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Linceul et Obscur

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Message par Ayame/Lòssë Mer 20 Mar 2013 - 19:01

La Théorie de l'existence est une chose bien compliquée.
On dit d'une Entité qu'elle ne devient réelle qu'une fois nommée. Qu'une Déesse n'a pour visage que celui qu'on lui tend. Qu'un Dieu n'a de pouvoir qu'à la véhémence des actes des croyants.
La vie a pour apanage l'Emprise.
Car l'existence ne craint par la Mort, elle craint l'Oubli.
De défunts Héros n'ont jamais été plus vivants qu'après leurs décès. Puisque les témoins, les aèdes et la populace vivifient l'histoire jusqu'à la rendre palpable.
L'ardeur et la clameur amènent à croire à l'authenticité- à tort ou à raison- la vie décrite nous semble tellement voisine que nous pensons l'avoir vécue et connue comme tout un chacun.
Appartenir aux autres c'est avoir de l'Emprise.
Et au contraire, un individu qui ne s'agite que pour lui, sera voué à disparaître dans l'indifférence totale. D'abord de mourir, il sera de surcroit oublié. Aucune mémoire ne viendra le reconstituer.
C'est ainsi que de l'existence, puis l'histoire nous approchons de la Légende.
Le Mythe est une sorte d'interstice entre le souvenir et l'oubli.
La véracité est moins concrète. Du tangible intervient le doute. C'est l'instant où l'on discerne mal le vrai du faux. Où les preuves ne sont plus et où ne restent que les brides du tissage du Destin. Où l'existence ne repose que sur le questionnement: «Cela a t-il eu lieu ? Comment était-ce avant ? Qui a construit ça ?...»

C'est valable pour «Linceul», tant qu'il restera des gens pour s'interroger, elle vivra.
Chaque fois que cette Cité perdue s'est enfoncée dans les limbes, un manuscrit la détaillant a refait surface inopinément, ou un trouvère soudainement doué d'inspiration s'est mit à chanter sa gloire passée.
A croire que Linceul, elle même, s'amuse à chasser l'Oubli d'une tape sur la main, comme on repousse un chien agité.
Avec nonchalance et subtilité. Un juste dosage pour faire perdurer son Emprise sur l'esprit des plus curieux. Assez d'éloquence pour s'extirper de la tombe, mais pas suffisamment pour se révéler totalement.
Elle reste une silhouette éthérée. Rassurante par son côté familier provoqué par les on-dit. Mais obsédante pour ses mystères et ses réponses encore en suspens.




Linceul la bien-nommée.



J'entre par la porte de l'Automne. Ma Cité possède cinq voies d'accès. Le Printemps, l'Été, l'Automne, l'Hiver et la Mort. Au commencement, seules quatre furent construites. Mais dans le Royaume des Ombres, nous avons une relation singulière avec l'en-dessous, un va et vient récurrent, aussi il ne faut jamais faire barrage aux gisants.
J'entre donc, disais-je, mon vaisseau et moi, par la Grande Arche de rouge, d'ocre et de miel. L'Automne éternel. De Sang et d'or. Avec ses feuilles, telles des larmes, qui virevoltent et tombent sans un bruit. Des pleurs pour le Roi. Pour moi, Obscur.

Sur le pont supérieur de mon navire, les marins cessent de s'agiter pour contempler, bouche bée, le tableau qui s'annonce par la Grande Arche. Même mes hommes les plus anciens arrêtent leurs manœuvres, laissant voguer le vaisseau d'ébène afin de profiter du spectacle. Pourtant, comme moi, ils auraient du y être habitués. Mais entrer à Linceul ne devient jamais une formalité, jamais.
La proue, sculptée d'une harpie, est la première à passer sous l'Arche. La créature mythologique placée à l'avant a déjà basculé dans la pénombre. Et je souris à l'avancée. Ce côté ci du bateau est encore baigné de Lumière. Mais en amont tout est opaque. Car Linceul s'auréole majestueusement de son propre ciel, un voile mortuaire qui lui va à ravir et qui lui vaut surtout son nom. J'ouvre mes bras, figé comme une croix. J'embrasse ce retour. J'étreins mes Ombres.

Des sons parviennent à mes oreilles. Au début, ce n'est qu'un faible chuintement, que l'on aurait pu associer, à tort, aux bruits des poulies qui hissent la grand voile. Mais à mesure les bourdonnements s'intensifient et à présent, on peut distinguer, sans se tromper, leur provenance: Un chœur de trompettes qui mugissent à l'unisson. La foule est déjà compacte, j'entends leurs cris et leurs hourras. Je n'aperçois pas encore leur visages, mais comme il m'est facile d'imaginer leur mines réjouies. Le brouhaha des instruments et des hurlements me happe totalement. Je lève mes bras plus haut, mains pointées vers les cieux, je les salue, car ils sont là pour cela. Pour accueillir le retour de leur familles, leurs amis, leurs guerriers. Pour me saluer, moi, leur Roi, l'Obscur.

Mon vaisseau se dirige vers un espace abrité. Le port, où sont amarrés quelques autres navires de formes et de tailles différentes. Des cogues, des jonques, des goélettes. Certains à la coque rouge, teinte significative des marchands itinérants, d'autres plus élancés pour les plaisanciers, dont la forme des bâtiments revêt des allures étranges, manticore, cockatrice, kraken, cygne..un Cygne ? Quelle idée...
Derrière le port, il y a une zone, que l'on ne peut distinguer car elle est creusée toute autour de la Cité. Pour cela elle est surnommée 'Le charnier'. Ce sont les bas-fonds, une ville basse où il ne fait pas bon vivre. Il y a toujours ce genre d'endroit dans chaque agglomération. Mais le Charnier de Linceul est particulièrement fascinant. Au dessus de ce bourbier, la ville..Des maisons et des échoppes de bois, toutes montées sur pilotis. Parfois à des hauteurs si vertigineuses que les frondaisons se sont mises à pencher, seuls les murs de la cahute voisine retiennent le tout de s'effondrer. Aucune rue de visible et pour cause, les bâtisses sont reliées les unes aux autres par un astucieux casse-tête de cordages et de pontons. On aurait dit un amas de lianes et de lierres grimpants aux pousses incongrues. Succédant à cela, des bâtiments plus volumineux, encastrés en demi cercle. Tous arborent des couleurs vives, de rouge, de jaune, de bleu...Comme la queue d'un Paon qui se déploie avec fierté. Fier, je le suis, moi, en m'abreuvant de ce paysage. Ma Cité orgueilleuse. Mon Royaume.

Mon Château. Le point culminant de Linceul. Un gigantesque pic rocheux. Dont la roche polie à plusieurs endroits lui donnent un aspect métallique qui réverbère la lumière de nos deux lunes, offrant à Linceul une Clarté, certes sommaire, mais nécessaire et suffisante. Lorsque j'ai posé le pied ici, c'était une terre désolée. Dont le firmament déchiré ne laissait passer aucune lueur. Il a fallu de la ruse et du temps pour mettre en place ce jeu de miroirs, placés un peu partout après de savants calculs, afin d'éclairer la Cité.
Aux côtés du Pic principal, plusieurs sommets s'élancent également vers le ciel ténébreux. Des tours tantôt arrondies comme des monts, tantôt piquantes comme des aiguilles. Décorées sur leurs façades d'oriflammes et de bannières. Pressées les une contre les autres. Un bouquet de lances et de flèches.
Mon Château, Ma Cité.
Linceul.
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Message par Ayame/Lòssë Mer 20 Mar 2013 - 20:14

Elle n'était pas encore morte.
Et pourtant, la Déesse sait que nombreux sont ceux à l'avoir défié. Tous les jours, trois à quatre menaces d'un sort mortel, dans ses meilleurs moments -lorsqu'elle cherchait volontairement à nuire-, elle parvenait à atteindre une bonne quinzaine d'ultimatums.
Les 3/4 de ces bravades n'allaient jamais vraiment plus loin que la parole. Les humains sont prompts à insulter mais fuient, pour la plupart, le conflit, et lors qu’enfin certains ourdirent des plans d'actes plus ignominieux qu'une insulte, ces derniers étaient fomentés avec si peu d'intelligence qu'Aya' n'avait guère de mal à leur échapper.
Elle n'était pas morte, elle était l'Oubli.

On finissait par oublier la femme encagoulée au ton acerbe qui venait, quand bon lui chantait -c'est à dire au plus mauvais instants pour vous, mais aux meilleurs, pour elle-, vous faire part de son avis ô combien éclairé sur votre discussion, vos vêtements, vos manies, vos amis.
On oubliait son prénom, si celle-ci dans sa grande mansuétude, avait accepté de vous le donner. On oubliait le son de sa voix cristalline, étrangement agréable qui débitait un flot intarissable de mots agaçants et railleurs.
On oubliait son corps parfait, sa chevelure argenté, sa démarche souple, ses yeux brillants, pour vaquer à la médiocrité féminine d'Hurlevent, certes moins jolie mais tellement, tellement plus aimable.
On oubliait qu'elle vous avait fait les poches, la disparition de votre argent allait de paire avec la sienne, et si c'était là le prix à payer pour la voir déguerpir loin beaucoup y consentirent -même à leur dépends-.
Aya' n'était, en la Cité, qu'un trublion de plus. C'est coutumier dans les rues parait-il.

On s'habitue à tout, ceux qui prétendent le contraire ont tort.
Lorsqu'on vous laisse le temps, énormément de temps, trop de temps...On s'habitue à tout.
Habituée, Aya l'était, mais plus que cela elle était passé à la phase au dessus, à la phase fatidique: au désintérêt.
Quand, dans les tavernes, elle se faisait payer un Rhum par le premier pigeon qui avait accepté son pari -et qui l'avait perdu, bien entendu- elle entendait.
Elle entendait au milieu de relents de bois rance, d'alcool et de sueur, les épopées fantastiques des uns, les exploits héroïques des autres, l'aveu d'une prochaine tuerie préparée, les pleurnicheries d'une donzelle feignant la réserve dans une robe bien trop échancrée pour qu'on accorde un quelconque crédit à sa fausse pudeur.
Elle entendait, faisait glisser son verre sur le comptoir pour tourner le dos aux conversations, essayant de trouver l'angle adéquat où le brouhaha des murmures se feraient moins imposant.
Elle entendait et s'en moquait, quitte à avoir des maux de tête, elle préférait que cela vienne de son rhum que de ce monde trop bruyant.
Car le monde avait perdu de son intérêt, il y a plusieurs années déjà. L'indifférence d'Aya était-elle, qu'on la pensait injustifiée et peu humaine. A bien des titres c'était vrai.
Aujourd'hui ce n'était plus son histoire, elle restait un témoin forcé -jusqu'à ce que l'un de ces branque qui aimait tant à le menacer fasse correctement son boulot-, mais ne s'agitait plus, ne participait plus, ne portait plus d'attention à rien..Rien d'autre que sa petite personne, l'argent et l'alcool.
Elle avait été autrefois et tour à tour l'une des plus grande Prêtresse de la Déesse, une exploratrice auprès de la section naine du Khaz Drûn, une amie vaillante, une criminelle à la solde du gang des Citrouilles, une Gardienne de l'Ombre.
Rares sont ceux qui pouvaient encore jurer l'avoir vu compatissante, attachée ou attachante, soucieuse et travailleuse.

Pourtant ce soir, comme hier et comme demain, Aya stationnait devant la caserne, dissimulée souvent, quelque chose l'avait finalement l'intriguait, là, au delà de ces murs.
Ce n'était ni les prisonniers, ni les gardes, ni la pierre, ni l'agitation, ni même le bourbon dissimulé dans un tiroir de bureau.
Il y avait cette anomalie, a peine discernable mais présente, d'un autre Royaume ou presque...

C'était l'Ombre.
L'Ombre de cette caserne.
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