Galerie officielle de la Garde de Hurlevent

Sherborne a écrit:Elias Sherborne buvait un verre de rhum en regardant loin derrière la glace du comptoir. Échoué au fond d’un rade miteux comme l’épave d’un navire sur une grève de sable.
L’endroit était presque désert à cette heure pâle de la nuit, qui ne tarderait pas à s’étirer sur le petit matin. Mais l’on pouvait encore sentir les effluves de l’alcool consommé à outrance. Et percevoir, à s’y méprendre, comme figé dans l’air ambiant, le flot des paroles éméchées d’une clientèle un peu braillarde. Seuls quelques ivrognes notoires demeuraient avant qu’on ne les foute à la porte. Parmi ces âmes hébétées, le mercenaire chauve picolait en silence. Il portait une gambison par-dessus une chemise enfilée à la hâte, et un chapeau noir à ample bordure était posé sur le bar, à portée de main. Tout en lui respirait une négligence pataude. Ses frustes débraillées et sa barbe hirsute. Le chaume naissant qui mangeait ses joues creuses. C’est qu’il se laissait un peu aller, le bougre.

Le tavernier passait un coup de chiffon paresseux sur les derniers verres à nettoyer, avant qu'il ne s'approche de votre serviteur. C'est à la lueur d'une chandelle disposée non loin qu'il put mieux discerner la figure burinée de son client. Un être aigri, plein de fiel et de souffrance. Planqué derrière un verre de rhum qui lui servait de cache-misère.
Il avait dans l’œil le tranchant hagard des regards insomniaques. Le grain égaré des esprits perturbés. Pour ne rien arranger, et faire pleurer dans les chaumières, des cernes violacées témoignaient de son état de fatigue. Pourtant, toujours ce même rictus sardonique au coin des lèvres, douloureusement figé. Un peu comme un masque qui ne veut pas tomber.


« Un dernier pour la route, Sherborne ?
-J’vais me contenter de celui-là. Il faut être raisonnable, parfois.
-Voilà qui te ressemble pas, tiens. Elle est où, ta rengaine habituelle ?
-Va falloir être plus précis, mon gars. Tu sais, il m’arrive de tenir un sacré crachoir. Alors des rengaines, j’en ai tout un arsenal en stock.
-La fin du monde, « tout va bientôt péter, » tout ça… C’est que tes délires penchent pour l’apocalypse, ces derniers temps.
-Il faut pas m’écouter. Des conneries, j’en déblatère à longueur de journée. Et certaines sont du genre gratiné. La fin du monde ? Qu’est-ce que je peux bien en savoir, moi ? Je dis ça juste pour me faire mousser un bon coup. Histoire d’amuser la galerie. Et impressionner de la gueuse pas trop futée, à l’occasion.
-Drôle de technique.
-Tu devrais essayer, ça marche plus souvent qu’on le croie.
-Je suis trop vieux pour ces bêtises. Et puis, si ma femme apprenait que je faisais la cour aux oiselles, c’en serait fini de ma vieille carne.
-J’envie pas ton sort, mon vieux. Une femme aimante, deux mouflets adorables. Sans compter ton indécrottable bonne humeur.
-C’est vrai que le tiens est plus enviable. Seul, grabataire et malheureux ?
-J’crois pas que ça soit un tel sort qu’on me réserve.
-Quoi alors ?
-J’avais autre chose en tête.
-Ah, je sais. Tu vas partir dans un grand coup d’éclat ? Un élan de bravoure, un sacrifice honorable? Tous les jeunes guerriers rêvent de ça. C'est un peu puéril, non? Grandis un peu, que diable !
-Non, rien de ce genre-là. J'suis pas un héros. Et je l'ai jamais été. Non, j’ai déjà vu ma mort. Et ça n’y ressemble pas. Je rendrais les clefs tout autrement.
-Tu fais un sacré devin. Et comment tu vas canner, alors, dis ? »

Aucune réponse ne vint. Toutefois, un sourire sans joie affleura sur le visage abimé du mercenaire, avant qu’il n’achève le fond de son verre d’une traite assassine. Un clin d’œil et il se détachait du comptoir, sans un mot, pour quitter l’établissement. Et, au moment de passer la porte et se perdre dans l’enfilade de venelles enténébrées du vieux quartier, une confession amère se fit entendre. Presque en sourdine, étouffée par un souffle rauque, altérée par une langue pâteuse d’ivresse.  

« Comme un chien. »

Discours entier de l'Evêque Valdelmar: