Un revenir impromptu

Caserne de la Garde De Hurlevent, la nuit.

Il ouvrit l'oeil. Le plafond était celui de la caserne, aucun doute. Il le reconnaissait, partie infirmerie. Etage. Quel jour ? Sortir ! L'air libre ! Non...  rester calme. patience... analyser, d'abord. Où est-il ? Comment va-t-il ?

Les anesthésiants s'étaient estompés lentement mais sûrement. La douleur à l'abdomen se réveillait. Il faudra attendre le prochain passage des factionnaires du service médical. Il n'avait jamais supporté ces bandages de toute façon, ça gratte.

Allongé sur le lit de l'infirmerie, un cauchemar l'avait éveillé. Il se redressa doucement, dans un soupir grimaçant retenu, peut-être pour ne pas déranger les autres infirmes endormis. Il essaya de s'installer en position semi-assise. Le bandage aux motifs de lapins le démangeait déjà. Comme de fait exprès, au même moment sa blessure à l'abdomen rappela sensiblement son existence à son propriétaire par une vive sensation de brûlure, sans l'empêcher pour autant de se redresser. "Après tout ce que j'ai pris, ce n'est pas un putain d'impact de balle qui va m'empêcher de me tenir droit, foutrefoudre..."

Il ruminait déjà à voix basse, méprisant sa douleur, d'une manière et d'un timbre de voix emprunt de fierté qu'il n'avait pas employé depuis des lustres. C'était bon signe.

Et puis, il se disait qu'il pouvait se le permettre, à cet instant personne ne l'écoutait.
Personne ne saurait.

Il observa en silence rapidement les autres alités, un moment.
Un lit capta toute son attention, très vite, quand il se souvint : c'est vrai... il est là. Il est là. Tout va bien. Juste en face. Il va bien.
Expiration. Reflexion...

Une heure passa. Son regard changea de préoccupation.

"Ridicule. Je ne suis pas un famillier..."  

Ses yeux venaient enfin de se poser sur sa propre blessure, recouverte de pansements à motifs de lapins, que la garde Ventis avait trituré quelques heures plus tôt. Ou quelques jours, il ne savait plus exactement; c'est qu' il avait dormi longtemps, bien longtemps... les réveils avaient été vagues, pas gardés en mémoire, peut-être jugés insignifiants par son esprit, comme certains rêves que l'on fait parfois. Les visages des infirmiers, des auxiliaires chargés du dispensaire... tout était flou, car oui, il l'avait bien caché comme il avait pu, mais son corps était épuisé. Pas un moment de répit, pas un seul, il ne s'était rien accordé, depuis que...

Ce qui l'avait conduit ici l'avait achevé. En vérité, ce séjour imprévu dans un lit entouré de soigneurs était un grand bien, pour lui, même s'il ne l'admettrait jamais.
Finalement, son attention bascula sur sa main droite. Les deux anneaux à l'index étaient en place. L'alliance en or terne n'avait pas bougé...
Parfait, tout était sous contrôle. Il laissa son corps redescendre au fond du lit en position allongée, comme on l'y avait laissé.
Il referma les yeux, ou plutôt son oeil unique, qui brillait légèrement d'un éclat citrine dans l'obscurité nocturne de l'infirmerie; l'étrange borgne à l'apparence rustique reparti doucement dans le monde des rêves, rassuré, son chapeau noir au pied du lit toujours imprégné d'une légère odeur de poudre noire, de suie et de poussière granitique, constellation de paillettes de micas sur feutre noir.

Depuis que le garde Roland Watshell avait apporté une lanière de cuir, de quoi écrire et du support papier à l'infirmerie, un bruit de fond s'invitait régulièrement et se faisait entendre, discret, à l'étage.
Scrrch scrrrh scrrrrh...
Après les passages de routine des factionnaires rattachés à l'infirmerie de la caserne, toujours le même bruissement.

Scrrrh scrh scrrrh...

Certains s'occupaient comme ils pouvaient, sur leurs lits, à défaut de pouvoir sortir. Des grilles de morpions, de jeux de mots et autres anagrammes peu compréhensibles, parfois sans queue ni tête, souvent des plus étranges, la plupart incompréhensibles, fuitaient parfois d'un lit à un autre.

Scrrrh scrrrrh scrrrrh scrrrh.

Le son de fusains qui grattent du papier vierge, plus qu'un simple bruit. Un ronronnement.