

Or donc, elle s'engagea dans une ruelle et rejoignit la voie principale qui devait la conduire à l'extérieur de la ville. Elle avançait à bonne allure, ses sandales de cuir claquant sur les pavés et le tissu de sa robe bleue se froissant doucement à chacun de ses mouvements. Elle avait un peu de mal à visualiser la route car le sac qu'elle transportait était fort épais. A peine pouvait-elle le porter et hors de question de tenter le sort de légèreté : elle craignait trop de se tromper et de faire s'envoler à jamais les précieuses potions de Hegbert.

Elle passa sous une arche, de laquelle non loin veillait sans relâche Amond sur son cheval blanc, et avança sur le pont de la vallée des héros. Les imposantes statues des héros de jadis dressaient leurs ombres sur son passage mais lui procuraient un sentiment de sécurité. Elle les avait toujours trouvé belles et avait été attristé - et effrayé - le jour où Aile-de-Mort les avait ravagé. Elle s'imagina un instant être l'un de ces héros, bravant tous les dangers et sauvant maintes et maintes fois Hurlevent.

Et ce qui devait arriver arriva. Toute à ses pensées, elle ne remarqua pas le pavé déchaussé vers lequel elle avançait. Elle s'y cogna le pied, trébucha et s'étala de tout son long sur le pont. Le sac heurta le sol et plusieurs fioles rondelettes s'échappèrent à l'impact et roulèrent dans un tintement de verre.

Sithy gémit et commença à les ramasser une à une avant d'apercevoir l'une d'elles qui ne s'était pas arrêtée et filait tout droit vers le bord du pont. La gnome se précipita pour essayer de la rattraper mais dans la panique elle trébucha à nouveau et se retrouva face contre terre, le visage juste assez relevé pour observer, impuissante, la fiole poursuivant son chemin et chuter dans le vide. Un plouf caractéristique annonça à Sithy que la fiole reposait désormais au fond de l'eau.

Elle se dépêcha de ramasser les autres et les compta. Il n'en manquait qu'une. Elle s'approcha du bord pour observer l'eau et soupira. Elle ne devait pas perdre plus de temps où madame Gruba se plaindrait au vieux Moratum. Elle n'avait plus qu'à espérer que la fiole manquante passerait inaperçu.

Elle referma le sac, le souleva et reprit sa route, priant sa bonne étoile, la magie et la Lumière que la vieille dame passerait à côté de cet oubli.

- Y'a une mouette qui s'était posée sur l'eau et deux secondes plus tard, PAF ! Elle s'est faites happer par le fond ! Incroyable j'vous dis ! ne cessait de répéter Clément à ses amis.

Mais les autres enfants ne le croyaient qu'à moitié, sauf peut être Lucie qui ne perdait jamais une miette de ce que le garçon disait depuis qu'il avait fait fuir un chient errant qui avait essayé d'emporter son goûter. C'était toujours la même chose avec Clément : il aimait inventer des histoires pour amuser la galerie. Mais cette fois il semblait s'accrocher un peu trop à celle-ci.

Les enfants se détournèrent un à un de leur ami prétextant qu'ils avaient des obligations pour certains, d'autres ne cachant pas leur manque d'enthousiasme pour ses propos. Clément les regarder s'éloigna dans la rue avec une moue vexée, les poings serrés contre son pantalon court troué.

Il sentit qu'on le tirait par la manche et tourna la tête vers Lucie qui souriait.

- Moi j'te crois, dit-elle. Allez viens ! On va voir c'que c'est !

Les rares pêcheurs qui passent leurs après-midi dans la vallée des héros rentrent chez eux bredouilles. Il suffit d'un rien pour que la rumeur se répande comme une traînée de poudre : il n'y a plus un poisson dans les eaux de la vallée !

« Des remous j'vous dis ! Bien sûr qu'y reste des poissons ! L'eau ça bouge pas tout seul ! Doit y'en avoir un gros, c'est p'têt lui qui a bouffé tous les autres. Moi j'vous l'dis, un poisson de c'te taille ça doit valoir son pesant d'or ! » - Jorgen, pêcheur de la vallée des héros.

Jorgen le pêcheur de la vallée aurait pu y laisser la vie sans l'intervention des courageux soldats de sa majesté. Alors qu'ils étaient venu constater d'eux même la véracité des rumeurs qui couraient sur les douves de la ville, une bête monstrueuse avait émergé des eaux. Mi-poisson mi-pieuvre, elle pesait aussi lourd que deux bœufs et possédait une rangée de dents acérées.

Mais il en fallait plus pour mettre à mal la blanche capitale. De nombreux patrouilleurs vinrent prêter main forte aux quatre gardes - le capitaine Trias, le sergent Shephard, le caporal Thrynne et Talhin Flytherson - pour terrasser le monstre. Le bruit des balles fusant dans la vallée avait résonné par salves à trois reprises. Et puis, le silence. La bête fut vaincue.

De sa présence il ne restait plus qu'une carcasse ignoble qu'on ne tarda pas à extirper de l'eau pour brûler. Le jeune Talhin fut envoyé à la tour des mages avec un morceau de chair de la bête. Le verdict arriva rapidement : le monstre n'était autre qu'un poisson malchanceux qui avait croisé la route d'un sort mal contrôlé ou d'une potion d'alchimie. Nul complot ou grand méchant œuvrant dans l'ombre, les mages conclurent à un hasard.

Et quelque part, dans le laboratoire d'un vieil homme, une apprentie mage se faisait toute petite. Plus petite qu'elle ne l'était alors.