La table à dessins de la mort fatale.

Quand elle entendait la porte s'ouvrir, elle s'efforçait à présent de paraître occupée à son travail, les coudes campés sur la table à dessin malgré les ecchymoses et les courbatures.
L'air était étouffant et sentait le renfermé; cette odeur lui montait à la tête quand elle restait trop longtemps courbée en deux, aussi se ménageait-elle des courtes promenades, dans la limite que la chaîne lui octroyait.
Ses yeux commençaient maintenant à fatiguer. Elle était habituée à un bon éclairage pour dessiner, mais ici, le gros cierge projetait une lueur trop flageolante, qui faussait les ombres et les contrastes du dessin.
Cela la forçait continuellement à plisser les yeux, et ça devenait douloureux.

Il lui avait promis la vie sauve si elle terminait dans le délai imparti. Sa voix avait été calme, sans tremblotements mais elle ne l'avait pas cru. Elle en savait trop, à présent.
Parfois, la porte s'ouvrait et elle se repenchait sur l'ouvrage. Il venait de temps en temps vérifier l'avancement du travail.
Il ne disait jamais rien, il se contentait de regarder, et de hocher la tête lorsque le dessin avançait à son gout.

Mais tard dans la nuit, quand elle était certaine d'être seule, elle incrustait son dessin de son appel au secours, priant pour que l'Autre ne relève jamais ces infimes marques...
Il se donnait des airs calmes et compatissant, mais elle reniflait clairement le fauve dans le gant de velours. Et c'était très inquiétant.

Il y avait une chose à laquelle elle repensait sans cesse, et qui l'aidait à tenir et à espérer, c'était le sourire du garde, ce soir-là.

Tenir encore quelques jours, et prier pour que son plan réussisse. Prier pour que le nouveau ne soit pas trop crétin et qu'il aie le bon réflexe.
Sinon...

- Vous avez bien travaillé, Ederson... C'est bien.
- Vous avez promis de me laisser partir !
- Soyez patiente, jeune fille, chaque chose en son temps..

L'homme roula soigneusement le plan achevé et l'entoura d'une ficelle. Il cacheta le tout avec le cachet administratif officiel.
Tout devait être parfait.
Ederson se mordillait la lèvre inférieure. L'homme avait longuement regardé le plan, mais il n'avait pas vu le.. message.
Avait-elle trop bien fait ?
Elle était à la fois soulagée, mais se morfondait également à l'idée que le plan n'atterrisse dans les bras d'un ouvrier crétin.

L'homme sortit de la pièce.
Ederson commença à tourner en rond devant l'âtre froide.
Soit il tenait parole et elle allait pouvoir rentrer chez elle et reprendre son travail au Cadastre,
soit il ne tenait pas parole et elle ne reverrait pas Hurlevent.

Ce soir-là, le vent se levait doucement sur la côte.
De lourds nuages passaient sur le bras de mer qui séparait le royaume des terres naines.
L'air était encore froid malgré le printemps.
Ce soir-là, les vagues étaient calmes, comme si elles se gardaient de troubler ce moment.

Ce soir-là, la porte s'ouvrit une dernière fois..

Il s'installa confortablement devant l'âtre.
Une vieille habitude en fin de soirée qui lui permettait de mettre ses pensées du jour en bon ordre, quand les domestiques s'étaient acquittés de leur tâche et le laissait enfin tranquille.

Revisitant les derniers évènements, il était globalement satisfait de l'avancée des différentes actions.
Le chantier avait été correctement redirigé et le Cadastre n'y avait vu que du feu.
Visiblement, cette petite dinde qu'il avait… mis à sa disposition avait correctement dessiné.

Ce n'était plus qu'une question de temps à présent. Ses pièces avaient été placées et il lui restait juste à attendre pour en récolter les fruits.
Il souriait.

La seule ombre au tableau, c'était ce crétin fini de Plasant. Il ne s'était pas présenté au rendez-vous habituel, sans doute trop occupé à se remplir d'alcool bon marché dans une taverne.
Mais soit. Après tout, il n'était pas responsable. Il avait juste donné les ordres et n'avait pas de sang sur les mains.

De toutes façons, qui pourrait prouver quoi que ce soit ?

Il s'était endormi la veille de mauvaise humeur, mais se réveilla ce matin-là frais et dispos. Rien ne lui valait mieux qu'une nuit de sommeil profond.

Comment cela avait-il pu se produire aussi rapidement ?
Selon ses prévisions, son plan admettait un certain pourcentage de risque dû à des imprécisions mineures, mais le danger qui était survenu était au dessus du niveau admissible.

A une heure près, il se serait fait prendre.
Maintenant plus que jamais, il était certain qu'une bonne étoile veillait à sa destinée. Les gardes avaient débarqués une heure trop tard pour lui mettre la main au collier.
Heureusement, la petite dinde avait cessé de respirer en jouant au lustre décoratif.
Rien d'autre ne comptait.

Plasant n'avait pas réapparu. Tant pis pour lui. Il ne savait pas grand'chose, après tout. L'important était qu'il se taise, mort ou non, loin de la Garde.
Rien d'autre ne comptait.

D'ici quelques mois, les travaux de terrassements seraient terminés, et les parcelles qu'il avait racheté en bordure de la faille, à une bouchée de pain, allaient lui rapporter des ponts d'or.
Des véritables montagnes d'or.
Rien d'autre ne comptait.

L'avenir s'annonçait radieux.

Alors que sa main serrait de plus en plus son verre à cognac, sa mâchoire se serrait à la même mesure.
Il s'était crû à l'abri de ce genre de débordements.
Il s'était toujours imaginé être au dessus de la mêlée infâme, de la populace sujette aux accès de fureur.
Il s'était trompé.

Lors de ses affaires au Donjon, il avait dû réprimé des montées d'adrénaline, des bouffées de sueurs froides en entendant la rumeur qui s'installait.
Vivante, soignée, et bientôt prête à parler ! Cette dinde avait vu son visage et connaissait son nom !
Tout allait s'écrouler à cause d'un défaut dans les rouages de son plan !

C'était intolérable, insupportable, inimaginable !

Il discutait avec ses condisciples de la Maison des Nobles de la reprise économique à venir, maintenant que les choses de la guerre prenaient leur vitesse de croisière, de la stabilité qui allait renaître dans les Marches, à l'ouest, et des affaires qu'on allait bientôt pouvoir y faire, quand tout à coup, son interlocuteur lui annonça, enjoué, que la dinde avait été retrouvée.
Il avait manquer de s'étouffer, et avait dû trouver des ressources inespérées pour masquer son trouble soudain.
Heureusement, l'homme en face était un de ces stupides aristocrates imbus d'eux-même et ne faisant attention qu'aux petits fours dans les réceptions mondaines, il n'avait donc rien vu.
Il était ensuite rentré rapidement chez lui, prétextant quelque affaire privée ne pouvant souffrir de délai, et s'était enfermé dans le petit salon.
Il s'était servi un cognac en tremblant, espérant que ça le calmerait.
Ca ne le calmait pas.

Il fallait à tout prix redresser le cap, sinon tout allait être perdu.
Demain, il allait effectuer une petite descente dans les bas-quartiers.

Un obstacle se surmontait quand on y mettait le prix.
Et sa bourse était encore bien remplie.

C'est assez inquiète que la jolie Ederson aura suivi le lieutenant Stolen jusqu'aux geôles.
Elle redoutait ses propres réactions à se retrouver devant son tortionnaire, si c'était bien sur lui que la Garde avait enfin mis la main au collet.
Il lui avait donné une capuche pour se protéger, et elle l'en avait remercié, même si la capuche sentait fort des odeurs de bêtes.

Elle avait gardé la tête baissée, évitant de regarder les cellules qu'ils dépassaient, et les mains des prisonniers qui se tendaient en poussant des cris bestiaux et des "Hé, tu viens jouer avec moi, poulette ?" ou des "Je la prends en premier, Lieutenant!"
Le lieutenant la mena devant une cellule au fond du couloir, là où les ombres sont plus lugubres et lui demanda à voix basse de bien le regarder.

Pauline Ederson recula d'instinct en apercevant l'homme. Le souffle coupé, elle fut assaillie par les souvenirs des jours qu'elle avait passée dans cette pièce délabrée.
La stature, le bracelet, la barbiche.. et ce regard. Tout revenait.
Engelbert Teronce, en apercevant Ederson vivante devant lui, malgré la pénombre et le maintien naturel que son éducation lui avait procuré, fut pris d'un violent spasme nerveux. La rage afflua et il ne put cacher un serrage de mâchoire et un tremblement du menton.
Il regarda Ederson au plus profond des yeux, cherchant par là à lui menacer monts et merdaille si elle osait ouvrir ce qui lui servait de bouche !

Un instant, Pauline sentit son coeur vouloir bondir hors de sa poitrine, assénant coups sourds sur coups sourds.
C'était lui, elle en était sûr. Elle le sentait à la peur qui remontait, telle une vague de reflux que rien ne pouvait arrêter.
Bredouillant quelque mot, elle recula encore et chercha le regard du Lieutenant, incapable de prononcer la moindre parole.
Teronce remarqua ce trouble et se mit à sourire, comme un requin devant l'otarie apeurée.
La tension montait dans un sifflement strident, l'air se faisait plus froid et même les araignées des geôles retenaient leurs souffles.

Alors que le Lieutenant Stolen allait rassurer d'un bon mot la fonctionnaire, elle laissa un lugubre mot, qui plana quelques instants dans le silence règnant :
- C'est lui..

Teronce perdit son sourire. Son regard se fit meurtrier. Sa voix, glaciale, menaçant Ederson :
- Vous avez fait la plus grosse erreur de votre vie, ma chère.

Pauline Ederson baissa les yeux, consciente à présent que si cet homme parlait à qui que ce soit à l'éxtérieur de la caserne, sa vie allait prendre un mauvais tournant.

Alors que le lieutenant Stolen la menait devant une autre cellule, lui présentant un homme qu'elle n'avait jamais vu auparavant, elle le lui indiqua à demi absente, sentant encore le regard aigu du comte Teronce sur sa nuque, comme autant de promesses à venir.