Garde Broadus

Broadus était sans doute considéré comme l'archétype du soldat bas du front. C'était faux, et comme beaucoup de gens un peu insomniaques, il pensait beaucoup à sa vie avant de s'endormir, dans son petit appartement de la vieille ville.

La chape de plomb qui avait recouvert la caserne après la mort de l'épouse Stolen mettait Broadus dans une situation embarrassante, qu'il avait déjà connu auparavant. Celle d'être entouré de gens endeuillés et de ne pas se sentir concerné. Il avait pourtant vu de ses propres yeux les cadavres d'Escarina, de son père et de leurs deux domestiques, mais il ne ressentait pas grand chose. Broadus se sentait un peu triste pour ces gens et pour le capitaine Stolen, mais rien ne le liait à sa femme si ce n'est leur allégeance à la Couronne, et il avait déjà perdu suffisamment de compagnons d'armes en Norfendre et au cours de la dernière guerre contre la Horde pour ne plus être choqué par de telles pertes.

Plutôt que de feindre le désespoir, il restait sobre face aux plus endeuillés parmi ses compagnons. Cette "Clef" - quel surnom étrange - lui rappelait qu'il n'y a pas si longtemps, les Défias jouissaient d'une certaine popularité dans la vieille ville, à défaut de s'être attirés les faveurs des paysans et des habitants des provinces alentours. Quel chemin il avait parcouru depuis son enfance dans ce quartier décrépi, vestige de l'ancienne capitale ravagée par la Horde noire. Il était à présent garde, après avoir combattu dans l'armée du Roi, mais il aurait bien pu être tout autre chose. Si à 12 ans on lui avait demandé de faire un choix entre les coups de savate de son père et l'argent facile qu'étalait les petites frappes de la vieille ville, souvent affiliés aux hommes à masque rouge, il n'aurait pas hésité longtemps. Mais il n'avait pas eu ce choix de toute façon, et bien que c'était difficile pour lui de se l'avouer, il avait été plus payant pour lui d'être sévèrement surveillé par ses parents que de rejoindre nombre de ses amis d'enfance, beaucoup aujourd'hui morts, la plupart en prison ou en fuite, empêtrés dans de mauvaises combines.

Broadus fronçait les sourcils à ces pensées. Avait-il vraiment évité les mauvaises combines ? Il s'en voulait de se mentir ainsi à lui-même. Il fallait regarder la vérité en face : sa vie l'avait rendu cynique plus vite que les autres. Il n'avait pas évité les mauvaises combines, il avait juste évité de se faire prendre. Ses envies de combat, d'évasion, d'échappatoire... D'argent même, il les avait assouvies dans l'armée. Au-delà de l'image de sainteté qui recouvrait l'armée de l'Alliance, les abords des camps militaires étaient parfois le théâtre d'étranges scènes et de tractations souvent douteuses. Sans la vente de cette sculpture mogu à un collectionneur, il n'aurait sans doute pas pu s'acheter le une pièce qu'il occupait actuellement. Et ce simple logement représentait déjà beaucoup pour lui.

C'étaient les récits, sans doute très embellis, remplis de combats et de butin de guerre des vétérans qui écumaient parfois son voisinage quand il était enfant qui lui avait donné envie de s'engager. La Couronne passait en troisième place, derrière sa recherche d’exutoire et de situation, malgré tout le respect qu'il essayait d'avoir pour le royaume.
Mais que faisait-il dans la garde, coincé entre le cadavre du sergent Stolen et le sympathique mais complètement naïf Flytherson ? Il n'aurait pas pu continuer dans l'armée, pas dans l'immédiat de l'après-guerre en tout cas. Il avait été un des premiers à être démobilisés, ses officiers directs soulagés de se débarrasser de lui sans doute. Il avait pourtant combattu aussi bravement que les autres, que ce soit contre la Horde, les horreurs du Fléau ou le mal insidieux des shah, encore source d'amères souvenirs qu'il gardait pour lui.
La carrière de mercenaire semblait toute tracée, lui qui avait tant envie d'aventure et tout ce que cela comporte. Mais pourtant, c'est vers la garde qu'il s'était tourné quelques semaines à peine après son retour dans la capitale. Il avait postulé sans trop savoir pourquoi, peut-être guidé par le besoin de se poser, au moins un ou deux ans. C'était ce qu'il se disait du moins, mais au fil des mois, force était de constater qu'il se sentait parfois un peu éloigné de ses compagnons. Le soudard reprenait souvent le dessus sur lui. Le regrettait-il ? Non. Le martinet de son père lui avait appris à ne pas flancher, et il ne devait rien à personne.

Il avait surtout craint s'être enfermé dans une institution de grattes-papier, dans une situation austère. Broadus constatait pourtant que ce n'était pas le cas. La garde aussi avait du potentiel. La garde aussi saurait lui proposer action et bonnes occasions. Il s'agissait juste de se souvenir de ce qu'étaient devenus les petits malfrats de la vieille ville, et de ce que lui était devenu. Il continuerait dans cette voie. Servir le roi était encore une fois loin d'être un sacrifice pour Clayton Broadus.

Les sourcils froncés, Broadus se redressa sur son lit, et tendit sa main vers la table de chevet, empoignant le flacon de potion de sommeil sans rêve - un véritable budget pour lui, ces potions - qu'il bu d'un trait.

Allongé dans son lit, Broadus repensait à l'étrange manœuvre à laquelle il avait participé. Pourquoi déplacer le corps ? Les nécromanciens étaient-ils devenus si puissants qu'ils pouvaient déjouer la surveillance du guet dans le cimetière ? C'était bien vu de cacher la tombe réelle, mais ça sonnait également comme un aveu de faiblesse.

C'était bien la seule impression de faiblesse de sa journée. Il qualifiait volontiers l'enterrement d'ennuyeux et morne, voir de mortel pour faire un jeu de mot facile, mais sûrement pas de faible. ll avait été fort en émotion, en parole et en tempérament. Le capitaine Stolen avait peut-être accusé le coup pour la mort de son épouse, il n'en demeurait pas moins que l'officier semblait toujours déterminé dans sa mission, et avait toujours la tête sur les épaules. Stolen ne semblait pas vouloir d'une simple vengeance grossière. Non pas que Broadus ne comprenait pas le concept vengeance, bien sûr que non, mais, même quand il était directement concerné, il n'aimait pas le talion bête et méchant, aussi étonnant soit-il. Il pensait que quand on était personnellement impliqué, il fallait justement éviter de sombrer dans l'émotivité la plus totale. Il pensait bien que le capitaine n'agirait pas comme un pilote de mécabécane à la recherche du meurtrier de sa petite amie du jour.

Pendant la cérémonie, il avait observé chacun de ses compagnons, tous dignes, quoique certains s'en doute plus endeuillés que d'autres. Trias n'avait pas eu l'air particulièrement impliquée émotionnellement. Il se sentait moins seul. Broadus était capable de beaucoup de brutalité et d'indignité, mais jamais il ne se comporterait mal dans un cimetière. Dans un cimetière humain en tout cas. Il avait ressenti une envie furieuse d'aller arracher le nez de Senanques, qui se trouvait là on ne sait pourquoi, et qui, comme d'habitude, passait son temps à renifler et à jouer avec sa morve, comme un débile mental ou un petit enfant. Cet homme, jusqu'ici, avait eu la malchance de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, il n'avait jamais vraiment posé de problème. Mais Broadus se fichait de ça. Dès qu'il en aurait l'occasion, il irait rajouter le nom de Senanques sur sa liste mentale des gens qu'il cogné en souriant. Le dernier en date était le détenu Al-Rajaa. Il sourit en y repensant. Il avait été malin, il avait pu faire cracher une dent et décrocher la mâchoire de cet insolent sans être blâmé, en prenant les avants et en inventant une tentative d'agression physique dans le rapport. De toute façon, personne n'avait l'air de se soucier de ce qui était arrivé à Al-Rajaa. Broadus n'aimait pas les gens qui faisaient les malins face à lui. La plupart, d'ailleurs, finissaient un jour par le regretter d'une manière ou d'une autre. Senanques cracherait un peu de sang quand l'occasion se présentera. Il y avait eu aussi cet homme, ce brun boiteux, qui avait livré un hommage totalement irréel à l'épouse Stolen. Il n'était pas attristé personnellement par la mort de la jeune femme, mais sans savoir pourquoi, il aurait voulu broyer ce qui restait à broyer dans les jambes de ce gringalet alcoolique. Il lui rappelait peut-être son père.

Broadus se releva sur son matelas, pour s'éponger le front et boire un verre d'eau, posé là sur la table de chevet. Il avait encore inhalé cette potion bleue étrange, qui se vendait fort cher et qu'il avait acheté il y a peu, sur un coup de tête. Les ampoules qui contenaient ce liquide étaient plus que petites, mais ce médicament avait de l'effet. Cela avait sûrement un lien avec la poudre bleue analysée par Watshell. Voilà encore quelque chose qu'il devrait se garder d'apporter à la caserne.
Le produit, en tout cas, l'avait aidé à rester éveillé après avoir déterré l'épouse Stolen. A rester éveillé et en forme, ce qui ne va pas toujours ensemble. En fait, il avait même eu l'impression d'être quelqu'un d'assez exceptionnel. Les effets s'étaient progressivement dissipés après une heure et demi ou deux heures, il n'avait pas trop compté, et la fatigue avait reprit le dessus. Malgré cela, comme souvent, il n'arrivait pas à s'endormir, et repassait dans son esprit les évènements récents.

C'était assez pour aujourd'hui : il se remit au lit, éteignit la chandelle, et chercha à tâtons sa drogue, une potion de sommeil sans rêve, qu'il bu d'un trait. Il arriva à s'endormir.