Attentat sur le Chancelier

Il était cinq heures du matin et une fine bruine mouillait les pavés de la ville, apportant avec elle le début de l'automne.
Une armure sombre déambulait dans le quartier nain, une flamme sur son tabard et le parfum d'une femme sur sa peau.
Cela faisait presque un an qu'elle reproduisait le même manège, errant nuitamment, une main sur son arme, à la recherche d'une mauvaise rencontre à faire. L'occupant de l'armure en avait fait quelques unes au début, qui étaient reparties en y laissant des Plumes, ou n'étaient pas reparties du tout. Légitime défense. Puis il était devenu comme ces mendiants qui font s'écarter tout le monde autour d'eux sans qu'on ne les remarque pour autant.
Nayar appelait cela un champ de "Pas mon problème", une forme d’invisibilité mineure maîtrisée par les gens frappé par le malheur ou la tristesse.
Une partie de lui espérait toujours que l'un des habitants nocturnes d'Hurlevent prenne son courage à deux mains, tente sa chance, et réussisse.

Mais la vérité, c'est que cela faisait bien longtemps que l'homme qu'il fût était décédé. Ce qu'il représentait. Il avait tout trahi, tout vendu, il s'était donné à trop et n'avait rien gardé. Certains s'en amusaient, d'autres avaient pitié, et les derniers, les quelques uns, les seuls qui comptaient, ceux-là, il les avait déçus. Plus personne n'attendait rien de lui.

A cette pensée, une silhouette rouge le bouscula.
Quelque chose de bleu brillait dans la nuit et roula à ses pieds.
Puis un son aigü vrilla ses tympans et tout devint pourpre.
Puis ses jambes se dérobèrent et tout devint blanc.
Puis le sol le heurta et tout devint noir.



Il était au bord de l'océan. Il ne savait pas lequel. Mais il y avait du sable à perte de vue et de l'eau qui dans l'horizon se mélangeait au ciel. Tanaris, peut-être ?




«Hélà ! Citoyen ! A genoux, mains sur la tête !» cria un des membres de la patrouille, avant de se mettre en chasse, accompagné d'un confrère, pendant que les deux autres se précipitaient au secours du blessé. Rôdé aux criminels d'Hurlevent, et moins incompétent que ce que le commun aimait à penser, ils coururent sur les pavés, suivant la silhouette dans les méandres du quartier nain sans se laisser distancer malgré les embûches qu'elle semait sur leur chemin, allant du seau d'aisance bousculé d'un coup de pied pour aller se renverser sur les pavés aux badauds nocturnes bousculés en passant par les étalages abandonnés que la silhouette traversait d'une glissade gracieuse ou d'un saut agile, menant les deux factionnaires dans un cul-de-sac.

Le Caporal Grumeau, approcha du fuyard et posa la main sur sa manche.

«Citoyen, vous êtes en état d'arrestation. Je vous invite à me présenter vos poignets sans faire d'histoire ou moi et mon pote on vous saigne dans le feutré avant de vous balancer dans les canaux. Faudrait voir à pas prendre les oies pour des canards sauvages.»

Alors la robe et son contenu se volatilisèrent sous ses yeux, ne laissant qu'un bout d'étoffe déchirée dans son gantelet et son collègue fort perplexe.

«Foutu mage. J'ai jamais pu les encadrer. Vu que vous en avez pas foutu une rame, c'est vous qui écrirez le rapport, hein.
-Hé, les gars, dit le troisième factionnaire venu en renfort, c'est le Chancelier qui vient de se faire dégommer.
-Par Uther, t'es sérieux  Smith? On fait quoi du coup ? Disparaître le cadavre ?
Le factionnaire Wesson n'avait pas exactement la conscience professionnelle chevillée au corps.
-Ah non mais c'est pas un cadavre, hein, il respire encore. Comme un soufflet de forge, même.
-Vous voulez faire disparaître le cadavre d'un Chancelier, Soldat Wesson ? Du coup je me demande, être con comme un manche, c'est naturel chez vous ou c'est la pleine lune ? Y'a marqué "Guet Urbain de Hurlevent" ici, pas "Gitan Forain de Sombrelune" ! aboya-t-il en désignant son insigne.
-Ben faut dire, Caporal, que si on apprend que le Chancelier s'est fait tomber dessus pendant qu'on "inspectait" la taverne, on va passer pour de grosses buses, Caporal.
-Moi je pense toujours qu'il faut faire disparaître le cadavre, chef.
-Mais puisqu'on te dit que c'est pas un cadavre ! Tu m'écoutes oui ou non ? S'il respire encore c'est pas un cadavre, merde !
-Et moi je te dis que si on le termine et qu'on le balance dans les égouts, ni vu ni connu, ça sera un cadavre en bonne et due forme.
-Bon alors, premièrement, passer pour une grosse buse, c'est plus ou moins votre spécialité depuis quinze ans, alors ça m'étonne un peu de voir que ça vous défrise ce soir en particulier. Et deuxièmement, le prochain clampin qui parle de faire disparaître un cadavre, je lui colle une avoine. Là, comme ça, en pleine rue. Vous commencez sérieusement à me courir sur le haricot.»

La nuit allait être longue.




Des mains douces se posèrent sur ses épaules. Le sel des embruns se mêla au sucre du miel un instant tandis qu'il se retournait pour croiser les yeux crépusculaires de la seule autre habitante des lieux.
«Si vous voulez partir d'ici, il vous suffit de vous lever et de marcher à l'opposé de l'océan. Il y a du monde qui vous attend, dehors, Porte-Flamme.»
Et il n'y avait qu'elle qui l'appellait "Porte-Flamme" de cette manière.
«Pourquoi partir d'ici ? J'y suis bien. Je pourrais y passer l'éternité, Major.»
Et il n'y avait que lui qui l'appellait "Major" de cette manière.
Du moins, c'est ce qu'il pensait.

Le Chancelier Al-Rakim fût retrouvé par des factionnaires dans un état déplorable, le corps disloqué par une décharge arcanique puissante et amené au premier établissement de soin qui voudra de lui.

Julyne s'empressa de prévenir les internes à l’hôpital, ce fut le branlebas de combat pour le maintenir en vie à dans une chambre de Montgomery.
La prêtresse fit prévenir qu'il y avait là une urgence en pleine nuit, et elle s'activa ardemment pour lui prodiguer les premiers soins...puis des soins plus conséquents, il n y avait pas une minute à perdre.
Pendant des heures elle s'échina à psalmodier, ses mains s'auréolaient d'une lumière intense et réparatrice.

"Pas question qu'il meure entre mes mains, trop de morts...beaucoup trop..."

Ses os étaient brisés, il ne parlait plus, ne bougeait plus...Même la Lumière n'arrivait plus à réparer l'irréparable. Pourtant elle s'acharna toute une nuit, jusqu'à ne plus avoir de forces pour tenir sur ses jambes. Son bâton même était brûlant, et ses paumes usées par la chaleur et l'agressivité des soins.

A l'aube il était vivant, mais elle-même aurait hésité à le laisser mourir...pourtant elle n'en fit rien et se laissa retomber aux pieds du lit, à bout de force. Elle ne le connaissait pas...mais une vie était une vie.

Karven s'extirpa de sa torpeur en entendant l'annonce, plusieurs fois répétées vu la gravité des faits, dans son communicateur.
Quelle heure était-il ? Cinq, six heures ?
Il glissa à bas de sa couchette, sautant sans attendre dans ses bottes tout en donnant des ordres clairs, mais brefs, dans le petit objet niché au creux de sa paume.
Parant rapidement ses effets, en négligeant les plus encombrantes des pièces de son armure, il mit quelques minutes à quitter la caserne avec une patrouille de gardes réveillés tout comme lui à la hâte ; il convenait de sécuriser les lieux, établir un périmètre, pour les premières constatations d'usage.

L'urgence, cependant, n'était pas là : Il fallait s'occuper du Chancelier/Porte-Flamme. Ce dernier, dans un piteux état d'après les rapports oraux des patrouilleurs, fut mené par grand train jusqu'à Montgomery sur ordre du Capitaine. Avant cela, Karven lui arrache son tabard en lambeaux. Sur une civière, les soldats de Sa Majesté gravirent la rampe devant la bâtisse afin de confier l'homme gravement blessé à qui-de-droit.
Là, des gens alertes et qualifiés lui apporteraient des soins d'urgence. Des soins Lumineux, sachant l'homme - Paladin de son état - sensible à telle magie ; c'était là l'occasion de le sauver.

Le sort d'Al-Rakim était en suspens ; les soigneurs feraient de leur mieux.
Demeurait cependant le sort du responsable de pareille attaque.

Karven écouta le rapport des patrouilleurs arrivés les premiers sur les lieux ; le Caporal Grumeau, Smith, Wesson et consorts.

« Silhouette rouge. Agile et leste. Bombe de mana ? Bombe de mana. Téléportation ? Transfert ? Disparition ? Nous verrons bien. »

A ces mots, Karven donna quelques directives dans son comm', et quelques instants plus tard, c'est le Sergent Roland Watshell, mage de son état, qui arriva sur les lieux. Partout en ville, les patrouilleurs furent mis au courant de la description de l'agresseur. On le rechercherait. Sans doute en vain, mais on le rechercherait.

C'était encore tout frais ; les résidus d'arcanes devaient encore stagner ça et là, aux alentours. Et sur d'autres choses également.
Il demeurait ce morceau d'étoffe, arraché à son propriétaire par la main gantée de plates du Caporal Grumeau. Et le tabard d'Al-Rakim, ravi par Karven avant qu'on ne porte le blessé jusqu'à l'Hôpital.

« Sergent Watshell, analysez moi ça. Les particules d'Arcanes sur l'étoffe, aux alentours. Et sur ça. » Le Capitaine s'écarta de son subordonné pour le laisser officier en paix, après lui avoir confié le tissu en lambeaux aux couleurs d'Al-Rakim.

Le borgne balaya les alentours de sa prunelle grise, alerte et perçante. Peut être le bougre était-il là, tapis quelque part, à les observer.
La Garde de Hurlevent ferait ce qu'il faut pour le retrouver.

Sous le gibus, toujours aussi noir que l'overcoat du gilnéen, un rictus. Un sourire bonhomme, sincère et rayonnant, sourcils légèrements ré-haussés. La patrouille passa devant cette haute-couture gilnéenne avec une civière qui passait pour contenir la haute-fonction hurleventoise.

Quelques instants après leur passage, peut-être frappé de l'esprit d'escalier, il souffla tout naturellement : 

"Y avait qu'à d'mander."

Puis son sourire s'émoussa. Le joyeux rictus plissé devint bouderie enfantine.

"Shit. Et mon rendez-vous alors - fi - aucun sens des responsabilités."

Le sourire lui revint, après quoi Recellson s'en retourna au 221,  sautillant sur un rythme de jeune écolier tandis que sa canne traçait de jolis cercles dans l'air.