Le Livre de Raison d'Albert Persil

Hurlevent, le 25/01/46

Quels changement peuvent s'accomplir dans une vie en quelques petits mois ! Hier encore, il me semblait que le monde Entier me tendait les bras mais à présent, alors que je brosse mon insigne de Recrue pour qu'il soit bien joli, j'ai l'impression de ne pas connaître grand-chose et d'en comprendre encore moins.
Je dois pourtant être un Homme Fait, car me voici affecté à la Garde de Hurlevent. Comme Mère-Grand aurait été contente ! Ainsi qu'il sied à un gentilhomme, je débute donc la rédaction de mon Livre de Raison, afin que mes héritiers et les générations futures puissent Bénéficier de mon expérience et de mon vécu, et ne pas reproduire les erreurs dont je me rendrai coupable.

Que de travail ! Que d'efforts en perspective ! Car je vois bien maintenant qu'il m'appartient de prendre les rênes de ma destinée et de m'appliquer à arrêter de passer pour un con présenter au Monde toutes les apparences de la sagesse et de la pondération. La Capitaine Koen a su trouver les mots pour me faire voir la vérité de cette ligne de conduite, et je n'aurai de cesse de m'y appliquer jusqu'à ce que le modeste nom de "Persil" résonne dans le Monde entier, paré de tous les attraits des Vertus que la Sainte Lumière chérit.

Que de différences entre ce régiment et celui que j'ai découvert lors de mon affection aux Carmines ! Le sérieux et l'application de mes camarades, la tenue exquise des lieux et des choses me remplissent d'admiration, et peut-être même d'effroi, car je crains par-dessus tout de ternir la réputation du régiment par une maladresse. Mais je ne perds pas espoir et je m'efforce d'exceller en tout ce qu'il est en mon pouvoir de faire, car Mère-Grand se plaisait à dire que lorsqu'on n'a pas de tête, on a des jambes, et j'espère qu'à force de courir mes jambes rattraperont ma tête.

La solde qui nous est allouée me mettra à l'abri du besoin, ce qui prouve la magnanimité de notre bon Roy, et j'ai bien cru défaillir la veille quand le pantalon que j'ai acheté pour l'entretien s'est mis à craquer sous l'effort de tous ces tours de terrain. Heureusement, je n'aurai plus à craindre de telles mésaventures tant que je servirai sous le Tabard au Lion d'Or, et je compte bien retenir une partie de ma première solde à l'intention d'un Bon Tailleur, car il ne sera pas dit qu'Albert Persil tournera la Garde en ridicule par son apparence.

Ainsi s'achève la première page du Livre de Raison d'Albert Persil, car je dois reprendre mes exercices d'épée de plus belle, afin d'être prêt à en découdre si jamais le Mal (qui a mille visages et guette toujours derrière l'homme de Bien) venait à croiser le chemin de ma patrouille.

Albert Persil

Hurlevent, le 31/01/46

Alors que je reprends la rédaction de ce livre, je suis frappé par l'utilité qu'un ouvrage semblable aurait pu avoir dans ma propre éducation, car il me semble avoir des années d'ignorance à rattraper. J'ai reçu cette semaine de touchants compliments dans une situation où il me semblait n'avoir absolument rien fait, pour aussitôt après me faire vertement corriger pour une insolence que j'ai commise en pensant agir au mieux, et je crois bien ne pas avoir fermé l'oeil de la nuit, tant l'humaine nature et les périls qui menacent celui qui veut s'engager dans un chemin de droiture et de vertu me paraissent insondables et changeants.

Je crois avoir mis le doigt sur une distinction importante, que je vais partager ici à l'intention de mes héritiers, ou tout autre lecteur qui tomberait en possession de cet ouvrage, fut-il animé d'intention bonnes ou mauvaises (et dans le dernier cas, prends garde, gredin, car les faits de haute moralité que rapportent cet ouvrage pourraient bien te faire revenir dans le droit chemin !) : honnêteté et respect sont deux vertus cardinales de l'homme de bien, mais la pondération avec laquelle on en use est toute aussi importante, car à dire ce qu'on pense à tort et à travers, on en vient à se rendre indigne de l'estime de ses aînés.

Ainsi, de tel usage que vous ne comprenez pas, plutôt que de dire "Voilà qui ne saurait être correct !", dites : "Comment cela se fait-il ?", et témoignez en toutes choses que vous ne connaissez pas à fond d'une humble et respectueuse curiosité - tout vaut mieux, j'en suis maintenant persuadé, que d'être prompt à imputer aux autres une erreur de jugement ou de compétence, quand on ne maîtrise pas soi-même le sujet dont il est question. Je songe fort sérieusement à appliquer au premier degré et en toutes choses le proverbe qui nous enjoint à tourner sept fois notre langue dans la bouche, car il y a un mot pour celui dont l'honnêteté forme un malheureux cumul avec l'ignorance, et ce mot (en fait, il y en a deux), le voici : "un âne".

Ainsi s'achève la deuxième page du Livre de Raison d'Albert Persil, car me voilà qui paye d'une semaine supplémentaire de probation le prix de mes égarements, et je tiens à présent à redoubler d'efforts pour me montrer digne de la chance que l'on m'accorde.

Albert Persil

Hurlevent, le 16/02/46

Deux semaines se sont écoulées, et voilà que je reprends la plume pour consigner mes nouvelles pérégrinations dans le chemin tortillant tortueux de l'existence.

Je fais doucement mon chemin dans les arcanes du métier de Garde, dont je m'efforce de maîtriser les subtilités et les techniques. Je me suis surtout présenté au service de jour dernièrement, où il est vrai qu'il ne se passe pas grand-chose et où je n'ai guère trouvé d'occasions de m'illustrer auprès de mes supérieurs - cependant, je crois qu'en cette décision j'ai fait preuve de sagesse car il me fallait bien encore un peu de temps pour accorder la candeur de mon tempérament aux réalités du terrain, et je fus bien inspiré de me faire discret le temps de mieux apprendre comment me comporter en Garde digne de ce nom.

Moi qui croyais que le perfide bandit et le cruel hérétique guetteraient chacun de mes pas une fois enfilé le tabard Bleu et Or, je fus bien surpris à mon arrivée de découvrir que les fourbes sortilèges de l'Excès de "Premier Degré" me réservaient des tours autrement plus pendables. Désormais que j'ai pris l'habitude (et j'enjoins dans ces lignes mon bon lecteur à faire de même pour son propre profit) de tourner sept fois la langue de mes interlocuteurs dans leur bouche avant de leur répondre, il me semble que mes relations avec le reste de la troupe se sont considérablement améliorées.

Mais qu'il ne soit pas dit que ce métier ne consiste qu'en difficultés et durs labeurs car la machine à café de la Caserne produit un chocolat chaud absolument merveilleux dont je crains de ne plus pouvoir me passer.

Ainsi s'achève la troisième page du Livre de Raison d'Albert Persil, car je crains d'avoir reçu une fournée de petits gâteaux de la bonne mère Grisette, qui fut notre voisine à Grand-Mère et à moi pendant de longues années, et dont les prouesses derrière le fourneau ne furent hélas jamais à la hauteur de sa gentillesse, de sorte qu'il me faut trouver un moyen de détruire le colis sans éveiller les soupçons.

Albert Persil