Quelque chose de mort

Il avait vu revenir Thêmys Recellson, inerte, le teint livide et le dos en sang, transportée sur les épaules d'une garde comme un sac de marchandises. C'était à cet instant précis que quelque chose était mort dans le cœur de l'elfe de la nuit.

Aucune lumière ne pouvait filtrer à travers les murs de pierre, de sorte qu'il était impossible de dire s'il faisait jour ou nuit. Les geôles se trouvaient sous terre, et Kaeril Brisechêne avait fini par perdre la notion du temps, peut-être plus tôt qu'il ne l'avait estimé. On déposa Thêmys au pied de sa cellule, puis on attacha de nouveau l'humaine à ses fers. Kaeril tira sur ses propres liens avant de rapidement abandonner cette idée. C'était inutile. D'abord ils étaient trop solides même pour lui, et puis à quoi bon ? Pour être percé d'un carreau d'arbalète juste en haut des escaliers ? "La Garde n'est pas ton ennemi, se rappela-t-il intérieurement. Rien qu'un obstacle de plus avec lequel composer. »

Sans doute avait il mérité de se trouver ici. Les faits qu'on lui reprochait, après tout, étaient avérés -encore qu'il pût discuter le terme de "blessures volontaires" pour avoir giflé quelqu'un qui ne l'avait certainement pas assez été dans sa vie. Pourtant, il ne regrettait rien. Ou plutôt, il regrettait de ne pas avoir eu d'autre choix. Quelqu'un devait découvrir la vérité sur Mademoiselle J. Il fallait faire la lumière sur les agissements de cette femme mystérieuse, à n'importe quel prix. Il y avait trop de coïncidences pour rester les bras croisés. Et puisque personne à la Garde n'avait voulu prendre ses avertissements au sérieux, aveuglés qu'ils étaient tous par leur obsession des rapports, papiers et autres parchemins, incapables de comprendre l'angoisse qui étreignait l'elfe de la nuit jusque dans ses tripes, cette tâche ne pouvait revenir qu'à deux personnes en ville : Rislon Milloin et lui-même. "Si Mauvais Présage avait vraiment été derrière tout ça, souffla-t-il à voix basse, personne ici n'était plus en danger que lui et moi".

On écrivit quelque chose dans un registre, puis Kaeril Brisechêne se trouva à nouveau seul. Thêmys gisait inconsciente sur le sol de sa propre cellule, les autres prisonniers dormaient pour la plupart. On ne lui avait pas adressé plus qu'un regard lourd avant de faire claquer la grille de fer à l'entrée des geôles et remonter l'escalier.

Ce fut là, à cet instant et dans cette cellule froide et humide, que le fait lui apparut, éclatant de vérité. Six mois passés à Hurlevent venaient d'anéantir douze années d'espoir que l'elfe avait passées à bâtir sa confiance dans l'humanité. L'être humain ne représentait pas l'avenir d'Azeroth, ni même un idéal à suivre. Il était certes passionné et guidé par l'ambition, il était jeune, dynamique et adapté à ce monde, mais pas uniquement. La perfidie, l'arrogance, le mensonge et l'orgueil faisaient aussi partie de lui, de façon bien plus répandue que Kaeril ne l'avait cru. Il avait vu de ses propres yeux les bassesses auxquelles tous et toutes, à Hurlevent, se livraient sans états d'âme pour arriver à leurs fins, et cela le dépassait tout à fait. Certes, il y en avait en qui il pourrait encore placer sa confiance. L'elfe de la nuit avait passé les dernières années à combattre auprès d'hommes et de femmes qui étaient, pour la plupart, animés par une vertu des plus sincères. Sans doute était-ce pour cette raison qu'il lui avait fallu autant de temps pour découvrir les travers de l'âme humaine, et à présent, il regrettait amèrement d'avoir été si enthousiaste, si naïf.

Tout en se maudissant d’avoir été aussi longtemps bercé d’illusions, il se jura qu’on ne l’y reprendrait plus. Il lui fallait quitter cette ville au plus vite, avant que sa peur de Soliel Ombre-d’Or ne le pousse à tuer quelqu’un.