Tu seras un homme, ma fille.
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Tu seras un homme, ma fille.
Cela fait des heures qu’ils marchent dans la neige, leurs pas crissant sur le sol gelé du petit chemin qui traverse les collines qui entourent et protègent Long Guet, la ville gobeline où ils sont arrivés tôt dans la matinée. Les hommes peinent mais avancent en silence, ils ont l’habitude, même si cette incursion dans le froid piquant des hauteurs de Berceau-de-l’hiver met à rude épreuve ces traqueurs du sud.
Wilfried Koen mène la marche, comme toujours quand il s’agit de sa meute, son clan. Ces hommes sont ses pairs, ceux en qui il a toute confiance, les seuls capables de le suivre, où qu’il aille, où que le mène la traque du jour, les seuls capables de pister la bête, pendant des heures, des jours, des semaines parfois même, sans moufter, sans se plaindre, jamais.
Tout à coup Wilfried stoppe son avancée et lève son poing fermé, les sens aux aguets. Le silence cotonneux emplit le ciel d’un bleu délavé. Sans un bruit, tous s’arrêtent, comme un seul homme, dans l’attente, aveugle mais sereine, du prochain ordre à venir.
Tous, sauf un petit bout de femme qui tombe le nez dans la neige, dans un flop humide à peine audible. Elle avançait derrière, assurant les arrières du groupe, elle n’a pas vu son père s’arrêter, personne ne l’a entendue glisser, sauf celui qui marchait juste devant elle, Milan. Il a juste le temps de se retourner pour la voir affalée, enfoncée dans la neige. D’un seul geste, sûr, condensé et fluide, Matilda se relève, aussi vite qu’elle vient de tomber, peut-être même plus rapidement encore. Elle se redresse et d’un froncement de sourcils indique à Milan qu’il doit se remettre en position, ne pas se préoccuper d’elle. Surtout ne pas gémir, ni se plaindre, ni même exister, si cela est possible. Tâcher d’être transparente, inodore, inaudible, faire corps avec la Nature, devenir animale, végétale, minérale même, et rester en vie.
Depuis le temps qu’elle participe à ces traques menées par son père, elle le sait, si elle se rappelle à son souvenir au mauvais moment, même par un souffle, il lui fera face, bouillonnant de colère, il la frappera sans ménagement, d’une claque sonore et brutale sur sa joue qui en deviendra cramoisie de brûlure, puis il la prendra par la peau du dos pour la jeter dans le ravin tout proche.
Pire, il la laissera crever là, sans aide, sans un regard, sans rien pour se défendre. Elle l’a déjà vécu, se retrouvant au milieu d’une couvée d’énormes œufs verdâtres, au nord d’Un’Goro. Mais elle s’était relevée, elle avait fait face à la gigantesque Matriarche Ravasaure. Une mère monstrueuse qui l’avait clairement identifiée comme susceptible d’être offerte à la becquée. Avec un instinct de survie venu du fond des âges, elle avait bondi, hurlé, fui, aussi vite que ses petites jambes de gamine le lui permettaient, et elle avait survécu. Ses cheveux, devenus blancs sous le coup de la frayeur éprouvée, en attestaient encore.
Ce jour-là, inoubliable et fondateur, avait marqué son entrée dans le monde pourtant fermé des pisteurs du clan Koen. Longtemps elle s’était demandé si son père avait douté d’elle, ou si, plutôt, il avait su qu’elle était prête. Car il n’avait pas hésité lorsqu’elle avait, par inadvertance, manqué sa cible pourtant à distance raisonnable. L’attente, bien trop longue pour une petite fille de douze ans, affamée et épuisée par une matinée dans la jungle moite du cratère, avait eu raison de sa concentration. Son père ne l’aurait pas jetée au milieu des oeufs, elle se serait de toute façon longtemps reproché cette erreur. Mais la réaction de son père, violente et sans appel, l’avait projetée dans le nid, lui insufflant une vélocité animale digne de figurer dans les contes que les anciens du clan se racontaient à la veillée.
A son retour au campement, la meute l’avait accueillie d’un hourra général, immédiatement suivi d’une hilarité qui ne les avait pas quittés de la soirée. Ses cheveux, passés d’un brun sombre très ordinaire à un blanc neigeux plutôt original, l’avait promue au rang de légende vivante. Celle que certains depuis lors surnommaient Panthera, avait, ce jour-là, traversé le rite initiatique qui faisait des garçons du clan des hommes à part entière. Un rite qui avait scellé son destin de traqueuse, à jamais solitaire au milieu des hommes, du moins le pensait-elle.
Tandis que Matilda époussète la neige qui s’est collée sur sa veste de cuir vieilli, Wilfried Koen fait un signe, main ouverte. La colonne se remet en marche silencieuse. Milan tourne rapidement la tête et lui adresse un clin d’oeil amusé. Elle lève les yeux au ciel en secouant la tête, il ne dira rien, elle le sait. Mais il s’en servira pour la charrier en douce, quand ils seront au campement, elle le sait aussi. Le géant est nouveau, dans la meute, et il dénote au milieu des autres. Pas tellement parce que son physique de fils de titan lui donne l’air d’un loup au milieu d’un troupeau d'agneaux, mais parce qu’il est bien le seul à la regarder, la regarder vraiment, comme aucun homme ne l’a jamais regardée. Une attitude que Matilda n’identifie pas, ne comprend pas. Danger, menace, fuite, ou au contraire attirance et abandon ? Impossible pour elle de le déterminer.
Arrivés au refuge de Pluie d’Etoiles, la meute se disperse pour faire quelques achats en prévision du campement du soir. Ils ne vont pas s’éterniser dans cette auberge pourtant accueillante. Pas question de se ramollir, a gueulé le père Koen. Ce soir ils camperont plus au Nord, au milieu des Chimères Noroit dont la notoriété de tueuses a largement dépassé les contrées du nord. Demain, ou peut-être dans une semaine, ils captureront celui que les locaux nomment Griffe-Glace, un traqueur sabre-de-givre, à la crinière bleutée qui se fond dans le paysage à la nuit tombée. Mais en attendant, pas question de se laisser aller à rêvasser. La traque est une ascèse, un chemin d’apprentissage, un sacerdoce. Un choix de vie.
Wilfried Koen mène la marche, comme toujours quand il s’agit de sa meute, son clan. Ces hommes sont ses pairs, ceux en qui il a toute confiance, les seuls capables de le suivre, où qu’il aille, où que le mène la traque du jour, les seuls capables de pister la bête, pendant des heures, des jours, des semaines parfois même, sans moufter, sans se plaindre, jamais.
Tout à coup Wilfried stoppe son avancée et lève son poing fermé, les sens aux aguets. Le silence cotonneux emplit le ciel d’un bleu délavé. Sans un bruit, tous s’arrêtent, comme un seul homme, dans l’attente, aveugle mais sereine, du prochain ordre à venir.
Tous, sauf un petit bout de femme qui tombe le nez dans la neige, dans un flop humide à peine audible. Elle avançait derrière, assurant les arrières du groupe, elle n’a pas vu son père s’arrêter, personne ne l’a entendue glisser, sauf celui qui marchait juste devant elle, Milan. Il a juste le temps de se retourner pour la voir affalée, enfoncée dans la neige. D’un seul geste, sûr, condensé et fluide, Matilda se relève, aussi vite qu’elle vient de tomber, peut-être même plus rapidement encore. Elle se redresse et d’un froncement de sourcils indique à Milan qu’il doit se remettre en position, ne pas se préoccuper d’elle. Surtout ne pas gémir, ni se plaindre, ni même exister, si cela est possible. Tâcher d’être transparente, inodore, inaudible, faire corps avec la Nature, devenir animale, végétale, minérale même, et rester en vie.
Depuis le temps qu’elle participe à ces traques menées par son père, elle le sait, si elle se rappelle à son souvenir au mauvais moment, même par un souffle, il lui fera face, bouillonnant de colère, il la frappera sans ménagement, d’une claque sonore et brutale sur sa joue qui en deviendra cramoisie de brûlure, puis il la prendra par la peau du dos pour la jeter dans le ravin tout proche.
Pire, il la laissera crever là, sans aide, sans un regard, sans rien pour se défendre. Elle l’a déjà vécu, se retrouvant au milieu d’une couvée d’énormes œufs verdâtres, au nord d’Un’Goro. Mais elle s’était relevée, elle avait fait face à la gigantesque Matriarche Ravasaure. Une mère monstrueuse qui l’avait clairement identifiée comme susceptible d’être offerte à la becquée. Avec un instinct de survie venu du fond des âges, elle avait bondi, hurlé, fui, aussi vite que ses petites jambes de gamine le lui permettaient, et elle avait survécu. Ses cheveux, devenus blancs sous le coup de la frayeur éprouvée, en attestaient encore.
Ce jour-là, inoubliable et fondateur, avait marqué son entrée dans le monde pourtant fermé des pisteurs du clan Koen. Longtemps elle s’était demandé si son père avait douté d’elle, ou si, plutôt, il avait su qu’elle était prête. Car il n’avait pas hésité lorsqu’elle avait, par inadvertance, manqué sa cible pourtant à distance raisonnable. L’attente, bien trop longue pour une petite fille de douze ans, affamée et épuisée par une matinée dans la jungle moite du cratère, avait eu raison de sa concentration. Son père ne l’aurait pas jetée au milieu des oeufs, elle se serait de toute façon longtemps reproché cette erreur. Mais la réaction de son père, violente et sans appel, l’avait projetée dans le nid, lui insufflant une vélocité animale digne de figurer dans les contes que les anciens du clan se racontaient à la veillée.
A son retour au campement, la meute l’avait accueillie d’un hourra général, immédiatement suivi d’une hilarité qui ne les avait pas quittés de la soirée. Ses cheveux, passés d’un brun sombre très ordinaire à un blanc neigeux plutôt original, l’avait promue au rang de légende vivante. Celle que certains depuis lors surnommaient Panthera, avait, ce jour-là, traversé le rite initiatique qui faisait des garçons du clan des hommes à part entière. Un rite qui avait scellé son destin de traqueuse, à jamais solitaire au milieu des hommes, du moins le pensait-elle.
Tandis que Matilda époussète la neige qui s’est collée sur sa veste de cuir vieilli, Wilfried Koen fait un signe, main ouverte. La colonne se remet en marche silencieuse. Milan tourne rapidement la tête et lui adresse un clin d’oeil amusé. Elle lève les yeux au ciel en secouant la tête, il ne dira rien, elle le sait. Mais il s’en servira pour la charrier en douce, quand ils seront au campement, elle le sait aussi. Le géant est nouveau, dans la meute, et il dénote au milieu des autres. Pas tellement parce que son physique de fils de titan lui donne l’air d’un loup au milieu d’un troupeau d'agneaux, mais parce qu’il est bien le seul à la regarder, la regarder vraiment, comme aucun homme ne l’a jamais regardée. Une attitude que Matilda n’identifie pas, ne comprend pas. Danger, menace, fuite, ou au contraire attirance et abandon ? Impossible pour elle de le déterminer.
Arrivés au refuge de Pluie d’Etoiles, la meute se disperse pour faire quelques achats en prévision du campement du soir. Ils ne vont pas s’éterniser dans cette auberge pourtant accueillante. Pas question de se ramollir, a gueulé le père Koen. Ce soir ils camperont plus au Nord, au milieu des Chimères Noroit dont la notoriété de tueuses a largement dépassé les contrées du nord. Demain, ou peut-être dans une semaine, ils captureront celui que les locaux nomment Griffe-Glace, un traqueur sabre-de-givre, à la crinière bleutée qui se fond dans le paysage à la nuit tombée. Mais en attendant, pas question de se laisser aller à rêvasser. La traque est une ascèse, un chemin d’apprentissage, un sacerdoce. Un choix de vie.
Matilda Koen- Citoyen
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Lieu de naissance : Kalimdor
Age : 36
Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
Le Campement
Rapidement, avant que la nuit tombe, les tentes doivent être montées, pour la semaine ou peut-être même le mois, si cela s’avère nécessaire. Ce sont de lourdes bâches, enduites d’un suif épais et malodorant mais aux propriétés imperméables inégalables, qui sont posées sur des épis de branches émondées, égalisées puis toutes calées entre elles. Les bâches sont enfin arrimées au sol, par des filins de corde enroulés sur des gros cailloux. Chaque tente abrite deux ou trois membres de la meute, sans distinction apparente entre les uns ou les autres, les groupes se formant au fur et à mesure que les tentes sont montées.
Mais Matilda le sait, rien de ce que fait son père n’est anodin. C’est lui qui nomme les hommes par paires ou trios. Il le clame d’un ton sec et sans appel, sans les regarder, comme si les noms lui venaient par hasard en tête. Les gars obtempèrent, ne se posent pas de questions, prennent leur sac et le jettent parmi les autres, dans la tente assignée. Ils reprennent ensuite sans un mot le travail, une autre tente à monter, un feu à alimenter, de l’eau à récolter au ruisseau proche, quelques lièvres à chasser, des pièges à vérifier, les fusils à nettoyer, un gruau à préparer, le travail ne manque jamais dans un campement comme celui-ci.
Tout est parfaitement organisé, jamais de doutes ou de questions, jamais d’hésitation, jamais un mot de trop. Parler fatigue et disperse, parler est superflu, parler nuit à la concentration du traqueur. Parler humanise et éloigne de l’animal. Parler, ce n’est pas converser, comme ils disent. Parler c’est bavasser, c’est donc inutile et dangereux. Wilfried Koen ne bavasse jamais, il ne converse pas non plus. Il ordonne.
Lorsque la meute s’est arrêtée, en milieu de mâtinée après trois heures de marche dans la neige, lorsque Wilfried a levé le poing fermé, précisément là où devait être monté le campement, il a immédiatement claqué ses ordres, un à un, en pointant du doigt le gars en charge. Les uns et les autres se sont égayés en fonction des ordres reçus, en silence.
Quand le tour de Matilda arrive, en dernier, comme souvent, il s’arrête et la transperce du regard. Il l’a entendue tomber, plus tôt dans la mâtinée, c’est tout à coup évident. D’un coup d’oeil précis et rapide il fouille en elle comme une lame de glace. Elle s’en mord la lèvre de terreur. « Va chercher l’eau. La rivière est en contrebas ». Il pointe du pouce derrière lui. «Tache de ne pas glisser. Y’aura personne pour te remonter». Le ton est narquois, le regard dur, presque mauvais, l’intention n’est pas claire. S’il voulait vraiment s’en débarrasser, il l’oublierait dans un trou, purement et simplement. Matilda se raccroche à cette idée. Elle hoche la tête, prend toutes les outres vides, puis se dirige vers la pente aride et glacée. Au moment de se relever, les outres de peau en mains, elle sent, dans un clignement de paupières, le regard de Milan posé sur elle. Encore une fois, c’est le seul à braver son père pour l’accompagner, même si ce n’est qu’un simple regard, qu’elle perçoit bienveillant, et imagine souriant, encourageant.
A pas lents et précis, elle entreprend alors de se glisser vers le point d’eau. Le ruisseau coule, rapide et clair entre les roches glacées, dans un ravin en contrebas, à peine visible de la crête. A vue de nez, si elle veut y aller sans déraper, elle en aura pour au moins une demie heure à descendre, le double pour remonter. Impossible. Et il le sait. Si elle n’est pas revenue dans une petite demie heure, il est capable de la balancer du campement vers le ravin, un aller simple, sans retour envisagé.
Tout en testant du talon la butte glacée, attentive à ne pas se laisser emporter par des roches qui se détacheraient de la butte, Matilda repense à sa mère, les années d’enfance dans le dédale des tentes de foire, les rires, la joie, les jeux, l’insouciance. Tout cela est bien loin, aussi éloigné d’elle que sa mère, disparue sans laisser de traces, l’année de ses dix ans. Matilda ne lui en veut plus, ou du moins essaye-t-elle. Elle a fini par comprendre, puis accepter, et même pardonner, un peu. Sara craignait chaque passage de Wilfried à la foire. Il était chaque fois plus violent, plus dur, plus exigeant. Il voulait un fils, Sara n’avait pas su le lui donner, malgré les multiples grossesses qui s’étaient toutes soldées avant terme par une béance, tout d’abord désolée, petit à petit acceptée, et finalement même désirée. Sa fuite était un ultime acte de survie, quand bien même elle n’avait pas disparue seule, marquée à tout jamais du sceau de l’infamie conjugale.
Matilda aurait tout de même préféré partir avec elle, ne pas être oubliée, rejetée, traitée comme un chien que l’on attache au pied d’un arbre pour éviter qu’il ne suive son maître qui l’abandonne sans honte. Mais peut-être que l’autre homme ne voulait pas, lui non plus, d’une pisseuse à nourrir. Sans doute. Sûrement. Sinon, pourquoi la laisser seule avec cet ours mal léché, qui lui faisait payer son genre, dans un assortiment de brimades cruelles.
L’eau qui chante en bas la rassure finalement. Comme souvent la Nature la sauve, dans sa diverse splendeur. Elle se laisse guider par les notes cristallines sur la roche de granit. Il y a un goulet, plus loin, que l’eau frappe en rythme sonore. Elle fait demi tour et suit le murmure liquide. Un coude apparaît, le ruisseau court et glisse depuis un petit promontoire, accessible sans dévaler la pente. Elle sourit, remplir les outres ne lui prendra finalement guère de temps.
Tout à coup, elle le sent, au plus profond de son être. Et c’est une évidence qui la prend aux tripes. Wilfried le savait. Il l’a poussée vers un leurre, histoire de voir si elle tomberait dans le piège, ou bien si elle saurait suivre la bonne trace, la sienne, celle du pisteur hors pair, capable de braver les éléments sans perdre de vue son objectif. Encore un exercice sur le chemin de la Traque ultime, l'improbable et mystérieux savoir Animal. Penser comme la biche aux abois, comme la panthère en chasse, comme l’aigle en vol plané. Faire corps avec cette Nature trop souvent considérée comme extérieure. Devenir l’animal, écouter, sentir, regarder, toucher, goûter, et vibrer de concert.
Lorsqu’elle revient au campement, une quinzaine de minutes plus tard, les bras chargés des outres pleines, elle capte indirectement le regard de son père. Il l’observait mais immédiatement se détourne, éructant un ordre vers les hommes. Elle n’en est pas certaine, mais elle a cru y percevoir un pétillement amusé. Serait-il autre, si elle était ce garçon dont il rêvait ? Probablement, mais elle n’en aura jamais la certitude. Elle le sait désormais. Elle n’a aucune alternative, sinon le suivre, et devenir celui qu’elle n’est pas.
Rapidement, avant que la nuit tombe, les tentes doivent être montées, pour la semaine ou peut-être même le mois, si cela s’avère nécessaire. Ce sont de lourdes bâches, enduites d’un suif épais et malodorant mais aux propriétés imperméables inégalables, qui sont posées sur des épis de branches émondées, égalisées puis toutes calées entre elles. Les bâches sont enfin arrimées au sol, par des filins de corde enroulés sur des gros cailloux. Chaque tente abrite deux ou trois membres de la meute, sans distinction apparente entre les uns ou les autres, les groupes se formant au fur et à mesure que les tentes sont montées.
Mais Matilda le sait, rien de ce que fait son père n’est anodin. C’est lui qui nomme les hommes par paires ou trios. Il le clame d’un ton sec et sans appel, sans les regarder, comme si les noms lui venaient par hasard en tête. Les gars obtempèrent, ne se posent pas de questions, prennent leur sac et le jettent parmi les autres, dans la tente assignée. Ils reprennent ensuite sans un mot le travail, une autre tente à monter, un feu à alimenter, de l’eau à récolter au ruisseau proche, quelques lièvres à chasser, des pièges à vérifier, les fusils à nettoyer, un gruau à préparer, le travail ne manque jamais dans un campement comme celui-ci.
Tout est parfaitement organisé, jamais de doutes ou de questions, jamais d’hésitation, jamais un mot de trop. Parler fatigue et disperse, parler est superflu, parler nuit à la concentration du traqueur. Parler humanise et éloigne de l’animal. Parler, ce n’est pas converser, comme ils disent. Parler c’est bavasser, c’est donc inutile et dangereux. Wilfried Koen ne bavasse jamais, il ne converse pas non plus. Il ordonne.
Lorsque la meute s’est arrêtée, en milieu de mâtinée après trois heures de marche dans la neige, lorsque Wilfried a levé le poing fermé, précisément là où devait être monté le campement, il a immédiatement claqué ses ordres, un à un, en pointant du doigt le gars en charge. Les uns et les autres se sont égayés en fonction des ordres reçus, en silence.
Quand le tour de Matilda arrive, en dernier, comme souvent, il s’arrête et la transperce du regard. Il l’a entendue tomber, plus tôt dans la mâtinée, c’est tout à coup évident. D’un coup d’oeil précis et rapide il fouille en elle comme une lame de glace. Elle s’en mord la lèvre de terreur. « Va chercher l’eau. La rivière est en contrebas ». Il pointe du pouce derrière lui. «Tache de ne pas glisser. Y’aura personne pour te remonter». Le ton est narquois, le regard dur, presque mauvais, l’intention n’est pas claire. S’il voulait vraiment s’en débarrasser, il l’oublierait dans un trou, purement et simplement. Matilda se raccroche à cette idée. Elle hoche la tête, prend toutes les outres vides, puis se dirige vers la pente aride et glacée. Au moment de se relever, les outres de peau en mains, elle sent, dans un clignement de paupières, le regard de Milan posé sur elle. Encore une fois, c’est le seul à braver son père pour l’accompagner, même si ce n’est qu’un simple regard, qu’elle perçoit bienveillant, et imagine souriant, encourageant.
A pas lents et précis, elle entreprend alors de se glisser vers le point d’eau. Le ruisseau coule, rapide et clair entre les roches glacées, dans un ravin en contrebas, à peine visible de la crête. A vue de nez, si elle veut y aller sans déraper, elle en aura pour au moins une demie heure à descendre, le double pour remonter. Impossible. Et il le sait. Si elle n’est pas revenue dans une petite demie heure, il est capable de la balancer du campement vers le ravin, un aller simple, sans retour envisagé.
Tout en testant du talon la butte glacée, attentive à ne pas se laisser emporter par des roches qui se détacheraient de la butte, Matilda repense à sa mère, les années d’enfance dans le dédale des tentes de foire, les rires, la joie, les jeux, l’insouciance. Tout cela est bien loin, aussi éloigné d’elle que sa mère, disparue sans laisser de traces, l’année de ses dix ans. Matilda ne lui en veut plus, ou du moins essaye-t-elle. Elle a fini par comprendre, puis accepter, et même pardonner, un peu. Sara craignait chaque passage de Wilfried à la foire. Il était chaque fois plus violent, plus dur, plus exigeant. Il voulait un fils, Sara n’avait pas su le lui donner, malgré les multiples grossesses qui s’étaient toutes soldées avant terme par une béance, tout d’abord désolée, petit à petit acceptée, et finalement même désirée. Sa fuite était un ultime acte de survie, quand bien même elle n’avait pas disparue seule, marquée à tout jamais du sceau de l’infamie conjugale.
Matilda aurait tout de même préféré partir avec elle, ne pas être oubliée, rejetée, traitée comme un chien que l’on attache au pied d’un arbre pour éviter qu’il ne suive son maître qui l’abandonne sans honte. Mais peut-être que l’autre homme ne voulait pas, lui non plus, d’une pisseuse à nourrir. Sans doute. Sûrement. Sinon, pourquoi la laisser seule avec cet ours mal léché, qui lui faisait payer son genre, dans un assortiment de brimades cruelles.
L’eau qui chante en bas la rassure finalement. Comme souvent la Nature la sauve, dans sa diverse splendeur. Elle se laisse guider par les notes cristallines sur la roche de granit. Il y a un goulet, plus loin, que l’eau frappe en rythme sonore. Elle fait demi tour et suit le murmure liquide. Un coude apparaît, le ruisseau court et glisse depuis un petit promontoire, accessible sans dévaler la pente. Elle sourit, remplir les outres ne lui prendra finalement guère de temps.
Tout à coup, elle le sent, au plus profond de son être. Et c’est une évidence qui la prend aux tripes. Wilfried le savait. Il l’a poussée vers un leurre, histoire de voir si elle tomberait dans le piège, ou bien si elle saurait suivre la bonne trace, la sienne, celle du pisteur hors pair, capable de braver les éléments sans perdre de vue son objectif. Encore un exercice sur le chemin de la Traque ultime, l'improbable et mystérieux savoir Animal. Penser comme la biche aux abois, comme la panthère en chasse, comme l’aigle en vol plané. Faire corps avec cette Nature trop souvent considérée comme extérieure. Devenir l’animal, écouter, sentir, regarder, toucher, goûter, et vibrer de concert.
Lorsqu’elle revient au campement, une quinzaine de minutes plus tard, les bras chargés des outres pleines, elle capte indirectement le regard de son père. Il l’observait mais immédiatement se détourne, éructant un ordre vers les hommes. Elle n’en est pas certaine, mais elle a cru y percevoir un pétillement amusé. Serait-il autre, si elle était ce garçon dont il rêvait ? Probablement, mais elle n’en aura jamais la certitude. Elle le sait désormais. Elle n’a aucune alternative, sinon le suivre, et devenir celui qu’elle n’est pas.
Matilda Koen- Citoyen
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Re: Tu seras un homme, ma fille.
Sous la tente
Il fait nuit noire sur le campement, et seules quelques braises apportent un peu de lumière aux dormeurs installés tout autour sous les bâches. Les tentes se sont pas fermées, elles ne sont que de simples abris pour la pluie, ou la neige, et il n’y a là dessous aucune intimité, ni sonore, ni visuelle.
Dans l’obscurité de la tente qu’ils partagent avec le vieux Berick, cuit par l’alcool d’orge et ronfle comme un ours en hibernation, ils sont allongés face à face, chacun enroulé dans un sac de peaux qui les protège du froid qui s’infiltre de tous côtés, l’imposant Milan dont on ne perçoit que l’éclat des yeux et la frêle Matilda dont les cheveux de neige illuminent le visage.
« Pourquoi tu n’es pas… comme les autres, avec moi ? ».
Milan la regarde, longuement, sans répondre, sinon des pupilles, qui pétillent et sourient en silence. Elle cligne des yeux, tâchant de copier l’assurance qui émane de lui. Elle aimerait pouvoir nager sans crainte, dans l’eau irisée de son regard sombre et pourtant changeant, mais elle n’ose pas, pas encore. Milan l’attire, c’est un fait, mais cela l’inquiète, car elle ne comprend pas vraiment ce qui se passe en sa présence.
Enfin il murmure, de sa voix chaude et grave, amusé.
« Peut-être parce que toi aussi, tu es différente ?».
Elle fronce les yeux, essayant de le sonder. Encore une fois elle ne comprend pas les mots, qui semblent pourtant simples. Depuis qu’elle a quitté la foire, cette difficulté l’habite en permanence. Est-ce parce qu’avec son père, il n’y a plus de langage courant, hormis les ordres qui claquent de temps à autre ? Est-ce parce que, comme lui, elle a troqué les conventions sociales pour une compréhension animale et sensible du monde ? Possible. Toujours est-il qu’elle peine à saisir les mots simples, surtout lorsqu’ils semblent teintés d’humour.
Il n’y a qu’une solution, dire ce qu’elle ressent.
« Je ne comprends pas ».
Il sourit et sort sa main, large et tannée par la vie au grand air, de sous le sac de peaux qui l’enveloppe tout entier. Délicatement son index frôle et caresse son front, puis l’arête de son nez. Il pourrait, de cette main, l’écraser toute entière. Elle se recule, instinctivement, elle tremble. Elle n’est pas innocente, elle connaît ces gestes dits de l’amour, mais seuls quelques adolescents ont pu l’approcher sans qu’elle ne s’enfuit. Et ils sont finalement très peu à l’avoir apprivoisée, le temps d’une caresse des corps.
Une vraie main d’homme, sûre, volontaire, possessive, sur son visage encore un peu juvénile, elle ne connaît pas, sinon celle de son père. Il y a donc forcément risque, et danger. Il stoppe son geste, le doigt sur le bout du nez, prêt à descendre sur les lèvres. La main plane au dessus d’elle comme un oiseau aux ailes immenses, prêt à l’empoigner, la prendre, s’en emparer. Il inspire, elle le sent hésiter, ll ramène enfin sa main sous lui, sans cesser de la regarder. Un minuscule rictus de dépit anime sa bouche avant qu’il ne sourit à nouveau.
« Tu n’es pas comme les autres femmes que j’ai pu rencontrées, Matilda ».
« Parce que j’ai les cheveux blancs ? ».
Un rire profond le secoue, son regard passe de l’étonnement à l’amusement, puis très vite à la tendresse.
« Tu crois vraiment que c’est ce qui te définit ? ».
A nouveau, elle ne comprend pas. Depuis ce fameux jour en Un ‘Goro, c’est effectivement ce que tout le monde lui renvoie, avec plus ou moins d’intérêt, de moquerie, ou d’admiration, selon celui ou celle qui l’approche. Les garçons lui tournent pas mal autour depuis quelques années, mais toujours cette histoire de cheveux revient, comme un élément essentiel de sa personne. Le lien est donc évident, pourquoi s’en moquer.
« Bah… et quoi d’autre, sinon ? ».
Il se tortille dans son sac de peaux pour s’approcher d’elle, avec de nouveau ce petit sourire en coin qui l’intrigue. Instinctivement elle se recule, mais sans pouvoir glisser vers l’arrière, acculée par Berick qui ronfle toujours. En quelques secondes le voilà tout contre elle. Elle se sent bouillonner intérieurement, apeurée, comme un fenec des sables pris dans un piège. Il ne bouge plus, elle sent son souffle tout contre elle.
« Tu es un drôle de mélange, Koen Junior ». Elle fronce le nez, son père l’appelle ainsi, niant sans relâche sa féminité. « Une copie miniature de Wilfried, vif, malin, sûr, qui fait de toi un membre à part entière de la meute, traqueur autonome et fiable, mais en même temps… ». Il laisse sa phrase en suspens quelques secondes. Il parle bas, son murmure est chaud et presque douillet, elle se sent fondre, avec la crainte qu’il s’approche encore plus, sans pouvoir s’en défaire. Il la sent frémir, elle en est sûre. Il continue, le ton encore plus enveloppant. « … et en même temps, c’est même impossible de ne pas le voir, le sentir, l’apprécier… tu es bien plus que ça…. tu es Matilda, une jolie petite bonne femme, fragile et vulnérable, étonnante, mystérieuse même, que l’on a envie de protéger… et de chérir. »
Elle boit ses paroles, interloquée. Jamais personne ne lui a parlé ainsi. C’est tout juste si elle se reconnaît dans le portrait qu’il fait d’elle. Fragile ? A d’autres, elle a survécu aux pires dangers d’une traque toujours plus périlleuse, à mesure qu’elle grandissait. Vulnérable ? Elle n’a peur de rien, sinon de son père lorsqu’il capte une de ses failles et la frappe en travers de la joue, comme pour imprimer à jamais son mécontentement.
Et pourtant… elle revoit sa mère, joyeuse et belle au retour de Wilfried à la foire. Enceinte aussi, parfois. Porteuse du fils tant désiré, choyée, protégée, chérie… avant d’être immanquablement rejetée, frappée, méprisée jusqu’à la prochaine grossesse. Tant qu’il espérait, il la portait aux nues et elle rayonnait, virevoltait, chantait en l’attendant. Elle l’aimait, c’est une certitude. Il l’aimait aussi, à sa façon. Et puis il y a avait cette vibration étrange, qui les animait tous deux, quand ils se retrouvaient.
Tout à coup, alors qu’elle se laisse emporter dans ses souvenirs, l’évidence lui noue la gorge. Elle est née de ce désir, brut et pur. Wilfried ne peut pas avoir oublié. Lui en veut-il, de lui rappeler sa mère et cet amour étrange ? Est-ce pour cela qu’il nie sans cesse sa féminité ? Tant mieux, finalement, si ses cheveux sont blancs, elle s’est à jamais, bien involontairement, démise de cette ressemblance, du moins en apparence.
Mais c’est quoi, alors, que d’être une femme, face à un homme comme Milan ? Une autre Sara ? Non. Milan n’est pas Wilfried, puisqu’il la regarde vraiment, lui. Elle est donc autre, mais sans pouvoir déterminer qu’elle est cette autre. Elle inspire en tâchant de le remercier d’un sourire, puis ferme les yeux. Il y a trop-plein d’émotions. C’est plus qu’elle ne peut en assimiler. Elle murmure, essayant de ne pas être trop froide.
« Demain, on tente une percée plus au Nord. Il va sûrement m’envoyer en reconnaissance. Il est tard, j’ai besoin de dormir ».
Elle l’entend acquiescer en silence, il n’a pas bougé, il est toujours tout près d’elle. Elle lutte un moment pour ne pas réouvrir les yeux et l’observer. Elle se contente de l’écouter vibrer, et finalement s’endort, épuisée.
Quand elle se réveille le lendemain, le soleil commence à peine à pointer ses rayons à l’Est. Berick s’est étalé sur sa couche, mais Milan n’est déjà plus là. Dans le campement qui s’anime doucement, Wilfried est occupé à vérifier les fusils. Il fronce les yeux en la voyant sortir de sa tente mais ne dit rien. Elle capte son regard vers la colline plus loin avant qu’il ne la dévisage à nouveau, l’air mauvais. Milan est parti en reconnaissance à sa place, la laissant dormir. Elle hésite, observe les uns et les autres puis décide de relancer le feu. Ils repartiront dès que Milan reviendra avec les informations nécessaires. Un repas chaud sera bienvenu pour tous.
Il fait nuit noire sur le campement, et seules quelques braises apportent un peu de lumière aux dormeurs installés tout autour sous les bâches. Les tentes se sont pas fermées, elles ne sont que de simples abris pour la pluie, ou la neige, et il n’y a là dessous aucune intimité, ni sonore, ni visuelle.
Dans l’obscurité de la tente qu’ils partagent avec le vieux Berick, cuit par l’alcool d’orge et ronfle comme un ours en hibernation, ils sont allongés face à face, chacun enroulé dans un sac de peaux qui les protège du froid qui s’infiltre de tous côtés, l’imposant Milan dont on ne perçoit que l’éclat des yeux et la frêle Matilda dont les cheveux de neige illuminent le visage.
« Pourquoi tu n’es pas… comme les autres, avec moi ? ».
Milan la regarde, longuement, sans répondre, sinon des pupilles, qui pétillent et sourient en silence. Elle cligne des yeux, tâchant de copier l’assurance qui émane de lui. Elle aimerait pouvoir nager sans crainte, dans l’eau irisée de son regard sombre et pourtant changeant, mais elle n’ose pas, pas encore. Milan l’attire, c’est un fait, mais cela l’inquiète, car elle ne comprend pas vraiment ce qui se passe en sa présence.
Enfin il murmure, de sa voix chaude et grave, amusé.
« Peut-être parce que toi aussi, tu es différente ?».
Elle fronce les yeux, essayant de le sonder. Encore une fois elle ne comprend pas les mots, qui semblent pourtant simples. Depuis qu’elle a quitté la foire, cette difficulté l’habite en permanence. Est-ce parce qu’avec son père, il n’y a plus de langage courant, hormis les ordres qui claquent de temps à autre ? Est-ce parce que, comme lui, elle a troqué les conventions sociales pour une compréhension animale et sensible du monde ? Possible. Toujours est-il qu’elle peine à saisir les mots simples, surtout lorsqu’ils semblent teintés d’humour.
Il n’y a qu’une solution, dire ce qu’elle ressent.
« Je ne comprends pas ».
Il sourit et sort sa main, large et tannée par la vie au grand air, de sous le sac de peaux qui l’enveloppe tout entier. Délicatement son index frôle et caresse son front, puis l’arête de son nez. Il pourrait, de cette main, l’écraser toute entière. Elle se recule, instinctivement, elle tremble. Elle n’est pas innocente, elle connaît ces gestes dits de l’amour, mais seuls quelques adolescents ont pu l’approcher sans qu’elle ne s’enfuit. Et ils sont finalement très peu à l’avoir apprivoisée, le temps d’une caresse des corps.
Une vraie main d’homme, sûre, volontaire, possessive, sur son visage encore un peu juvénile, elle ne connaît pas, sinon celle de son père. Il y a donc forcément risque, et danger. Il stoppe son geste, le doigt sur le bout du nez, prêt à descendre sur les lèvres. La main plane au dessus d’elle comme un oiseau aux ailes immenses, prêt à l’empoigner, la prendre, s’en emparer. Il inspire, elle le sent hésiter, ll ramène enfin sa main sous lui, sans cesser de la regarder. Un minuscule rictus de dépit anime sa bouche avant qu’il ne sourit à nouveau.
« Tu n’es pas comme les autres femmes que j’ai pu rencontrées, Matilda ».
« Parce que j’ai les cheveux blancs ? ».
Un rire profond le secoue, son regard passe de l’étonnement à l’amusement, puis très vite à la tendresse.
« Tu crois vraiment que c’est ce qui te définit ? ».
A nouveau, elle ne comprend pas. Depuis ce fameux jour en Un ‘Goro, c’est effectivement ce que tout le monde lui renvoie, avec plus ou moins d’intérêt, de moquerie, ou d’admiration, selon celui ou celle qui l’approche. Les garçons lui tournent pas mal autour depuis quelques années, mais toujours cette histoire de cheveux revient, comme un élément essentiel de sa personne. Le lien est donc évident, pourquoi s’en moquer.
« Bah… et quoi d’autre, sinon ? ».
Il se tortille dans son sac de peaux pour s’approcher d’elle, avec de nouveau ce petit sourire en coin qui l’intrigue. Instinctivement elle se recule, mais sans pouvoir glisser vers l’arrière, acculée par Berick qui ronfle toujours. En quelques secondes le voilà tout contre elle. Elle se sent bouillonner intérieurement, apeurée, comme un fenec des sables pris dans un piège. Il ne bouge plus, elle sent son souffle tout contre elle.
« Tu es un drôle de mélange, Koen Junior ». Elle fronce le nez, son père l’appelle ainsi, niant sans relâche sa féminité. « Une copie miniature de Wilfried, vif, malin, sûr, qui fait de toi un membre à part entière de la meute, traqueur autonome et fiable, mais en même temps… ». Il laisse sa phrase en suspens quelques secondes. Il parle bas, son murmure est chaud et presque douillet, elle se sent fondre, avec la crainte qu’il s’approche encore plus, sans pouvoir s’en défaire. Il la sent frémir, elle en est sûre. Il continue, le ton encore plus enveloppant. « … et en même temps, c’est même impossible de ne pas le voir, le sentir, l’apprécier… tu es bien plus que ça…. tu es Matilda, une jolie petite bonne femme, fragile et vulnérable, étonnante, mystérieuse même, que l’on a envie de protéger… et de chérir. »
Elle boit ses paroles, interloquée. Jamais personne ne lui a parlé ainsi. C’est tout juste si elle se reconnaît dans le portrait qu’il fait d’elle. Fragile ? A d’autres, elle a survécu aux pires dangers d’une traque toujours plus périlleuse, à mesure qu’elle grandissait. Vulnérable ? Elle n’a peur de rien, sinon de son père lorsqu’il capte une de ses failles et la frappe en travers de la joue, comme pour imprimer à jamais son mécontentement.
Et pourtant… elle revoit sa mère, joyeuse et belle au retour de Wilfried à la foire. Enceinte aussi, parfois. Porteuse du fils tant désiré, choyée, protégée, chérie… avant d’être immanquablement rejetée, frappée, méprisée jusqu’à la prochaine grossesse. Tant qu’il espérait, il la portait aux nues et elle rayonnait, virevoltait, chantait en l’attendant. Elle l’aimait, c’est une certitude. Il l’aimait aussi, à sa façon. Et puis il y a avait cette vibration étrange, qui les animait tous deux, quand ils se retrouvaient.
Tout à coup, alors qu’elle se laisse emporter dans ses souvenirs, l’évidence lui noue la gorge. Elle est née de ce désir, brut et pur. Wilfried ne peut pas avoir oublié. Lui en veut-il, de lui rappeler sa mère et cet amour étrange ? Est-ce pour cela qu’il nie sans cesse sa féminité ? Tant mieux, finalement, si ses cheveux sont blancs, elle s’est à jamais, bien involontairement, démise de cette ressemblance, du moins en apparence.
Mais c’est quoi, alors, que d’être une femme, face à un homme comme Milan ? Une autre Sara ? Non. Milan n’est pas Wilfried, puisqu’il la regarde vraiment, lui. Elle est donc autre, mais sans pouvoir déterminer qu’elle est cette autre. Elle inspire en tâchant de le remercier d’un sourire, puis ferme les yeux. Il y a trop-plein d’émotions. C’est plus qu’elle ne peut en assimiler. Elle murmure, essayant de ne pas être trop froide.
« Demain, on tente une percée plus au Nord. Il va sûrement m’envoyer en reconnaissance. Il est tard, j’ai besoin de dormir ».
Elle l’entend acquiescer en silence, il n’a pas bougé, il est toujours tout près d’elle. Elle lutte un moment pour ne pas réouvrir les yeux et l’observer. Elle se contente de l’écouter vibrer, et finalement s’endort, épuisée.
Quand elle se réveille le lendemain, le soleil commence à peine à pointer ses rayons à l’Est. Berick s’est étalé sur sa couche, mais Milan n’est déjà plus là. Dans le campement qui s’anime doucement, Wilfried est occupé à vérifier les fusils. Il fronce les yeux en la voyant sortir de sa tente mais ne dit rien. Elle capte son regard vers la colline plus loin avant qu’il ne la dévisage à nouveau, l’air mauvais. Milan est parti en reconnaissance à sa place, la laissant dormir. Elle hésite, observe les uns et les autres puis décide de relancer le feu. Ils repartiront dès que Milan reviendra avec les informations nécessaires. Un repas chaud sera bienvenu pour tous.
Matilda Koen- Citoyen
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Lieu de naissance : Kalimdor
Age : 36
Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
(doublon, désolée)
Dernière édition par Matilda Koen le Ven 18 Juin 2021 - 18:33, édité 1 fois
Matilda Koen- Citoyen
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Re: Tu seras un homme, ma fille.
En route vers le Nord.
Matilda vint à peine de finir de préparer le gruau qui leur tiendra au corps toute la mâtinée que déjà Milan réapparaît dans le campement. A peine essoufflé, il n’a pas traîné et il se dirige immédiatement vers le père Koen pour lui annoncer avoir repéré la trace de Griffe-Glace. Immédiatement Koen se redresse et l’incite à continuer. Tandis que Milan donne des indications sur la position de la bête à traquer, Matilda observe son père. L’évidence saute aux yeux et lui tourne la tête. Non seulement il est très attentif, mais il accorde du crédit aux recommandations de Milan, sollicitant son avis sur les différentes options. Son ton est sec mais plutôt respectueux, preuve qu’il l’écoute vraiment.
Elle se trouve tout à coup prise d’un sentiment violent, qu’elle ne comprend pas immédiatement. Elle est dans un état de bouillonnement intérieur qui n’est pas usuel. Elle doit se calmer, elle se morigène en silence. Elle inspire longuement puis tâche d’analyser ce qui se passe. Elle est en colère, et déçue. Elle a envie de hurler une rage qu’elle sent grandissante. Elle en veut à Milan. C’est elle qui aurait dû rapporter ces informations. C’est elle que son père écouterait en ce moment avec attention. C’est elle qui…..
Elle tombe sur son séant, les épaules et le coeur lourd. Non, son père ne serait pas aussi attentif et bienveillant, si elle était partie en reconnaissance, comme prévu. Il ne montrerait rien, pas même un vague intérêt. Il l’écouterait mais sans la regarder, l’air de lui concéder à regret quelques miettes de son temps précieux. Elle n’aurait aucun retour, aucune question, et certainement aucun échange. D’un coup sec elle se redresse, elle n’a pas fait attention à l’écuelle qu’elle venait de remplir, le gruau se déverse sur le sol, personne n’a rien remarqué, elle s’empêche de justesse de donner un coup de botte dans le chaudron sur les braises.
Se calmer… respirer… faire le vide en soi…. ne penser à rien…. juste écouter le chant varié et joyeux des oiseaux… humer le parfum de résine qui imprègne le sous-bois… ressentir la caresse du vent qui glisse sur la peau…. vibrer au rythme du sang qui pulse dans les veines…. happer l’air qui emplit les poumons…. souffler, lentement…. inspirer, largement… recommencer…. reprendre pied…
« Matilda ? ». Milan est devant elle et la domine de sa stature hors normes. Déséquilibrée, elle sursaute et fait un bond en arrière. Milan la rattrape de justesse et la remet droite sur ses pieds, comme s’il s’agissait d’une fleur parmi d’autres dans un vase. Elle le fusille du regard, essayant sans y parvenir de se dégager de sa poigne. Il penche la tête sur le côté et l’observe, interrogatif. « Tu vas bien ?". Elle lève les yeux au ciel, essayant encore une fois de se calmer, mais sans y parvenir.
Se calmer… respirer… faire le vide en soi…. ne penser à rien… souffler, lentement…. inspirer, largement… recommencer…. reprendre pied…
« Bon… vas y, explique moi ». Il s’est approché et murmure, mais autant demander à un orage de tonner sans bruit. Sa voix porte malgré lui, et il va attirer le père Koen s’il continue. Elle ouvre à nouveau les yeux et le sonde du regard. Son étonnement est sincère. Son envie de comprendre aussi. Elle soupire, coule un regard vers son père qui est occupé à vérifier les pièges un peu plus loin, et revient à Milan en lui indiquant d’un regard de la suivre.
Elle fait quelques pas vers la tente, puis elle commence à préparer le départ, comme si de rien n’était. Milan lui emboîte le pas et s’active de même, s’amusant un moment à la copier. Tout à coup, Il l’arrête d’un main posée fermement sur son avant-bras. « Bon… tu vas enfin me dire ce qui se passe ? ». Elle sursaute et frémit avant de se dégager, sans précipitation. Le temps passé à ranger la tente lui a permis de se calmer « Tu aurais dû me réveiller ce matin.. C’était à moi d’aller en reconnaissance, tu le sais très bien. ». Sa voix est sourde, elle a du mal à ne pas montrer sa rancoeur.
«Mais…. Matilda… je l’ai fait pour toi ». Il ne comprend pas. Tout le monde sait qu’elle est épuisée par la double charge de travail que son père lui impose en permanence, et même si personne ne moufte, chacun veille à lui faciliter la vie, sans trop le montrer. Se lever à l’aube pour filer au Nord et tenter de trouver la trace de Griffe-Glace n’avait pas d’autre but que de lui permettre de dormir un peu plus. Elle soupire et enfouit rapidement ses vêtements dans le sac. Son souffle s’accélère.
« Je sais bien … mais … ».Elle hésite une fraction de seconde et se tourne vers lui, toute rage revenue. Le sac tombe à terre, elle place ses mains devant elle, tendues, prêtes à lui échapper, poings fermés, dans une posture de combat.« Mais tu n’as pas encore compris qu’il va me le faire payer ?!? Ça viendra !!! Tout à l’heure, ou demain, mais c’est sûr et certain !!!! A cause de toi, je vais prendre encore plus cher !!! ».
Milan est sidéré, autant par la réaction évoquée, cette violence du père Koen dont il peine encore à mesurer l’ampleur, que par l’état dans lequel elle se trouve, petite boule de rage prête à se battre contre lui, alors qu’elle n’a absolument aucune chance. Immédiatement il se recule, mains en l’air, paumes en avant, une posture d’abandon des hostilités qui, du moins l’espère-t-il, devrait la calmer.
Tendue comme une corde de lin sur un arc, la jeune femme est au bord des larmes mais toujours prête à en découdre, le corps fébrile et les poings serrés, le regard noir et le souffle court. Dans un sursaut Milan se recule un peu plus, venant se cogner contre la bâche qui se soulève malgré l’énorme caillou qui la maintenait à terre. Le voilà désorienté. Attendri, touché, il éprouve à nouveau cette envie toute simple de la protéger, un peu comme le ferait un grand frère, mais l’attitude de la jeune femme réveille en lui tout autre chose. Admiratif, et même ébahi par la force qu’elle dégage, le voilà qui découvre au creux de son ventre une envie de la posséder qu’il craint de ne plus savoir cacher. Il laisse échapper son désir par la mauvaise porte.
« Et bien tu sais quoi ?!? La prochaine fois, je te laisserais te démerder ! Et si tu tombes dans un ravin, comptes pas sur moi pour aller te chercher ! ». La phrase est sortie d’un bloc, le ton est sourd et presque mauvais, tandis qu’il quitte la tente en la bousculant. Sans un mot il se met à arracher les cordages qui soutiennent la bâche. Matilda est restée dessous, la toile s’abat sur elle et l’enveloppe comme un linceul, trop lourd pour ses petites jambes. Elle s’effondre en hurlant de rage. Eclat de rire général tandis qu’elle se débat pour réapparaitre enfin à l’air libre, ulcérée, vexée, blessée dans son amour propre.
Le père Koen éteint l’hilarité en quelques ordres bien sentis. La meute se remet en ordre, tout le monde doit se remplir la panse avant la longue marche qui les attend, le campement sera défait ensuite. Mais Matilda s’est éteinte encore plus que les autres. Après avoir rempli les écuelles du gruau qui attendait, elle se détache rapidement du groupe, elle n’a rien réussi à avaler. Sans un mot ni un regard pour personne, elle s’active alors comme si de rien n’était, affrontant le regard moqueur de son père qui la suit des yeux.
Au moment du départ, Milan attend que le père Koen ait entamé la marche pour poser doucement sa main sur l’épaule de la jeune femme. « Excuse moi… je ne voulais pas… ». Son geste est doux et son ton désolé, mais Matilda repousse sa main, dans une indifférence totale qui ne semble pas feinte. Puis, comme s’il n’existait pas, elle se met en marche. C’est elle qui assure les arrières, comme toujours, alors pas question de faillir.
Matilda vint à peine de finir de préparer le gruau qui leur tiendra au corps toute la mâtinée que déjà Milan réapparaît dans le campement. A peine essoufflé, il n’a pas traîné et il se dirige immédiatement vers le père Koen pour lui annoncer avoir repéré la trace de Griffe-Glace. Immédiatement Koen se redresse et l’incite à continuer. Tandis que Milan donne des indications sur la position de la bête à traquer, Matilda observe son père. L’évidence saute aux yeux et lui tourne la tête. Non seulement il est très attentif, mais il accorde du crédit aux recommandations de Milan, sollicitant son avis sur les différentes options. Son ton est sec mais plutôt respectueux, preuve qu’il l’écoute vraiment.
Elle se trouve tout à coup prise d’un sentiment violent, qu’elle ne comprend pas immédiatement. Elle est dans un état de bouillonnement intérieur qui n’est pas usuel. Elle doit se calmer, elle se morigène en silence. Elle inspire longuement puis tâche d’analyser ce qui se passe. Elle est en colère, et déçue. Elle a envie de hurler une rage qu’elle sent grandissante. Elle en veut à Milan. C’est elle qui aurait dû rapporter ces informations. C’est elle que son père écouterait en ce moment avec attention. C’est elle qui…..
Elle tombe sur son séant, les épaules et le coeur lourd. Non, son père ne serait pas aussi attentif et bienveillant, si elle était partie en reconnaissance, comme prévu. Il ne montrerait rien, pas même un vague intérêt. Il l’écouterait mais sans la regarder, l’air de lui concéder à regret quelques miettes de son temps précieux. Elle n’aurait aucun retour, aucune question, et certainement aucun échange. D’un coup sec elle se redresse, elle n’a pas fait attention à l’écuelle qu’elle venait de remplir, le gruau se déverse sur le sol, personne n’a rien remarqué, elle s’empêche de justesse de donner un coup de botte dans le chaudron sur les braises.
Se calmer… respirer… faire le vide en soi…. ne penser à rien…. juste écouter le chant varié et joyeux des oiseaux… humer le parfum de résine qui imprègne le sous-bois… ressentir la caresse du vent qui glisse sur la peau…. vibrer au rythme du sang qui pulse dans les veines…. happer l’air qui emplit les poumons…. souffler, lentement…. inspirer, largement… recommencer…. reprendre pied…
« Matilda ? ». Milan est devant elle et la domine de sa stature hors normes. Déséquilibrée, elle sursaute et fait un bond en arrière. Milan la rattrape de justesse et la remet droite sur ses pieds, comme s’il s’agissait d’une fleur parmi d’autres dans un vase. Elle le fusille du regard, essayant sans y parvenir de se dégager de sa poigne. Il penche la tête sur le côté et l’observe, interrogatif. « Tu vas bien ?". Elle lève les yeux au ciel, essayant encore une fois de se calmer, mais sans y parvenir.
Se calmer… respirer… faire le vide en soi…. ne penser à rien… souffler, lentement…. inspirer, largement… recommencer…. reprendre pied…
« Bon… vas y, explique moi ». Il s’est approché et murmure, mais autant demander à un orage de tonner sans bruit. Sa voix porte malgré lui, et il va attirer le père Koen s’il continue. Elle ouvre à nouveau les yeux et le sonde du regard. Son étonnement est sincère. Son envie de comprendre aussi. Elle soupire, coule un regard vers son père qui est occupé à vérifier les pièges un peu plus loin, et revient à Milan en lui indiquant d’un regard de la suivre.
Elle fait quelques pas vers la tente, puis elle commence à préparer le départ, comme si de rien n’était. Milan lui emboîte le pas et s’active de même, s’amusant un moment à la copier. Tout à coup, Il l’arrête d’un main posée fermement sur son avant-bras. « Bon… tu vas enfin me dire ce qui se passe ? ». Elle sursaute et frémit avant de se dégager, sans précipitation. Le temps passé à ranger la tente lui a permis de se calmer « Tu aurais dû me réveiller ce matin.. C’était à moi d’aller en reconnaissance, tu le sais très bien. ». Sa voix est sourde, elle a du mal à ne pas montrer sa rancoeur.
«Mais…. Matilda… je l’ai fait pour toi ». Il ne comprend pas. Tout le monde sait qu’elle est épuisée par la double charge de travail que son père lui impose en permanence, et même si personne ne moufte, chacun veille à lui faciliter la vie, sans trop le montrer. Se lever à l’aube pour filer au Nord et tenter de trouver la trace de Griffe-Glace n’avait pas d’autre but que de lui permettre de dormir un peu plus. Elle soupire et enfouit rapidement ses vêtements dans le sac. Son souffle s’accélère.
« Je sais bien … mais … ».Elle hésite une fraction de seconde et se tourne vers lui, toute rage revenue. Le sac tombe à terre, elle place ses mains devant elle, tendues, prêtes à lui échapper, poings fermés, dans une posture de combat.« Mais tu n’as pas encore compris qu’il va me le faire payer ?!? Ça viendra !!! Tout à l’heure, ou demain, mais c’est sûr et certain !!!! A cause de toi, je vais prendre encore plus cher !!! ».
Milan est sidéré, autant par la réaction évoquée, cette violence du père Koen dont il peine encore à mesurer l’ampleur, que par l’état dans lequel elle se trouve, petite boule de rage prête à se battre contre lui, alors qu’elle n’a absolument aucune chance. Immédiatement il se recule, mains en l’air, paumes en avant, une posture d’abandon des hostilités qui, du moins l’espère-t-il, devrait la calmer.
Tendue comme une corde de lin sur un arc, la jeune femme est au bord des larmes mais toujours prête à en découdre, le corps fébrile et les poings serrés, le regard noir et le souffle court. Dans un sursaut Milan se recule un peu plus, venant se cogner contre la bâche qui se soulève malgré l’énorme caillou qui la maintenait à terre. Le voilà désorienté. Attendri, touché, il éprouve à nouveau cette envie toute simple de la protéger, un peu comme le ferait un grand frère, mais l’attitude de la jeune femme réveille en lui tout autre chose. Admiratif, et même ébahi par la force qu’elle dégage, le voilà qui découvre au creux de son ventre une envie de la posséder qu’il craint de ne plus savoir cacher. Il laisse échapper son désir par la mauvaise porte.
« Et bien tu sais quoi ?!? La prochaine fois, je te laisserais te démerder ! Et si tu tombes dans un ravin, comptes pas sur moi pour aller te chercher ! ». La phrase est sortie d’un bloc, le ton est sourd et presque mauvais, tandis qu’il quitte la tente en la bousculant. Sans un mot il se met à arracher les cordages qui soutiennent la bâche. Matilda est restée dessous, la toile s’abat sur elle et l’enveloppe comme un linceul, trop lourd pour ses petites jambes. Elle s’effondre en hurlant de rage. Eclat de rire général tandis qu’elle se débat pour réapparaitre enfin à l’air libre, ulcérée, vexée, blessée dans son amour propre.
Le père Koen éteint l’hilarité en quelques ordres bien sentis. La meute se remet en ordre, tout le monde doit se remplir la panse avant la longue marche qui les attend, le campement sera défait ensuite. Mais Matilda s’est éteinte encore plus que les autres. Après avoir rempli les écuelles du gruau qui attendait, elle se détache rapidement du groupe, elle n’a rien réussi à avaler. Sans un mot ni un regard pour personne, elle s’active alors comme si de rien n’était, affrontant le regard moqueur de son père qui la suit des yeux.
Au moment du départ, Milan attend que le père Koen ait entamé la marche pour poser doucement sa main sur l’épaule de la jeune femme. « Excuse moi… je ne voulais pas… ». Son geste est doux et son ton désolé, mais Matilda repousse sa main, dans une indifférence totale qui ne semble pas feinte. Puis, comme s’il n’existait pas, elle se met en marche. C’est elle qui assure les arrières, comme toujours, alors pas question de faillir.
Matilda Koen- Citoyen
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Re: Tu seras un homme, ma fille.
Le piège.
Griffe-Glaces est là, juste à quelques mètres d’eux, imposant, bien qu’il soit allongé à l’abri derrière des taillis recouverts d’une neige cotonneuse et vierge. Matilda souffle lentement, tâchant de reprendre le contrôle de ses émotions. Depuis le temps qu’elle suit son père, elle appris à se connaître. Elle perd toute efficacité si l’émotion la submerge, ce qui n’était pas arrivé depuis… depuis d’aussi loin qu’elle se souvienne. Une gosse, seule une gosse pourrait se laisser distraire par le flux intérieur qui bouillonne en permanence. Une gosse ou… un regard vers Milan. Décidément elle ne comprend plus rien.
Inspirer…. Expirer… Faire le vide en soi…
Depuis l’aube et le campement ils ont avancé rapidement, en silence et l’un derrière l’autre, jusqu’à l’aval d’une colline boisée qui grimpait vers le Nord. Là, Milan a désigné les traces, nombreuses et de différentes tailles, qui menaient à un passage sous la roche, une sorte de grotte dont l’entrée était rendue invisible par des buissons recouverts de neige. Le père Koen avait immédiatement levé le poing fermé et tous s’étaient arrêtés. Il y avait eu conciliabule entre les deux hommes et Matilda avait senti la colère grandir à nouveau en elle. Pendant la mâtinée, elle avait pourtant réussi à se reprendre, oublier la moquerie, se concentrer sur la traque qui les attendait. Mais de les voir si proches était trop douloureux, elle n’avait pas su contenir son dépit.
Un soupir, pourtant léger, très léger, lui avait échappé, et Koen l’avait immédiatement fusillée du regard, sans une once de compassion, voire même d’humanité. Elle avait dû soutenir son regard, sachant pertinemment qu’il pouvait tout aussi bien lui ordonner de rester là, abandonner la traque et sombrer dans un abîme sans fond. La traque était toute sa vie, tout ce qui l’animait allait se dérouler là, dans quelques instants. S’il lui défendait de suivre et surtout de participer, ce serait comme s’il la tuait. Et il le savait. Mais ne pas soutenir son regard, ne pas prendre ce risque, avait tout autant de signification, sinon plus.
Faible, mauviette, femelle, ses mots cinglaient sans cesse au fond de sa mémoire. Le mépris de son père était plus dangereux que sa mise à l’écart. Elle avait donc soutenu son regard de tueur. Il avait tenu un moment, elle aussi. Puis un petit sourire s’était dessiné au coin de sa bouche toujours fermée. Le sourire était pourtant vaguement méprisant mais il marquait la fin du duel invisible. Il avait repris son conciliabule, comme si de rien n’était.
Matilda avait à nouveau gagné le droit de le suivre. Jusqu’à la prochaine erreur. C’était un combat sans fin, ça aussi, elle le savait.
La grotte n’en était pas une, c’est probablement ce que Milan expliquait. La roche s’était creusée au plus profond de la colline. Le tunnel aménagé par les éléments donnait sur une clairière, bien cachée et à l’abri des prédateurs ailés qui parcouraient en hurlant le ciel de Berceau-de-l’Hiver.
En quelques mouvements souples et silencieux ils avaient posé et défait leurs sacs. Puis Wilfried Koen avait donné ses ordres, par gestes connus de tous. Matilda n’en avait rien montré mais elle avait reçu les siens avec gratitude. Tout était à nouveau normal, elle pouvait respirer. Ils s’étaient alors déplacés lentement, afin de se placer autour de la combe dans laquelle la bête s’était installée avec sa petite meute, trois femelles et une petite dizaine de petits, d’âges différents, qui jouaient en grognant.
L’animal se pensait en sécurité dans cette combe fermée par un unique tunnel, la prise n’en serait que plus simple. Pas besoin de creuser la terre dure et glacée pour aménager deux ou trois grandes et profondes fosses, comme d’ordinaire. Le tunnel était là seule porte de sortie, il suffisait de le bloquer.
Ils avaient longé les abords de la clairière, enchâssée dans la colline, encerclant la petite meute qui était maintenant piégée. Mais le plus difficile restait à venir et il fallait jouer serré. Car si les bêtes se défendaient, ce qui était probable, elles attaqueraient pour protéger les petits. Et les traqueurs risquaient de les blesser.
Or les règles de la Traque, établies depuis des générations, étaient claires.
Pas question d’abîmer les bêtes qui doivent toutes être attrapées sans blessures. Elles seront dressées par les Koen, père et fille, le père se chargeant des plus gros, ou des plus dangereux, même s’il laissait Matilda s’y frotter de plus en plus souvent, et ce sans filet. On apprend rien sans prendre de vrais risques. Les estafilades qui orneront à jamais son dos et sa cuisse droite en attestent. Une fois les bêtes dressées, il les revendra ensuite au plus offrant, probablement un forain en quête d’un spectacle étourdissant, pour Griffe-Glace.
Il faut donc les diriger vers le piège qui a été aménagé dans le tunnel par Wilfried et Milan. Une longue nasse de cordages emplit maintenant l’espace du tunnel, empêchant toute fuite vers l’extérieur. S’ils procèdent comme il faut, Griffe Glace sera endormi le premier, mis hors d’état de nuire, grâce à une fléchette hypodermique correctement insérée. Ce type de fléchette est la seule arme capable de maîtriser une bête sauvage sans la blesser, grâce à une capsule de cire bouchant le trou de l'aiguille, qui se rompt au moment de l’impact et libère le produit tranquillisant dans le muscle. Le dosage est d’ailleurs essentiel, trop faible, l’animal ne s’endort pas, trop élevé, il peut être blessé, voire pire. Matilda s’en est chargée, sur ordre paternel, mais ce n’est pas elle qui va tirer. Avec ce genre de fusil, le tireur doit être proche de l’animal. Les fléchettes sont lourdes et ne peuvent pas parcourir une distance aussi longue qu’une balle. Il faut donc s’approcher au plus près, sans alerter l’animal. C’est Wilfried qui s’en charge, il a l’habitude.
Les petits seront attrapés à la main, là encore c’est Matilda qui doit s’en charger. Elle a préparé des sacs de toile pour les y fourrer, un par sac, ils ne doivent ni s’étouffer, ni se blesser les uns les autres. Milan et les autres vont utiliser des bâtons pour faire fuir les femelles vers le tunnel et la nasse, qu’il faudra alors refermer, avant de les endormir, à l’aide d’une autre fléchette hypodermique. Milan et deux autres ont chacun un fusil chargé, prêt à être utilisé.
Chacun sait ce qu’il a à faire et tous patientent, accroupis dans la neige et tendus. Le père Koen avance lentement, tout le monde retient son souffle. Il tient son fusil bien en mains, il s’arrête, se tend, vise, se détend puis tire. Matilda retient son souffle. Tout peut basculer dans un sens, comme dans l’autre. Une trop forte dose et l’animal en meurt. Une trop faible dose et l’animal en sera encore plus dangereux. La fléchette siffle l’air et atteint le flan droit de l’animal qui se redresse d’un bond.
Matilda compte les secondes. Un… deux… trois… quatre… cinq….six.. sept.. huit… neuf… Griffe-Glace chancèle mais se tient maintenant droit sur ses pattes, prêt à bondir vers l’ennemi qu’il ne voit pas, car Wilfried a déjà reculé au plus loin et s’est caché derrière un taillis. Trente… Trente et un…. Trente deux…. Trente trois… Les femelles ont elles aussi été alertées par le sursaut de Griffe-Glace, la tension devient presque insoutenable. Quarante… Quarante et un… Les petits n’ont rien senti venir, ils jouent à côté en grognant. Quarante cinq… Quarante six… L’énorme bête est prête à bondir sur Wilfried !… Quarante huit… Quarante neuf…. Griffe Glace bondit mais s’écroule enfin, assommé de tranquillisant. Matilda souffle. Son dosage était parfait.
Immédiatement les femelles se placent devant leurs petits, prêtes à les défendre. Wilfried recharge son fusil, puis le pose et sort les cordages indispensables pour immobiliser Griffe Glace qui va se réveiller dans les trente prochaines minutes. Les autres s’avancent sur les côtés en criant et frappant leurs bâtons sur le sol. Les femelles ont compris qu’elle devaient fuir. Elles prennent chacune un petit dans leur gueule puis bondissent vers le tunnel. Elles sont énormes, elles aussi, près de 200 kilos de muscles tendus, et des crocs qui peuvent déchiqueter d’un seul coup le torse d’un humain. Les trois femelles se précipitent dans le piège, Milan et deux autres les immobilisent d’une fléchette. Matilda suit l’opération du coin de l’oeil tout en ramassant les petits.
La tension est à son comble mais aucun son ne sort de leurs bouches, sinon le souffle qu’ils ont court et lourd. Enfin tout est réglé. Griffe-Glace est réveillé mais momifié dans un carcan de cordages. Les trois femelles dorment encore mais sont emmaillotées de cordes, immobilisées. Tous les petits sont dans les sacs que Matilda peine à tenir, tellement ils gigotent.
C’est une réussite. Le père Koen se redresse et les regarde tour à tour, la joie dans ses yeux est bien réelle, la fierté aussi. Son regard glisse sur Matilda qui prend un coup au coeur et s’affaisse sous le poids des sacs. Mais le voilà qui revient vers elle. Il plonge son regard dans le sien.
« Bien, les dosages ».
Il hoche la tête, il ne dira pas un mot de plus. Elle le sait, elle devra s’en contenter. Mais ça aussi, elle a appris.
Griffe-Glaces est là, juste à quelques mètres d’eux, imposant, bien qu’il soit allongé à l’abri derrière des taillis recouverts d’une neige cotonneuse et vierge. Matilda souffle lentement, tâchant de reprendre le contrôle de ses émotions. Depuis le temps qu’elle suit son père, elle appris à se connaître. Elle perd toute efficacité si l’émotion la submerge, ce qui n’était pas arrivé depuis… depuis d’aussi loin qu’elle se souvienne. Une gosse, seule une gosse pourrait se laisser distraire par le flux intérieur qui bouillonne en permanence. Une gosse ou… un regard vers Milan. Décidément elle ne comprend plus rien.
Inspirer…. Expirer… Faire le vide en soi…
Depuis l’aube et le campement ils ont avancé rapidement, en silence et l’un derrière l’autre, jusqu’à l’aval d’une colline boisée qui grimpait vers le Nord. Là, Milan a désigné les traces, nombreuses et de différentes tailles, qui menaient à un passage sous la roche, une sorte de grotte dont l’entrée était rendue invisible par des buissons recouverts de neige. Le père Koen avait immédiatement levé le poing fermé et tous s’étaient arrêtés. Il y avait eu conciliabule entre les deux hommes et Matilda avait senti la colère grandir à nouveau en elle. Pendant la mâtinée, elle avait pourtant réussi à se reprendre, oublier la moquerie, se concentrer sur la traque qui les attendait. Mais de les voir si proches était trop douloureux, elle n’avait pas su contenir son dépit.
Un soupir, pourtant léger, très léger, lui avait échappé, et Koen l’avait immédiatement fusillée du regard, sans une once de compassion, voire même d’humanité. Elle avait dû soutenir son regard, sachant pertinemment qu’il pouvait tout aussi bien lui ordonner de rester là, abandonner la traque et sombrer dans un abîme sans fond. La traque était toute sa vie, tout ce qui l’animait allait se dérouler là, dans quelques instants. S’il lui défendait de suivre et surtout de participer, ce serait comme s’il la tuait. Et il le savait. Mais ne pas soutenir son regard, ne pas prendre ce risque, avait tout autant de signification, sinon plus.
Faible, mauviette, femelle, ses mots cinglaient sans cesse au fond de sa mémoire. Le mépris de son père était plus dangereux que sa mise à l’écart. Elle avait donc soutenu son regard de tueur. Il avait tenu un moment, elle aussi. Puis un petit sourire s’était dessiné au coin de sa bouche toujours fermée. Le sourire était pourtant vaguement méprisant mais il marquait la fin du duel invisible. Il avait repris son conciliabule, comme si de rien n’était.
Matilda avait à nouveau gagné le droit de le suivre. Jusqu’à la prochaine erreur. C’était un combat sans fin, ça aussi, elle le savait.
La grotte n’en était pas une, c’est probablement ce que Milan expliquait. La roche s’était creusée au plus profond de la colline. Le tunnel aménagé par les éléments donnait sur une clairière, bien cachée et à l’abri des prédateurs ailés qui parcouraient en hurlant le ciel de Berceau-de-l’Hiver.
En quelques mouvements souples et silencieux ils avaient posé et défait leurs sacs. Puis Wilfried Koen avait donné ses ordres, par gestes connus de tous. Matilda n’en avait rien montré mais elle avait reçu les siens avec gratitude. Tout était à nouveau normal, elle pouvait respirer. Ils s’étaient alors déplacés lentement, afin de se placer autour de la combe dans laquelle la bête s’était installée avec sa petite meute, trois femelles et une petite dizaine de petits, d’âges différents, qui jouaient en grognant.
L’animal se pensait en sécurité dans cette combe fermée par un unique tunnel, la prise n’en serait que plus simple. Pas besoin de creuser la terre dure et glacée pour aménager deux ou trois grandes et profondes fosses, comme d’ordinaire. Le tunnel était là seule porte de sortie, il suffisait de le bloquer.
Ils avaient longé les abords de la clairière, enchâssée dans la colline, encerclant la petite meute qui était maintenant piégée. Mais le plus difficile restait à venir et il fallait jouer serré. Car si les bêtes se défendaient, ce qui était probable, elles attaqueraient pour protéger les petits. Et les traqueurs risquaient de les blesser.
Or les règles de la Traque, établies depuis des générations, étaient claires.
Pas question d’abîmer les bêtes qui doivent toutes être attrapées sans blessures. Elles seront dressées par les Koen, père et fille, le père se chargeant des plus gros, ou des plus dangereux, même s’il laissait Matilda s’y frotter de plus en plus souvent, et ce sans filet. On apprend rien sans prendre de vrais risques. Les estafilades qui orneront à jamais son dos et sa cuisse droite en attestent. Une fois les bêtes dressées, il les revendra ensuite au plus offrant, probablement un forain en quête d’un spectacle étourdissant, pour Griffe-Glace.
Il faut donc les diriger vers le piège qui a été aménagé dans le tunnel par Wilfried et Milan. Une longue nasse de cordages emplit maintenant l’espace du tunnel, empêchant toute fuite vers l’extérieur. S’ils procèdent comme il faut, Griffe Glace sera endormi le premier, mis hors d’état de nuire, grâce à une fléchette hypodermique correctement insérée. Ce type de fléchette est la seule arme capable de maîtriser une bête sauvage sans la blesser, grâce à une capsule de cire bouchant le trou de l'aiguille, qui se rompt au moment de l’impact et libère le produit tranquillisant dans le muscle. Le dosage est d’ailleurs essentiel, trop faible, l’animal ne s’endort pas, trop élevé, il peut être blessé, voire pire. Matilda s’en est chargée, sur ordre paternel, mais ce n’est pas elle qui va tirer. Avec ce genre de fusil, le tireur doit être proche de l’animal. Les fléchettes sont lourdes et ne peuvent pas parcourir une distance aussi longue qu’une balle. Il faut donc s’approcher au plus près, sans alerter l’animal. C’est Wilfried qui s’en charge, il a l’habitude.
Les petits seront attrapés à la main, là encore c’est Matilda qui doit s’en charger. Elle a préparé des sacs de toile pour les y fourrer, un par sac, ils ne doivent ni s’étouffer, ni se blesser les uns les autres. Milan et les autres vont utiliser des bâtons pour faire fuir les femelles vers le tunnel et la nasse, qu’il faudra alors refermer, avant de les endormir, à l’aide d’une autre fléchette hypodermique. Milan et deux autres ont chacun un fusil chargé, prêt à être utilisé.
Chacun sait ce qu’il a à faire et tous patientent, accroupis dans la neige et tendus. Le père Koen avance lentement, tout le monde retient son souffle. Il tient son fusil bien en mains, il s’arrête, se tend, vise, se détend puis tire. Matilda retient son souffle. Tout peut basculer dans un sens, comme dans l’autre. Une trop forte dose et l’animal en meurt. Une trop faible dose et l’animal en sera encore plus dangereux. La fléchette siffle l’air et atteint le flan droit de l’animal qui se redresse d’un bond.
Matilda compte les secondes. Un… deux… trois… quatre… cinq….six.. sept.. huit… neuf… Griffe-Glace chancèle mais se tient maintenant droit sur ses pattes, prêt à bondir vers l’ennemi qu’il ne voit pas, car Wilfried a déjà reculé au plus loin et s’est caché derrière un taillis. Trente… Trente et un…. Trente deux…. Trente trois… Les femelles ont elles aussi été alertées par le sursaut de Griffe-Glace, la tension devient presque insoutenable. Quarante… Quarante et un… Les petits n’ont rien senti venir, ils jouent à côté en grognant. Quarante cinq… Quarante six… L’énorme bête est prête à bondir sur Wilfried !… Quarante huit… Quarante neuf…. Griffe Glace bondit mais s’écroule enfin, assommé de tranquillisant. Matilda souffle. Son dosage était parfait.
Immédiatement les femelles se placent devant leurs petits, prêtes à les défendre. Wilfried recharge son fusil, puis le pose et sort les cordages indispensables pour immobiliser Griffe Glace qui va se réveiller dans les trente prochaines minutes. Les autres s’avancent sur les côtés en criant et frappant leurs bâtons sur le sol. Les femelles ont compris qu’elle devaient fuir. Elles prennent chacune un petit dans leur gueule puis bondissent vers le tunnel. Elles sont énormes, elles aussi, près de 200 kilos de muscles tendus, et des crocs qui peuvent déchiqueter d’un seul coup le torse d’un humain. Les trois femelles se précipitent dans le piège, Milan et deux autres les immobilisent d’une fléchette. Matilda suit l’opération du coin de l’oeil tout en ramassant les petits.
La tension est à son comble mais aucun son ne sort de leurs bouches, sinon le souffle qu’ils ont court et lourd. Enfin tout est réglé. Griffe-Glace est réveillé mais momifié dans un carcan de cordages. Les trois femelles dorment encore mais sont emmaillotées de cordes, immobilisées. Tous les petits sont dans les sacs que Matilda peine à tenir, tellement ils gigotent.
C’est une réussite. Le père Koen se redresse et les regarde tour à tour, la joie dans ses yeux est bien réelle, la fierté aussi. Son regard glisse sur Matilda qui prend un coup au coeur et s’affaisse sous le poids des sacs. Mais le voilà qui revient vers elle. Il plonge son regard dans le sien.
« Bien, les dosages ».
Il hoche la tête, il ne dira pas un mot de plus. Elle le sait, elle devra s’en contenter. Mais ça aussi, elle a appris.
Matilda Koen- Citoyen
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Lieu de naissance : Kalimdor
Age : 36
Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
La fête.
Ils ont quitté la clairière en portant les bêtes sur de grosses branches placées sur leurs épaules. Matilda a confectionné une sorte de luge creuse dans laquelle elle a entassé les sacs avec les petits, bien moins virulents. Ils avancent d’un bon pas mais leurs traces sont précises, là encore, pas question d’abîmer la marchandise.
Pourtant, s’ils sont attentifs à la marche, ils sont aussi un peu plus agités que d’ordinaire. Car la traque les a mis en joie, et la conversation est fluide, animée, de traqueur à traqueur et même de mec à mec. Tout y passe, les bonnes traques, les jolies filles, les bons coups, les râteaux, les beuveries, les bagarres, les rêves. Seuls les deux Koen se taisent. Le père semble écouter car il laisse de temps en temps éclater un rire mais Matilda est ailleurs, tout ça lui passe au dessus, elle n’est pas concernée.
Pourtant si elle écoutait, elle verrait que Milan non plus n’y est pas vraiment, dans cet échange viril et amical. Certes, il rit, rebondit aux paroles de l’un ou de l’autre, mais il n’y est pas. Il participe, mais c’est un jeu de façade, car toute son attention est tournée vers elle, Matilda. Matilda et ses silences, Matilda et sa tension intérieure, Matilda et ses colères, Matilda et sa beauté mystérieuse, Matilda et la vie qui pulse en elle, comme dans aucune autre.
Cette fille l’attire et lui fait peur. Elle le trouble, le désarçonne, lui vrille les tripes, le déboussole, le fait planer, le fait plonger, le fait rêver, le fait souffrir, le fait aimer, comme jamais. Et il ne l’a pas encore touchée. Que va-t-il se passer lorsqu’il la prendra dans ses bras pour l’aimer, de tout son être palpitant, l’aimer de ses caresses, de son souffle, de l’emprise qu’il aura sur elle, de l’emprise qu’elle aura sur lui, de son abandon, de leurs abandons, intermittents, puis communs et enfin fusionnels. Que va-t-il se passer sinon la perte totale du contrôle qu’il a sur lui-même. Voilà ce qui l’attire et lui fait peur. Tout ce potentiel de vibrations qu’il peine à canaliser l’empêche d’être avec les autres. Il ne veut qu’une seule chose, être avec elle, vibrer avec elle, dans cet ailleurs qu’elle habite en ce moment même.
Encore un regard vers elle, tandis que la troupe s’esclaffe de concert. Il aimerait tant pouvoir lui dire, d’un battement de cils ou d’un froncement de sourcil, combien il regrette sa colère du matin, et combien il la trouve belle, et forte, et désirable. Mais la jeune femme n’est plus avec eux depuis ce moment qu’il regrette tant. Elle est dans un ailleurs qui n’appartient qu’à elle, seule, dans l’absence, dans l’immense vide d’amour et de reconnaissance qui semble l’écraser à jamais.
Enfin, ils arrivent en vue du refuge de Pluie des Etoiles. Là des cages, commandées il y a quelques semaines et préparées par les artisans du coin, les attendent. Il est temps car les bêtes réveillées se démènent pour s’échapper et leur mènent la vie dure tandis qu’ils marchent. Heureusement depuis une heure ils avancent sur un chemin bien plus praticable que les fourrés enneigés.
Les traqueurs aimeraient bien passer la nuit sur place, ils sont fatigués, éreintés, et puis ils ont envie de fêter ça, à coups de pintes de bière fraîche arrosée de rhum, pour faire passer la viande grillée qui les fait saliver d’avance. Mais le père Koen n’a encore rien dit de ses intentions. Il peut tout aussi bien leur offrir ce repos mérité, et même y participer, comme ordonner une marche nocturne pour atteindre Long-Guet au petit matin.
Les nains ont oeuvré efficacement. Plusieurs cages, faites de bois sec et de cordages, les attendent devant l’atelier, entassées sous un auvent de toile. Le Maître Artisan se précipite vers Wilfried en les voyant débarquer. Tandis que le père Koen s’est éclipsé avec le nain, probablement pour payer et envisager d’autres traques et donc d’autres commandes à venir, la troupe se pose à l’écart pour commencer le transfert des bêtes dans les cages. Comme toujours les gestes sont précis, rapides et silencieux. Chacun a son rôle, là aussi. Tout est réglé à la seconde, au geste, au placement. Rien ne dépasse, rien ne manque, tout est répété, cadré, organisé. Les officiers d’armée pourraient jalouser leur ordre de marche.
Il ne leur faut pas longtemps pour que chaque bête ait intégré son nouvel habitat. Déjà Griffe-Glace teste la solidité du sien en secouant la cage de bonds successifs, et les femelles ne sont pas en reste. Toutes les bêtes ragent, grognent, hurlent, toutes ensemble, dans un concert assourdissant de feulements.
Enfin le père Koen revient et son visage satisfait laisse présager ce que tous espèrent, l’ordre de rester pour la nuit. De fait, l’artisan lui a fait une remise, contre la promesse d’une autre commande identique. Koen pense pouvoir réitérer la prise, le nain lui a parlé d’une autre bête d’exception, plus à l’est. Ils reviendront traquer. Ils ont donc mérité de fêter celle-ci. Un hourra général accueille ses paroles. Matilda sursaute. Bien qu’aussi efficace que les autres, elle était encore loin d’eux. Elle parcourt du regard la troupe, « sa » troupe, comprend enfin et soupire, de satisfaction. Elle n’a pourtant aucune envie de faire la fête, même restreinte à de la viande grillée arrosée d’alcool, mais le repos sera plus que bienvenu. Elle n’en a rien montré, du moins s’y est-elle employée, mais elle tient à peine sur ses jambes.
Quelques achats pour la soirée et la troupe se remet en route avec les cages. Le père Koen trouve rapidement l’emplacement du campement pour la nuit, monté dans l’enthousiasme général. Les cages sont posées un peu plus loin, vérifiées, sécurisées toutes ensemble d’un maillage de cordes complet et serré, puis recouvertes d’une bâche qui devrait tenir les bêtes au calme jusqu’au lendemain.
Un peu plus tard dans la soirée, le feu illumine les visages tirés mais souriants. Ils ont mangé, ils ont bu la bière achetée en tonneau au refuge de Pluie des Etoiles, et c’est maintenant le rhum qui circule de main en main et de bouche en bouche. C’est une vieille bouteille que le père Koen a sortie de son sac. Elle était pleine il y a une heure, elle est à moitié vide, les regards se font flous, les rires pâteux et les voix ensommeillées. Wilfried se lève le premier et se dirige vers sa tente d’un pas lourd, un peu moins bien assuré qu’en arrivant. Mais il n’a rien perdu de sa superbe et leur ordonne d’un sourire narquois de ne pas tout boire et, surtout, d’être fin prêts à l’aube pour repartir vers Long-Guet. Les traqueurs acquiescent en riant, la plupart tiennent bien l’alcool, ils n’auront aucun mal à se lever à temps.
Matilda, quant à elle, a décollé depuis un bon moment, et elle plane en silence, dans un délire embrumé qui la rend plutôt sereine, voire même souriante. Milan est assis juste à côté d’elle. Il a profité d’un déplacement autour de la viande grillée pour repousser le comparse qui la côtoyait, affrontant le regard goguenard de Wilfried qui capte toujours tout, sans jamais rien dire.
La bouteille a fait un nouveau tour et lui revient. Il hésite, en boit une gorgée puis la tend à Matilda, assise en tailleur, à droite de lui. Elle s’est un peu affaissée sur elle-même, la fatigue ne fait pas bon ménage avec l’alcool. Elle ne le voit pas, et ne bouge pas. Milan reste avec la bouteille tendue vers elle. Indifférence volontaire ou non, Milan n’en sait rien. Malgré leur proximité, elle ne l’a pas regardé de toute la soirée. Il préfère penser qu’elle est là où elle est depuis le départ du campement, ailleurs.
Il lui redonne un petit coup de coude amical et pousse la bouteille vers sa main. Enfin elle semble redescendre de son nuage et regarde la bouteille un moment avant de relever la tête pour le regarder, lui. Il soutient son regard, qu’il assortit d’un sourire qu’il espère bienveillant, tendre ou du moins amical. Elle ne détourne pas les yeux, son regard est sombre et intense. Elle le sonde, il se laisse faire. Tout à coup elle parle.
« J’ai besoin de …. prendre l’air avant d’aller dormir, mais j’ai pas envie de m’éloigner seule, tu veux bien m’accompagner ? ».
Il en est tellement étonné qu’il ne réagit pas, elle soupire.
« Tu le fais exprès ? C’est pour me punir ? J’ai besoin d’aller pisser et je veux pas tomber comme une conne, seule dans la neige…»
Il sursaute et secoue frénétiquement la tête. Il regrette déjà d’avoir trop bu, il n’a plus tous ses moyens, ça va mal finir, il le sent.
« Non ! Oui ! Bien sûr, je t’accompagne ! ».
Elle se lève, flageolante, mais repousse sa main qui veut l’aider. Il se redresse en redonnant la bouteille à gauche. Le collègue grogne de satisfaction et se ressert sans regarder Milan, ni même Matilda. Personne ne se préoccupe plus des départs vers les tentes.
Matilda fait quelques pas puis attrape un peu de neige vierge pour s’en frotter le visage. Demander à Milan de l’accompagner est une démarche qu’elle aurait préféré éviter mais qu’elle sait nécessaire. Elle n’a pas bu autant que les autres, mais elle est tout de même ivre. Elle risque bien de glisser et de s’affaler sans plus pouvoir se relever. Elle pourrait mourir de froid et Milan est le seul en qui elle a confiance, quand bien même elle ressent encore un peu de colère tout au fond d’elle.
Et puis elle a eu le temps de réfléchir, il n’y a qu’un seul coupable, et bien évidemment ce n’est pas lui. Curieusement ce n’est même pas son père qu’elle juge responsable de ses malheurs, mais elle-même. Elle se trouve trop faible, trop dans l’attente d’une reconnaissance qui, elle le sait pourtant, ne viendra jamais. Elle doit se durcir encore plus, gommer toute trace de féminité, enfouir ses émotions à jamais, lisser ses attitudes, ses gestes, modeler tout son être dans un carcan de tension volontaire, se mettre elle-même en cage, comme Griffe-Glace.
Toute à ses réflexions elle ne voit pas que Milan ne la quitte pas des yeux, prêt à bondir si elle glisse. Enfin elle s’arrête, regarde alentours, elle sent la fatigue la prendre doucement. Encore un petit effort et elle pourra sombrer dans le sommeil, pour le moment il faut se défaire du barda qui la protège, et ce sans tomber, ce qui n’est pas simple. Elle défait sa ceinture et s’apprête à baisser son pantalon de cuir lorsqu’un raclement de gorge lui rappelle la présence de Milan. Elle se tourne vers lui en vacillant.
« Je peux avoir un peu d’intimité, s’il te plaît ? ».
Il avait déjà reculé d’un pas, il acquiesce et se tourne, puis marmonne qu’il en a besoin aussi. Il fait un nouveau pas de côté et se soulage sans attendre, derrière l’arbre contre lequel il se tient. Ça la fait sourire, elle se tourne vers lui qu’elle ne voit plus et pose ses fesses dans la neige. La voilà qui rit doucement, tandis que sa vessie se vide enfin. Il était temps, elle n’en pouvait plus.
Tous les deux se rhabillent et commencent à marcher, le froid les a réveillés. Matilda trempe ses mains dans la neige, les glisse l’une contre l’autre pour les laver, en reprend une pleine poignée vierge dont elle se frotte le visage et se remplit la bouche. Milan a fait de même et l’observe en souriant. Dans la nuit, sur cette neige, ses cheveux éclairent étrangement son visage, elle est encore plus belle.
Il s’arrête. Elle fait de même, le regarde. Il voit dans ses yeux qu’elle est là, enfin, présente, attentive, avec lui, elle en semble elle-même étonnée. Il s’approche, d’un petit pas, elle ne bouge pas. Un second pas, leurs regards sont vrillés l’un à l’autre. Il s’attend à ce qu’elle se retire, s’envole loin de lui, d’un seul regard. Mais elle reste. Il voit dans ses yeux l’éclat qui annonce la crainte, et en même temps le désir. Il entend dans son souffle cette crainte se distiller dans tout son corps. Il prend peur, à son tour. Il ne veut pas la faire fuir, il la désire, mais ne veut pas la forcer. La tension grandit en lui, insoutenable. Il comprend, à cet instant précis, qu’il ne saura pas surmonter sa propre frousse, celle de la faire fuir, là aujourd’hui, et peut-être de ce fait à jamais. Il ne peut qu’attendre, et espérer.
Matilda a tout à coup un éclair de lucidité, une sorte de fulgurance, la perception intime de ce qui se trame en transparence. Il l’attend, et elle a envie de lui. Mais quelque chose tout au fond d’elle lui interdit d’y aller, de le dire, ou de le montrer. Sauf qu’elle connaît suffisamment la nature des choses et des gens, et surtout celle des animaux, pour savoir que tout se lit, sur un corps et encore plus un visage. Ce qu’elle lit en lui, il est très certainement en train de le lire en elle. Qu’est ce qui la retient… elle ne sait pas.
Concentrée sur la lecture de son visage, elle perçoit, tout en même temps, le lapin qui glisse dans le fourré non loin, l’oiseau de nuit qui se pose sur une branche à une dizaine de mètres, le feu qui crépite dans le campement, un hurleur ailé qui fond sur une proie au loin, le vent glacial qui les enveloppe, l’odeur de la viande grillée sur ses mains, le goût du rhum dans sa bouche, le froid qui persiste sur son fessier, ses pieds qui tremblent dans la neige qui monte presque jusqu’aux genoux… et puis……non… son souffle, c’est son souffle qu’elle perçoit maintenant, son souffle tout à coup lourd et rapide, puissant, difficile … puis son odeur, musquée, poivrée, enveloppante, attirante… le tremblement de ses mains, qui semblent vouloir s’envoler malgré lui…. le frémissement de son corps, ici un tic sur la paupière gauche, là une veine qui grossit sur le cou… la pulsation de sa peau, tendue à l’extrême.
En pensées, elle s’est propulsée tout contre lui pour mieux ressentir ce qu’elle percevait. Elle le caresse et le presse, capte cette vibration qu’elle voit pulser sous la peau, elle l’embrasse, le goûte, le mange, se fond en lui. Tout à coup elle se fige, ses yeux s’écarquillent d’étonnement, c’est comme si, lui aussi, se projetait en elle, l’attirait en pensées. C’est comme un déclic. Sans qu’elle sache pourquoi, le barrage intérieur se brise. Dans un sursaut presque violent elle se jette alors tout contre lui, ses deux mains enveloppent son visage, et sa bouche vient cueillir la sienne. Il souffle en l’attrapant de ses bras puissants, l’enveloppe et la serre, puis prend son visage de ses mains énormes tandis que leurs bouches se dévorent l’une l’autre.
« Hem.. j’te cherchais Milan…. mais j’tombe mal on dirait… ».
Ils ne l’ont pas entendu arriver, impossible de savoir depuis combien de temps il est là, à les reluquer de ses yeux avinés. Berick est probablement venu se soulager, il est fin saoul et tient à peine sur ses jambes. Il ne représente pas vraiment un danger, mais Matilda retrouve immédiatement ses esprits et sans quitter Berick des yeux, s’écarte de Milan un peu trop rapidement. Il la serrait tellement fort, elle est obligée de le repousser. Décidément il n’aime pas ça. Il la secoue par les épaules, à peine, juste pour la ramener à lui. Elle tourne la tête, le regarde et son visage se radoucit. C’est fugace mais bien réel. Il s’accroche à cette idée et la lâche enfin.
Elle hoche la tête, comme si c’était entendu.
« J’y vais, je vais vérifier les cages, ne vous étalez pas trop sous la tente si vous y êtes avant moi».
Milan l’observe tandis qu’elle se dégage et se dirige vers le campement. Berick a l’air niais et le fixe en dodelinant de la tête. Milan le prend par le col, prêt à le tabasser. Mais l’autre est cuit, demain il aura oublié. Il le repousse d’une bourrade.
« Et tu me cherchais pour quelle raison ? ».
Berick n’en a aucune idée, bien évidemment. Milan lui redonne une autre bourrade, il manque tomber le cul dans la neige.
« T’es vraiment con, tu sais ».
Il repart vers le campement, Berick lui emboîte le pas. Il a la bouche pâteuse, il tente une explication.
« J’crois que….. j’crois que c’tait pour te dire qu’il fallait aller s’pieuter… Sont tous partis, m’ont laissé seul… pis dans la tente t’étais pas là, alors… ».
Milan étouffe un juron amusé.
« Y’a pas à dire, ouais, t’es vraiment con ».
Dix minutes plus tard, Berick ronfle sous la tente, Milan s’est enfilé dans son sac de peaux, il attend. Matilda arrive enfin, son sac de couchage est prêt, juste à côté de Milan. Elle le regarde, de nouveau distante. Elle espérait sans doute qu’il dormirait. Il soupire, elle ne doit rien craindre de lui. Il repousse son sac et lui fait signe de venir dormir, il ne la touchera pas. Elle a l’air perdue. Il ferme les yeux, il ne sait plus quoi faire pour la rassurer. Il l’entend ôter ses bottes, sa grosse veste et le pantalon de cuir, elle ne garde probablement, comme eux tous, qu’un ensemble de lin, jambières et maillot qui tiennent chaud et sont indispensables dans cette région. Elle se glisse dans son sac de couchage puis ferme les yeux, essayant de calmer sa respiration. Elle sait que maintenant il la regarde, elle le sent, elle l’entend. Dans un sursaut elle se tourne, ne laissant voir que son dos. Puis petit à petit elle se recule et se glisse tout contre lui. Elle l’entend souffler tandis que ses bras l’enveloppent à nouveau. Il la serre, elle le sent trembler.
Elle n’a aucune idée de ce qui l’attend demain, sinon qu’elle sera partagée, entre regret d’avoir cédé et désir de recommencer. En attendant, elle se colle un peu plus au grand corps de Milan et s’abandonne enfin. Elle est dans ses bras et elle y est bien. Une dernière pensée pour ses réflexions du jour et cette féminité à gommer. Peut-être que…. elle s’endort, épuisée.
Ils ont quitté la clairière en portant les bêtes sur de grosses branches placées sur leurs épaules. Matilda a confectionné une sorte de luge creuse dans laquelle elle a entassé les sacs avec les petits, bien moins virulents. Ils avancent d’un bon pas mais leurs traces sont précises, là encore, pas question d’abîmer la marchandise.
Pourtant, s’ils sont attentifs à la marche, ils sont aussi un peu plus agités que d’ordinaire. Car la traque les a mis en joie, et la conversation est fluide, animée, de traqueur à traqueur et même de mec à mec. Tout y passe, les bonnes traques, les jolies filles, les bons coups, les râteaux, les beuveries, les bagarres, les rêves. Seuls les deux Koen se taisent. Le père semble écouter car il laisse de temps en temps éclater un rire mais Matilda est ailleurs, tout ça lui passe au dessus, elle n’est pas concernée.
Pourtant si elle écoutait, elle verrait que Milan non plus n’y est pas vraiment, dans cet échange viril et amical. Certes, il rit, rebondit aux paroles de l’un ou de l’autre, mais il n’y est pas. Il participe, mais c’est un jeu de façade, car toute son attention est tournée vers elle, Matilda. Matilda et ses silences, Matilda et sa tension intérieure, Matilda et ses colères, Matilda et sa beauté mystérieuse, Matilda et la vie qui pulse en elle, comme dans aucune autre.
Cette fille l’attire et lui fait peur. Elle le trouble, le désarçonne, lui vrille les tripes, le déboussole, le fait planer, le fait plonger, le fait rêver, le fait souffrir, le fait aimer, comme jamais. Et il ne l’a pas encore touchée. Que va-t-il se passer lorsqu’il la prendra dans ses bras pour l’aimer, de tout son être palpitant, l’aimer de ses caresses, de son souffle, de l’emprise qu’il aura sur elle, de l’emprise qu’elle aura sur lui, de son abandon, de leurs abandons, intermittents, puis communs et enfin fusionnels. Que va-t-il se passer sinon la perte totale du contrôle qu’il a sur lui-même. Voilà ce qui l’attire et lui fait peur. Tout ce potentiel de vibrations qu’il peine à canaliser l’empêche d’être avec les autres. Il ne veut qu’une seule chose, être avec elle, vibrer avec elle, dans cet ailleurs qu’elle habite en ce moment même.
Encore un regard vers elle, tandis que la troupe s’esclaffe de concert. Il aimerait tant pouvoir lui dire, d’un battement de cils ou d’un froncement de sourcil, combien il regrette sa colère du matin, et combien il la trouve belle, et forte, et désirable. Mais la jeune femme n’est plus avec eux depuis ce moment qu’il regrette tant. Elle est dans un ailleurs qui n’appartient qu’à elle, seule, dans l’absence, dans l’immense vide d’amour et de reconnaissance qui semble l’écraser à jamais.
Enfin, ils arrivent en vue du refuge de Pluie des Etoiles. Là des cages, commandées il y a quelques semaines et préparées par les artisans du coin, les attendent. Il est temps car les bêtes réveillées se démènent pour s’échapper et leur mènent la vie dure tandis qu’ils marchent. Heureusement depuis une heure ils avancent sur un chemin bien plus praticable que les fourrés enneigés.
Les traqueurs aimeraient bien passer la nuit sur place, ils sont fatigués, éreintés, et puis ils ont envie de fêter ça, à coups de pintes de bière fraîche arrosée de rhum, pour faire passer la viande grillée qui les fait saliver d’avance. Mais le père Koen n’a encore rien dit de ses intentions. Il peut tout aussi bien leur offrir ce repos mérité, et même y participer, comme ordonner une marche nocturne pour atteindre Long-Guet au petit matin.
Les nains ont oeuvré efficacement. Plusieurs cages, faites de bois sec et de cordages, les attendent devant l’atelier, entassées sous un auvent de toile. Le Maître Artisan se précipite vers Wilfried en les voyant débarquer. Tandis que le père Koen s’est éclipsé avec le nain, probablement pour payer et envisager d’autres traques et donc d’autres commandes à venir, la troupe se pose à l’écart pour commencer le transfert des bêtes dans les cages. Comme toujours les gestes sont précis, rapides et silencieux. Chacun a son rôle, là aussi. Tout est réglé à la seconde, au geste, au placement. Rien ne dépasse, rien ne manque, tout est répété, cadré, organisé. Les officiers d’armée pourraient jalouser leur ordre de marche.
Il ne leur faut pas longtemps pour que chaque bête ait intégré son nouvel habitat. Déjà Griffe-Glace teste la solidité du sien en secouant la cage de bonds successifs, et les femelles ne sont pas en reste. Toutes les bêtes ragent, grognent, hurlent, toutes ensemble, dans un concert assourdissant de feulements.
Enfin le père Koen revient et son visage satisfait laisse présager ce que tous espèrent, l’ordre de rester pour la nuit. De fait, l’artisan lui a fait une remise, contre la promesse d’une autre commande identique. Koen pense pouvoir réitérer la prise, le nain lui a parlé d’une autre bête d’exception, plus à l’est. Ils reviendront traquer. Ils ont donc mérité de fêter celle-ci. Un hourra général accueille ses paroles. Matilda sursaute. Bien qu’aussi efficace que les autres, elle était encore loin d’eux. Elle parcourt du regard la troupe, « sa » troupe, comprend enfin et soupire, de satisfaction. Elle n’a pourtant aucune envie de faire la fête, même restreinte à de la viande grillée arrosée d’alcool, mais le repos sera plus que bienvenu. Elle n’en a rien montré, du moins s’y est-elle employée, mais elle tient à peine sur ses jambes.
Quelques achats pour la soirée et la troupe se remet en route avec les cages. Le père Koen trouve rapidement l’emplacement du campement pour la nuit, monté dans l’enthousiasme général. Les cages sont posées un peu plus loin, vérifiées, sécurisées toutes ensemble d’un maillage de cordes complet et serré, puis recouvertes d’une bâche qui devrait tenir les bêtes au calme jusqu’au lendemain.
Un peu plus tard dans la soirée, le feu illumine les visages tirés mais souriants. Ils ont mangé, ils ont bu la bière achetée en tonneau au refuge de Pluie des Etoiles, et c’est maintenant le rhum qui circule de main en main et de bouche en bouche. C’est une vieille bouteille que le père Koen a sortie de son sac. Elle était pleine il y a une heure, elle est à moitié vide, les regards se font flous, les rires pâteux et les voix ensommeillées. Wilfried se lève le premier et se dirige vers sa tente d’un pas lourd, un peu moins bien assuré qu’en arrivant. Mais il n’a rien perdu de sa superbe et leur ordonne d’un sourire narquois de ne pas tout boire et, surtout, d’être fin prêts à l’aube pour repartir vers Long-Guet. Les traqueurs acquiescent en riant, la plupart tiennent bien l’alcool, ils n’auront aucun mal à se lever à temps.
Matilda, quant à elle, a décollé depuis un bon moment, et elle plane en silence, dans un délire embrumé qui la rend plutôt sereine, voire même souriante. Milan est assis juste à côté d’elle. Il a profité d’un déplacement autour de la viande grillée pour repousser le comparse qui la côtoyait, affrontant le regard goguenard de Wilfried qui capte toujours tout, sans jamais rien dire.
La bouteille a fait un nouveau tour et lui revient. Il hésite, en boit une gorgée puis la tend à Matilda, assise en tailleur, à droite de lui. Elle s’est un peu affaissée sur elle-même, la fatigue ne fait pas bon ménage avec l’alcool. Elle ne le voit pas, et ne bouge pas. Milan reste avec la bouteille tendue vers elle. Indifférence volontaire ou non, Milan n’en sait rien. Malgré leur proximité, elle ne l’a pas regardé de toute la soirée. Il préfère penser qu’elle est là où elle est depuis le départ du campement, ailleurs.
Il lui redonne un petit coup de coude amical et pousse la bouteille vers sa main. Enfin elle semble redescendre de son nuage et regarde la bouteille un moment avant de relever la tête pour le regarder, lui. Il soutient son regard, qu’il assortit d’un sourire qu’il espère bienveillant, tendre ou du moins amical. Elle ne détourne pas les yeux, son regard est sombre et intense. Elle le sonde, il se laisse faire. Tout à coup elle parle.
« J’ai besoin de …. prendre l’air avant d’aller dormir, mais j’ai pas envie de m’éloigner seule, tu veux bien m’accompagner ? ».
Il en est tellement étonné qu’il ne réagit pas, elle soupire.
« Tu le fais exprès ? C’est pour me punir ? J’ai besoin d’aller pisser et je veux pas tomber comme une conne, seule dans la neige…»
Il sursaute et secoue frénétiquement la tête. Il regrette déjà d’avoir trop bu, il n’a plus tous ses moyens, ça va mal finir, il le sent.
« Non ! Oui ! Bien sûr, je t’accompagne ! ».
Elle se lève, flageolante, mais repousse sa main qui veut l’aider. Il se redresse en redonnant la bouteille à gauche. Le collègue grogne de satisfaction et se ressert sans regarder Milan, ni même Matilda. Personne ne se préoccupe plus des départs vers les tentes.
Matilda fait quelques pas puis attrape un peu de neige vierge pour s’en frotter le visage. Demander à Milan de l’accompagner est une démarche qu’elle aurait préféré éviter mais qu’elle sait nécessaire. Elle n’a pas bu autant que les autres, mais elle est tout de même ivre. Elle risque bien de glisser et de s’affaler sans plus pouvoir se relever. Elle pourrait mourir de froid et Milan est le seul en qui elle a confiance, quand bien même elle ressent encore un peu de colère tout au fond d’elle.
Et puis elle a eu le temps de réfléchir, il n’y a qu’un seul coupable, et bien évidemment ce n’est pas lui. Curieusement ce n’est même pas son père qu’elle juge responsable de ses malheurs, mais elle-même. Elle se trouve trop faible, trop dans l’attente d’une reconnaissance qui, elle le sait pourtant, ne viendra jamais. Elle doit se durcir encore plus, gommer toute trace de féminité, enfouir ses émotions à jamais, lisser ses attitudes, ses gestes, modeler tout son être dans un carcan de tension volontaire, se mettre elle-même en cage, comme Griffe-Glace.
Toute à ses réflexions elle ne voit pas que Milan ne la quitte pas des yeux, prêt à bondir si elle glisse. Enfin elle s’arrête, regarde alentours, elle sent la fatigue la prendre doucement. Encore un petit effort et elle pourra sombrer dans le sommeil, pour le moment il faut se défaire du barda qui la protège, et ce sans tomber, ce qui n’est pas simple. Elle défait sa ceinture et s’apprête à baisser son pantalon de cuir lorsqu’un raclement de gorge lui rappelle la présence de Milan. Elle se tourne vers lui en vacillant.
« Je peux avoir un peu d’intimité, s’il te plaît ? ».
Il avait déjà reculé d’un pas, il acquiesce et se tourne, puis marmonne qu’il en a besoin aussi. Il fait un nouveau pas de côté et se soulage sans attendre, derrière l’arbre contre lequel il se tient. Ça la fait sourire, elle se tourne vers lui qu’elle ne voit plus et pose ses fesses dans la neige. La voilà qui rit doucement, tandis que sa vessie se vide enfin. Il était temps, elle n’en pouvait plus.
Tous les deux se rhabillent et commencent à marcher, le froid les a réveillés. Matilda trempe ses mains dans la neige, les glisse l’une contre l’autre pour les laver, en reprend une pleine poignée vierge dont elle se frotte le visage et se remplit la bouche. Milan a fait de même et l’observe en souriant. Dans la nuit, sur cette neige, ses cheveux éclairent étrangement son visage, elle est encore plus belle.
Il s’arrête. Elle fait de même, le regarde. Il voit dans ses yeux qu’elle est là, enfin, présente, attentive, avec lui, elle en semble elle-même étonnée. Il s’approche, d’un petit pas, elle ne bouge pas. Un second pas, leurs regards sont vrillés l’un à l’autre. Il s’attend à ce qu’elle se retire, s’envole loin de lui, d’un seul regard. Mais elle reste. Il voit dans ses yeux l’éclat qui annonce la crainte, et en même temps le désir. Il entend dans son souffle cette crainte se distiller dans tout son corps. Il prend peur, à son tour. Il ne veut pas la faire fuir, il la désire, mais ne veut pas la forcer. La tension grandit en lui, insoutenable. Il comprend, à cet instant précis, qu’il ne saura pas surmonter sa propre frousse, celle de la faire fuir, là aujourd’hui, et peut-être de ce fait à jamais. Il ne peut qu’attendre, et espérer.
Matilda a tout à coup un éclair de lucidité, une sorte de fulgurance, la perception intime de ce qui se trame en transparence. Il l’attend, et elle a envie de lui. Mais quelque chose tout au fond d’elle lui interdit d’y aller, de le dire, ou de le montrer. Sauf qu’elle connaît suffisamment la nature des choses et des gens, et surtout celle des animaux, pour savoir que tout se lit, sur un corps et encore plus un visage. Ce qu’elle lit en lui, il est très certainement en train de le lire en elle. Qu’est ce qui la retient… elle ne sait pas.
Concentrée sur la lecture de son visage, elle perçoit, tout en même temps, le lapin qui glisse dans le fourré non loin, l’oiseau de nuit qui se pose sur une branche à une dizaine de mètres, le feu qui crépite dans le campement, un hurleur ailé qui fond sur une proie au loin, le vent glacial qui les enveloppe, l’odeur de la viande grillée sur ses mains, le goût du rhum dans sa bouche, le froid qui persiste sur son fessier, ses pieds qui tremblent dans la neige qui monte presque jusqu’aux genoux… et puis……non… son souffle, c’est son souffle qu’elle perçoit maintenant, son souffle tout à coup lourd et rapide, puissant, difficile … puis son odeur, musquée, poivrée, enveloppante, attirante… le tremblement de ses mains, qui semblent vouloir s’envoler malgré lui…. le frémissement de son corps, ici un tic sur la paupière gauche, là une veine qui grossit sur le cou… la pulsation de sa peau, tendue à l’extrême.
En pensées, elle s’est propulsée tout contre lui pour mieux ressentir ce qu’elle percevait. Elle le caresse et le presse, capte cette vibration qu’elle voit pulser sous la peau, elle l’embrasse, le goûte, le mange, se fond en lui. Tout à coup elle se fige, ses yeux s’écarquillent d’étonnement, c’est comme si, lui aussi, se projetait en elle, l’attirait en pensées. C’est comme un déclic. Sans qu’elle sache pourquoi, le barrage intérieur se brise. Dans un sursaut presque violent elle se jette alors tout contre lui, ses deux mains enveloppent son visage, et sa bouche vient cueillir la sienne. Il souffle en l’attrapant de ses bras puissants, l’enveloppe et la serre, puis prend son visage de ses mains énormes tandis que leurs bouches se dévorent l’une l’autre.
« Hem.. j’te cherchais Milan…. mais j’tombe mal on dirait… ».
Ils ne l’ont pas entendu arriver, impossible de savoir depuis combien de temps il est là, à les reluquer de ses yeux avinés. Berick est probablement venu se soulager, il est fin saoul et tient à peine sur ses jambes. Il ne représente pas vraiment un danger, mais Matilda retrouve immédiatement ses esprits et sans quitter Berick des yeux, s’écarte de Milan un peu trop rapidement. Il la serrait tellement fort, elle est obligée de le repousser. Décidément il n’aime pas ça. Il la secoue par les épaules, à peine, juste pour la ramener à lui. Elle tourne la tête, le regarde et son visage se radoucit. C’est fugace mais bien réel. Il s’accroche à cette idée et la lâche enfin.
Elle hoche la tête, comme si c’était entendu.
« J’y vais, je vais vérifier les cages, ne vous étalez pas trop sous la tente si vous y êtes avant moi».
Milan l’observe tandis qu’elle se dégage et se dirige vers le campement. Berick a l’air niais et le fixe en dodelinant de la tête. Milan le prend par le col, prêt à le tabasser. Mais l’autre est cuit, demain il aura oublié. Il le repousse d’une bourrade.
« Et tu me cherchais pour quelle raison ? ».
Berick n’en a aucune idée, bien évidemment. Milan lui redonne une autre bourrade, il manque tomber le cul dans la neige.
« T’es vraiment con, tu sais ».
Il repart vers le campement, Berick lui emboîte le pas. Il a la bouche pâteuse, il tente une explication.
« J’crois que….. j’crois que c’tait pour te dire qu’il fallait aller s’pieuter… Sont tous partis, m’ont laissé seul… pis dans la tente t’étais pas là, alors… ».
Milan étouffe un juron amusé.
« Y’a pas à dire, ouais, t’es vraiment con ».
Dix minutes plus tard, Berick ronfle sous la tente, Milan s’est enfilé dans son sac de peaux, il attend. Matilda arrive enfin, son sac de couchage est prêt, juste à côté de Milan. Elle le regarde, de nouveau distante. Elle espérait sans doute qu’il dormirait. Il soupire, elle ne doit rien craindre de lui. Il repousse son sac et lui fait signe de venir dormir, il ne la touchera pas. Elle a l’air perdue. Il ferme les yeux, il ne sait plus quoi faire pour la rassurer. Il l’entend ôter ses bottes, sa grosse veste et le pantalon de cuir, elle ne garde probablement, comme eux tous, qu’un ensemble de lin, jambières et maillot qui tiennent chaud et sont indispensables dans cette région. Elle se glisse dans son sac de couchage puis ferme les yeux, essayant de calmer sa respiration. Elle sait que maintenant il la regarde, elle le sent, elle l’entend. Dans un sursaut elle se tourne, ne laissant voir que son dos. Puis petit à petit elle se recule et se glisse tout contre lui. Elle l’entend souffler tandis que ses bras l’enveloppent à nouveau. Il la serre, elle le sent trembler.
Elle n’a aucune idée de ce qui l’attend demain, sinon qu’elle sera partagée, entre regret d’avoir cédé et désir de recommencer. En attendant, elle se colle un peu plus au grand corps de Milan et s’abandonne enfin. Elle est dans ses bras et elle y est bien. Une dernière pensée pour ses réflexions du jour et cette féminité à gommer. Peut-être que…. elle s’endort, épuisée.
Matilda Koen- Citoyen
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Re: Tu seras un homme, ma fille.
Le déclic.
Elle a mal dormi. Trop de pensées qui tournaient dans sa tête, trop de questions, trop d’images, trop de… Trop. Trop de tout, en elle et hors d’elle.
Son sommeil a été bref, haché, intermittent. La nuit l’a accompagnée, tandis qu’elle déroulait toute la scène, encore et encore, seconde par seconde, geste par geste, souffle après souffle, battements de cœur à la file, intenses et épuisants. Impossible de s’abandonner vraiment au sommeil qui n’a réussi à gagner que quelques minutes par ci par là. Un sommeil grignoté dans une nuit en mille morceaux, elle est cuite de fatigue émotionnelle tandis qu’un peu plus loin les feulements ont repris.
Elle s’était déjà dégagée de Milan dans la nuit, profitant d’un moment où il avait bougé. Elle est maintenant allongée sur le dos, lui aussi, et seule sa large main enveloppe encore le flanc frêle enfoui sous le sac de peaux. Elle la soulève avec lenteur. Que cette main est lourde. Elle se voit la poser sur sa joue et s’y enfouir. Elle secoue la tête, le regard dur. La main est vite reposée inerte sur le sol recouvert d’une natte tressée. Ce n’est plus qu’une main, autonome et vide de sens.
Elle se lève ensuite, moitié chancelante, puis s’oblige à se tendre d’attention tout en ramassant ses effets. Elle veut pouvoir encore un peu réfléchir, et il n’y a qu’une seule solution, elle doit rester seule, sans avoir à parler, et pour ce faire agir sans bruit. Un dernier regard pour Milan, très rapide, et elle sort, ses vêtements à la main.
Dehors l’aube pointe ses premiers rayons, colorant de rose et d’orange la blancheur de la campagne alentour. Les branches craquent sous le poids de la neige qui est tombée dans la nuit. La nature pépie et jacasse à qui mieux mieux, sereine et joyeuse dans le silence des hommes. Pourtant elle n’est pas seule. Tandis qu’elle enfile rapidement son enveloppe de cuir, elle observe ça et là les traces de son père.
Le feu a été réalimenté, quelques pièges ont été préparés et sont entassés près de sa tente. Des traces montrent qu’il y en avait d’autres et qu’il est parti avec. Elle comprend immédiatement. Il est allé chasser du petit gibier pour nourrir les bêtes. Elle sait ce qui lui reste à faire. Elle prend les pièges puis suit les traces de son père pour voir où elles mènent. De là elle prend la direction inverse et presse le pas en se morigénant. Ils auraient dû y penser la veille. Mettre des pièges ne va pas suffire, ils devront probablement partir avant qu’ils n’aient attrapé tout le gibier nécessaire. Il faut donc en tuer au fusil, et si possible plusieurs. Lapins, musaraignes, mulots, et pourquoi pas quelques loutres. Du moment que c’est frais, tout conviendra. Elle attrape quelques sacs de toile et prend aussi la luge pour les y poser une fois qu’ils seront pleins. Mieux vaut être prudente.
Elle glisse avant de partir son espingole à l’épaule. C’est son tout premier fusil, celui qui ne la quitte plus, cadeau de son père quand elle avait quinze ans. Elle en a deux autres, plus sophistiqués, mais celui là fera l’affaire, elle va chasser du petit gibier.
Elle s’éloigne un peu du campement, s’arrête, écoute, elle n’est pas assez loin pour poser les pièges, le bruit du campement fera fuir les renards qui pourraient s’y laisser prendre. Elle reprend sa quête tout en réfléchissant et marche d’un bon pas, sans plus se préoccuper de la nature alentour. Elle est dans ses pensées et elle trace. Tout à coup un cri déchire le silence dans le ciel, elle lève la tête en sursaut. Un hurleur ailé l’a captée et la suit d’en haut. Il se rapproche en tournoyant. Elle est dans une plaine, elle s’est éloignée sans y prendre garde, trop concentrée sur ses questions.
Elle arme son espingole en rageant. Elle doit se remettre en sous bois, et puis elle s’est trop éloignée des autres. Elle n’a aucune chance, seule contre ces monstres volants. De plus, son fusil n’est pas franchement idéal, mais elle n’a pas le temps de revenir, elle est désormais trop loin du campement et les bêtes ont faim.
Une fois à l’abri sous les futaies, elle se met à l’écoute d’éventuelles traces auditives, celles d’un terrier, par exemple. Mais Milan est là qui l’en empêche. Elle l’a laissé endormi dans la tente pourtant il habite désormais toutes les pores de sa peau. Sa chaleur l’enveloppe encore, son souffle la berce, son odeur l’envoûte, sa vibration l’accompagne. Elle vient d’échapper à une bête volante, elle se sent en déséquilibre, et pourtant elle est là à …. elle soupire, elle ne va pas y arriver, elle doit faire le vide en elle.
Elle ferme les yeux, tâche de refermer quelques volets intérieurs. Mais c’est tout son être qui est désormais impacté, tout ça bouillonne à l’intérieur, elle ne sait plus comment faire. Elle réfléchit, regarde autour d’elle, cherche un moyen d’expression, ne trouve rien, commence à s’énerver, bouillir de rage, ça ne va pas le faire… ça doit sortir sinon….
Elle tombe sur son séant et manque heurter la luge qui la suivait en glissant sur son aire. Assise et même enfoncée dans la neige, sous un taillis protecteur du ciel et de ses dangers, elle attrape une petite branche de bois sec qu’elle tourne entre ses deux mains gantées de cuir. Sans attendre elle pose alors son fusil devant elle et sort de sa poche un vieux couteau, de ces couteaux que l’on replie sur leur lame pour les rendre inoffensifs dans une main fermée. Elle le déplie et entame le bois, à petits coups secs et rapides. Elle le taille, le sculpte, sans y réfléchir, de plus en plus rapidement. Enfin elle se voit faire et s’amuse d’elle-même. Qu’est-ce qu’elle sculpte… une flèche ? Non… c’est une sorte de plume pour écrire. Elle le tourne dans sa main, c’est maintenant juste un petit morceau de bois taillé en forme de crayon. Mais écrire quoi ? Et où ?
La voilà qui dessine dans la neige. Des lettres. Un M… elle passe et repasse sur les jambes du M, lentement… Elle commence à réfléchir tout en imprimant la trace de ses pensées dans la neige. Pourquoi l’a t’elle embrassé la veille. Pourquoi tout à coup a t’elle réussi à surmonter le barrage intérieur. Elle repasse plan par plan le déroulé de la scène… image par image… sensation par sensation… émotion par émotion.
Cette envie qu’elle a eue de l’embrasser.. rien qu’en pensées… pourquoi est-elle passée à l’acte… parce qu’elle l’a vu faire de même… parce que dans ce regard qu’ils ont échangé s’est déplié entre eux comme une sorte de tunnel, ou comme un portail magique qui vous téléporte instantanément dans un autre endroit… parce qu’il a ouvert de son côté le même portail… oui… c’est ça…
Elle creuse les lettres sur la neige, elle écrit son prénom encore et encore, sa main qui va et vient sur cette drôle de page immaculée est comme un autre portail qui lui donne accès à ce qui se trame en elle. C’est une magie qu’elle ne comprend pas mais perçoit tout à coup très bien.
La trace qu’elle imprime au fil de ses pensées ouvre une porte tout au fond d’elle-même. C’est une lourde porte qui ouvre sur un monde lumineux, irradiant, beau, fantastiquement beau, et bon, merveilleusement bon, agréable, de l’amour pur, de la vie en fait, cette même vie qu’elle perçoit lorsqu’elle écoute le souffle du vent, hume la résine qui goutte des arbres, admire l’orangé de l’aube…
Le sol n’est plus qu’une grosse bouillasse de neige molle et son petit morceau de bois est éparpillé au milieu de la soupe de terre. Mais alors… si c’est la même chose, qu’elle a capté dans son regard… ce monde magique qui existe en elle… ce fantastique bien être qui tout à coup l’emporte … mais alors ce monde n'existe pas qu’en elle… parce qu’elle l’a bien capté au bout de ce tunnel, ce monde magique…. Milan avait donc ouvert sa propre porte… et il était prêt à l’accueillir… oui, c’est ça… il était là, lui aussi, authentique, entier… juste là, avec elle, présent, dans cet ailleurs qui s’ouvrait pour deux… oui, c’est ça ! Voilà comment a eu lieu le déclic !!! …. Elle s’affaisse et fond tout à coup en larmes, de joie et de fatigue mêlées. Le bruit de ses pleurs emplit la petite clairière où elle s’est assise.
Mais pendant qu’elle réfléchissait, toute concentrée intérieurement, elle n’a pas entendu l’énorme sanglier qui s’est approché et la regarde depuis un moment. Ses pleurs le font réagir, instinctivement. Lui aussi a comme une sorte de déclic. Lorsqu’il charge sur elle, il est déjà trop tard. Elle l’entend, relève la tête, effarée, se redresse, vive et agile, mais elle n’a pas le temps de reprendre son fusil pourtant armé.
Le sanglier fonce sur elle, lourd et véloce dans sa rage, les défenses en avant pour la transpercer, elle n’a aucune chance à mains nues. Et ce n’est pas son couteau qui va pouvoir l’aider. Son souffle s’accélère, son coeur s’affole, elle va mourir bêtement, quelle idiote, mais quelle idiote !!! Elle se retourne pour courir et fuir, mais elle heurte la luge….
PAN ! La bête s’effondre dans la neige, tuée d’une seule balle. Matilda glisse, sa tête cogne méchamment la luge et elle s’affale de tout son long. Avant de s’évanouir, elle a juste le temps d’apercevoir un homme, immobile, posté à une dizaine de mètres, le fusil toujours prêt à tirer.
Elle a mal dormi. Trop de pensées qui tournaient dans sa tête, trop de questions, trop d’images, trop de… Trop. Trop de tout, en elle et hors d’elle.
Son sommeil a été bref, haché, intermittent. La nuit l’a accompagnée, tandis qu’elle déroulait toute la scène, encore et encore, seconde par seconde, geste par geste, souffle après souffle, battements de cœur à la file, intenses et épuisants. Impossible de s’abandonner vraiment au sommeil qui n’a réussi à gagner que quelques minutes par ci par là. Un sommeil grignoté dans une nuit en mille morceaux, elle est cuite de fatigue émotionnelle tandis qu’un peu plus loin les feulements ont repris.
Elle s’était déjà dégagée de Milan dans la nuit, profitant d’un moment où il avait bougé. Elle est maintenant allongée sur le dos, lui aussi, et seule sa large main enveloppe encore le flanc frêle enfoui sous le sac de peaux. Elle la soulève avec lenteur. Que cette main est lourde. Elle se voit la poser sur sa joue et s’y enfouir. Elle secoue la tête, le regard dur. La main est vite reposée inerte sur le sol recouvert d’une natte tressée. Ce n’est plus qu’une main, autonome et vide de sens.
Elle se lève ensuite, moitié chancelante, puis s’oblige à se tendre d’attention tout en ramassant ses effets. Elle veut pouvoir encore un peu réfléchir, et il n’y a qu’une seule solution, elle doit rester seule, sans avoir à parler, et pour ce faire agir sans bruit. Un dernier regard pour Milan, très rapide, et elle sort, ses vêtements à la main.
Dehors l’aube pointe ses premiers rayons, colorant de rose et d’orange la blancheur de la campagne alentour. Les branches craquent sous le poids de la neige qui est tombée dans la nuit. La nature pépie et jacasse à qui mieux mieux, sereine et joyeuse dans le silence des hommes. Pourtant elle n’est pas seule. Tandis qu’elle enfile rapidement son enveloppe de cuir, elle observe ça et là les traces de son père.
Le feu a été réalimenté, quelques pièges ont été préparés et sont entassés près de sa tente. Des traces montrent qu’il y en avait d’autres et qu’il est parti avec. Elle comprend immédiatement. Il est allé chasser du petit gibier pour nourrir les bêtes. Elle sait ce qui lui reste à faire. Elle prend les pièges puis suit les traces de son père pour voir où elles mènent. De là elle prend la direction inverse et presse le pas en se morigénant. Ils auraient dû y penser la veille. Mettre des pièges ne va pas suffire, ils devront probablement partir avant qu’ils n’aient attrapé tout le gibier nécessaire. Il faut donc en tuer au fusil, et si possible plusieurs. Lapins, musaraignes, mulots, et pourquoi pas quelques loutres. Du moment que c’est frais, tout conviendra. Elle attrape quelques sacs de toile et prend aussi la luge pour les y poser une fois qu’ils seront pleins. Mieux vaut être prudente.
Elle glisse avant de partir son espingole à l’épaule. C’est son tout premier fusil, celui qui ne la quitte plus, cadeau de son père quand elle avait quinze ans. Elle en a deux autres, plus sophistiqués, mais celui là fera l’affaire, elle va chasser du petit gibier.
Elle s’éloigne un peu du campement, s’arrête, écoute, elle n’est pas assez loin pour poser les pièges, le bruit du campement fera fuir les renards qui pourraient s’y laisser prendre. Elle reprend sa quête tout en réfléchissant et marche d’un bon pas, sans plus se préoccuper de la nature alentour. Elle est dans ses pensées et elle trace. Tout à coup un cri déchire le silence dans le ciel, elle lève la tête en sursaut. Un hurleur ailé l’a captée et la suit d’en haut. Il se rapproche en tournoyant. Elle est dans une plaine, elle s’est éloignée sans y prendre garde, trop concentrée sur ses questions.
Elle arme son espingole en rageant. Elle doit se remettre en sous bois, et puis elle s’est trop éloignée des autres. Elle n’a aucune chance, seule contre ces monstres volants. De plus, son fusil n’est pas franchement idéal, mais elle n’a pas le temps de revenir, elle est désormais trop loin du campement et les bêtes ont faim.
Une fois à l’abri sous les futaies, elle se met à l’écoute d’éventuelles traces auditives, celles d’un terrier, par exemple. Mais Milan est là qui l’en empêche. Elle l’a laissé endormi dans la tente pourtant il habite désormais toutes les pores de sa peau. Sa chaleur l’enveloppe encore, son souffle la berce, son odeur l’envoûte, sa vibration l’accompagne. Elle vient d’échapper à une bête volante, elle se sent en déséquilibre, et pourtant elle est là à …. elle soupire, elle ne va pas y arriver, elle doit faire le vide en elle.
Elle ferme les yeux, tâche de refermer quelques volets intérieurs. Mais c’est tout son être qui est désormais impacté, tout ça bouillonne à l’intérieur, elle ne sait plus comment faire. Elle réfléchit, regarde autour d’elle, cherche un moyen d’expression, ne trouve rien, commence à s’énerver, bouillir de rage, ça ne va pas le faire… ça doit sortir sinon….
Elle tombe sur son séant et manque heurter la luge qui la suivait en glissant sur son aire. Assise et même enfoncée dans la neige, sous un taillis protecteur du ciel et de ses dangers, elle attrape une petite branche de bois sec qu’elle tourne entre ses deux mains gantées de cuir. Sans attendre elle pose alors son fusil devant elle et sort de sa poche un vieux couteau, de ces couteaux que l’on replie sur leur lame pour les rendre inoffensifs dans une main fermée. Elle le déplie et entame le bois, à petits coups secs et rapides. Elle le taille, le sculpte, sans y réfléchir, de plus en plus rapidement. Enfin elle se voit faire et s’amuse d’elle-même. Qu’est-ce qu’elle sculpte… une flèche ? Non… c’est une sorte de plume pour écrire. Elle le tourne dans sa main, c’est maintenant juste un petit morceau de bois taillé en forme de crayon. Mais écrire quoi ? Et où ?
La voilà qui dessine dans la neige. Des lettres. Un M… elle passe et repasse sur les jambes du M, lentement… Elle commence à réfléchir tout en imprimant la trace de ses pensées dans la neige. Pourquoi l’a t’elle embrassé la veille. Pourquoi tout à coup a t’elle réussi à surmonter le barrage intérieur. Elle repasse plan par plan le déroulé de la scène… image par image… sensation par sensation… émotion par émotion.
Cette envie qu’elle a eue de l’embrasser.. rien qu’en pensées… pourquoi est-elle passée à l’acte… parce qu’elle l’a vu faire de même… parce que dans ce regard qu’ils ont échangé s’est déplié entre eux comme une sorte de tunnel, ou comme un portail magique qui vous téléporte instantanément dans un autre endroit… parce qu’il a ouvert de son côté le même portail… oui… c’est ça…
Elle creuse les lettres sur la neige, elle écrit son prénom encore et encore, sa main qui va et vient sur cette drôle de page immaculée est comme un autre portail qui lui donne accès à ce qui se trame en elle. C’est une magie qu’elle ne comprend pas mais perçoit tout à coup très bien.
La trace qu’elle imprime au fil de ses pensées ouvre une porte tout au fond d’elle-même. C’est une lourde porte qui ouvre sur un monde lumineux, irradiant, beau, fantastiquement beau, et bon, merveilleusement bon, agréable, de l’amour pur, de la vie en fait, cette même vie qu’elle perçoit lorsqu’elle écoute le souffle du vent, hume la résine qui goutte des arbres, admire l’orangé de l’aube…
Le sol n’est plus qu’une grosse bouillasse de neige molle et son petit morceau de bois est éparpillé au milieu de la soupe de terre. Mais alors… si c’est la même chose, qu’elle a capté dans son regard… ce monde magique qui existe en elle… ce fantastique bien être qui tout à coup l’emporte … mais alors ce monde n'existe pas qu’en elle… parce qu’elle l’a bien capté au bout de ce tunnel, ce monde magique…. Milan avait donc ouvert sa propre porte… et il était prêt à l’accueillir… oui, c’est ça… il était là, lui aussi, authentique, entier… juste là, avec elle, présent, dans cet ailleurs qui s’ouvrait pour deux… oui, c’est ça ! Voilà comment a eu lieu le déclic !!! …. Elle s’affaisse et fond tout à coup en larmes, de joie et de fatigue mêlées. Le bruit de ses pleurs emplit la petite clairière où elle s’est assise.
Mais pendant qu’elle réfléchissait, toute concentrée intérieurement, elle n’a pas entendu l’énorme sanglier qui s’est approché et la regarde depuis un moment. Ses pleurs le font réagir, instinctivement. Lui aussi a comme une sorte de déclic. Lorsqu’il charge sur elle, il est déjà trop tard. Elle l’entend, relève la tête, effarée, se redresse, vive et agile, mais elle n’a pas le temps de reprendre son fusil pourtant armé.
Le sanglier fonce sur elle, lourd et véloce dans sa rage, les défenses en avant pour la transpercer, elle n’a aucune chance à mains nues. Et ce n’est pas son couteau qui va pouvoir l’aider. Son souffle s’accélère, son coeur s’affole, elle va mourir bêtement, quelle idiote, mais quelle idiote !!! Elle se retourne pour courir et fuir, mais elle heurte la luge….
PAN ! La bête s’effondre dans la neige, tuée d’une seule balle. Matilda glisse, sa tête cogne méchamment la luge et elle s’affale de tout son long. Avant de s’évanouir, elle a juste le temps d’apercevoir un homme, immobile, posté à une dizaine de mètres, le fusil toujours prêt à tirer.
Matilda Koen- Citoyen
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Age : 36
Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
Retour au campement.
Wilfried l’avait repérée, de loin, sans la suivre vraiment. Son regard avait été attiré par le monstre volant qui tournoyait en criant, probablement vers un renard. Il avait alors bifurqué, croyant pouvoir tirer une bête facile car fatiguée, et il avait vu sa fille entrer dans le sous-bois. Il l’avait suivie, toujours de loin, d’abord sans trop savoir pourquoi, puis se disant qu’il allait l’observer tirer avec son vieux fusil. Car ce fusil qu’il lui avait offert, quelques années plus tôt, était bien le sien, offert par son propre père, pour la même occasion, le jour de ses quinze ans. Un moment essentiel. Un geste essentiel. Un cadeau essentiel. Mais voilà bien une information que jamais il n’aurait avouée, même sur son lit de mort.
Une fois à l’abri des futaies, la voir s’asseoir dans la neige l’avait étonné, un peu, et il s’était approché, curieux de la voir poser un piège en se tenant assise, une pratique qu’il ne lui avait pas enseignée. Cela l’intéressait doublement. Mais comprendre finalement qu’elle n’avait pas entendu le sanglier, l’avait sidéré puis mis en rage. Bordel ! Mais qu’est-ce qu’elle foutait ?!?
Il avait attendu, tandis que le sanglier commençait visiblement à s’échauffer. Il avait beau sentir que la bête allait charger, il ne pensait pas, n’imaginait pas, ne voulait pas, intervenir. Elle allait forcément l’entendre, le voir, et tirer ! Mais c’est tout de même lui qui avait dû abattre le sanglier avant qu’il ne la tue, et il ne voulait plus y penser, ni même en entendre parler.
Sans aucun ménagement, il avait donc glissé le corps de sa fille évanouie sur la luge, puis il l’avait ramenée au campement, sans un regard ni un geste de plus. La luge avait brinquebalé sur la neige tout au long du chemin, serpentant difficilement au milieu des buissons et des branches qui traînaient ça et là. Matilda avait plusieurs fois cogné des branches basses qui l’avaient salement griffée au visage, elle avait même failli glisser dans le ruisseau qu’il avait traversé au pas de charge. Mais à aucun moment il ne s’en était préoccupée. La luge était toujours aussi lourde, c’est donc qu’elle était toujours dessus, et son état n’importait pas.
Une fois arrivé au campement, il avait poussé la luge d’un violent coup de pied, la faisant glisser jusqu’au monticule de sacs prêts à être embarqués. Puis il avait claqué ses ordres, secs et méprisants, refusant d’un silence d’apporter d’autres explications.
«Cette conne a glissé sur la luge. Mettez la sur pieds rapidement, on repart dans une grosse heure, avec ou sans elle. Je vais ramasser mes pièges.»
Il avait ensuite jeté à terre les quatre ou cinq lapins qu’il avait déjà tirés et qu’il portait tous reliés sur son épaule. Puis il était reparti en maugréant qu’il fallait aller nourrir les bêtes en cage. Seule sa démarche saccadée laissait supposer qu’il était peut-être troublé. Milan le regarda partir, les poings serrés, se contenant pour ne pas protester devant un tel manque de compassion pour sa propre fille. Le père Koen aurait certainement marqué plus d’inquiétude si cela avait été Berick.
Wilfried s’éclipsa rapidement, il avait probablement posé ses pièges bien avant l’aube, avec l’intention de récupérer plusieurs renards. Comme toujours, il gérait la vie de son clan sans se préoccuper du reste. Or cette troupe humaine n’était qu’un outil au service de la Traque. Seules comptaient les bêtes qu’il ramenait pour dressage. Le contrat était clair, et ce pour tout le monde. Personne n’aurait pu trouver à lui reprocher un quelconque manquement à sa parole.
Une fois Wilfried disparu du campement Milan se précipita vers Matilda que Dan venait tout juste de faire glisser sur la terre. La jeune femme était inconsciente, inerte dans sa tenue imbibée d’eau.
« C’est grave ? ».
Le ton pourtant neutre de Milan cachait mal son inquiétude. Dan releva le nez et l’observa un instant, un petit sourire en coin pour toute réponse. Milan releva brièvement le menton dans une posture de défi, le regard noir, prêt à en découdre.
« Quoi ?!? »
Dan laissa échapper un grognement amusé, grave et sourd, puis reprit sur un ton sérieux, le visage à moitié défait.
« Ben…écoute vieux… j’en sais trop rien. J’ai pas eu l’temps d’la dégrafer encore, mais… Elle a … ‘fin… tu vois, elle risque tout d’même bien… ».
Milan comprit un tantinet trop tard que l’autre le charriait. Il le repoussa en arrière d’un coup violent de ses deux mains portées en avant. Dan se marrait complètement en retombant.
«Elle devrait avoir une vilaine bosse et pendant plusieurs jours encore… !!! ».
Voir Dan à terre hurlant de rire avait attiré les autres qui observaient la scène sans bouger. Matilda était maintenant allongée sur le sol. Ses yeux papillonnaient, preuve qu’elle était en train de se réveiller. Milan se désintéressa de Dan pour passer sa main sous les cheveux blancs.
« Matilda, tu peux te lever ? ».
Mais la jeune femme ne semblait pas capable de bouger. Les yeux mi-clos, elle tâchait apparemment d’accommoder sa vision à la lumière qui inondait maintenant le campement. Sa respiration était calme et même bien lente, tout son corps gisait mollement sur la terre gelée. Sa peau était froide et même légèrement bleue.
Le coeur de Milan fit un bond tellement piquant qu’il crut à son arrêt. Il donna un violent coup de coude vers Dan qui se relevait en grognant de rire devant les autres, presqu’aussi hilares.
« Ta gueule !!! Y’a quelque chose qui tourne pas rond !!! Merde, Dan !!! Regarde !!! ».
Le ton alarmé de Milan stoppa immédiatement les rires. Dan se redressa sans se relever, glissant vers la jeune femme pour lui prendre la main, tout en observant rapidement son corps trempé.
« Putain… Merde !!!! Bordel, elle est en train de clamser de froid !!! Vite ! Ranimer le feu !!! ».
Il se redressa d’un bond, la terreur déformait ses paroles.
« Merdeuhhhhh !!! Grouillez-vous !!!! Faites chauffer de la neige !!! Je veux des sacs de peaux, tous vos sacs à viande, les mecs !!! Et un drap de lin, même crasseux !!! Un drap de lin bouillant, trempez le dans l’eau chaude !!! Tout de suite !!! Tout de suite !!! ».
Tout en hurlant ses ordres il avait attrapé une peau sur laquelle il avait fait glisser le corps mou de Matilda qu’il déshabillait fébrilement, aidé de Milan qui tremblait sans pouvoir se contenir, aussi efficace qu’un manchot. Sa tenue de cuir trempée commençait à geler sur elle, le lin qu’elle portait dessous était humide, froid, et lui collait à la peau. Plus ils la déshabillaient et plus l’évidence venait, sa température corporelle avait chuté pendant le voyage et le père Koen avait presque ramené le cadavre de sa fille. Elle mourait, doucement, prise dans son linceul gelé.
Milan exultait de colère, ses gestes n’étaient plus aussi doux qu’il le fallait et Dan le repoussa violemment, indiquant d’un regard aux autres qu’il fallait l’éloigner. Mis à l’écart avec force, il tourna sur lui-même en rageant, comme un tigre en cage. Puis tout à coup il se mit à hurler longuement vers le ciel, tête renversée en arrière et les yeux révulsés. Un long feulement de désespoir emplit le silence enneigé. C’était un grognement de douleur autant que de furie. Une sorte de loup-garou prenait vie en lui, à mesure que sa rage déchirait le ciel. Personne ne connaissait ses origines, aucun d’entre eux n’auraient imaginé voir en lui autre chose qu’un immense gaillard aux allures un peu animales et brutes. Sa sauvagerie de maudit craquait maintenant férocement sous sa peau, sans retenue ni limites. Il réintégrait son instinct animal, le faisait sien, entier, violent, sanguinaire, puissant. Il allait le tuer. Il allait la débarrasser définitivement de ce père qui n’en était pas un, de cette brute incapable de sauver sa propre fille.
Tandis que le clan s’affairait autour du corps bleui de Matilda, enfouie sous les peaux qui s’amoncelaient sur elle, une bête qui n’avait plus rien d’humain s’élança brusquement vers le sous bois. Il avait déjà juré de la protéger, dans le silence de son désir contenu. Il réitéra sa promesse en hurlant, ce serait désormais au péril de sa vie, et même de sa raison.
Wilfried l’avait repérée, de loin, sans la suivre vraiment. Son regard avait été attiré par le monstre volant qui tournoyait en criant, probablement vers un renard. Il avait alors bifurqué, croyant pouvoir tirer une bête facile car fatiguée, et il avait vu sa fille entrer dans le sous-bois. Il l’avait suivie, toujours de loin, d’abord sans trop savoir pourquoi, puis se disant qu’il allait l’observer tirer avec son vieux fusil. Car ce fusil qu’il lui avait offert, quelques années plus tôt, était bien le sien, offert par son propre père, pour la même occasion, le jour de ses quinze ans. Un moment essentiel. Un geste essentiel. Un cadeau essentiel. Mais voilà bien une information que jamais il n’aurait avouée, même sur son lit de mort.
Une fois à l’abri des futaies, la voir s’asseoir dans la neige l’avait étonné, un peu, et il s’était approché, curieux de la voir poser un piège en se tenant assise, une pratique qu’il ne lui avait pas enseignée. Cela l’intéressait doublement. Mais comprendre finalement qu’elle n’avait pas entendu le sanglier, l’avait sidéré puis mis en rage. Bordel ! Mais qu’est-ce qu’elle foutait ?!?
Il avait attendu, tandis que le sanglier commençait visiblement à s’échauffer. Il avait beau sentir que la bête allait charger, il ne pensait pas, n’imaginait pas, ne voulait pas, intervenir. Elle allait forcément l’entendre, le voir, et tirer ! Mais c’est tout de même lui qui avait dû abattre le sanglier avant qu’il ne la tue, et il ne voulait plus y penser, ni même en entendre parler.
Sans aucun ménagement, il avait donc glissé le corps de sa fille évanouie sur la luge, puis il l’avait ramenée au campement, sans un regard ni un geste de plus. La luge avait brinquebalé sur la neige tout au long du chemin, serpentant difficilement au milieu des buissons et des branches qui traînaient ça et là. Matilda avait plusieurs fois cogné des branches basses qui l’avaient salement griffée au visage, elle avait même failli glisser dans le ruisseau qu’il avait traversé au pas de charge. Mais à aucun moment il ne s’en était préoccupée. La luge était toujours aussi lourde, c’est donc qu’elle était toujours dessus, et son état n’importait pas.
Une fois arrivé au campement, il avait poussé la luge d’un violent coup de pied, la faisant glisser jusqu’au monticule de sacs prêts à être embarqués. Puis il avait claqué ses ordres, secs et méprisants, refusant d’un silence d’apporter d’autres explications.
«Cette conne a glissé sur la luge. Mettez la sur pieds rapidement, on repart dans une grosse heure, avec ou sans elle. Je vais ramasser mes pièges.»
Il avait ensuite jeté à terre les quatre ou cinq lapins qu’il avait déjà tirés et qu’il portait tous reliés sur son épaule. Puis il était reparti en maugréant qu’il fallait aller nourrir les bêtes en cage. Seule sa démarche saccadée laissait supposer qu’il était peut-être troublé. Milan le regarda partir, les poings serrés, se contenant pour ne pas protester devant un tel manque de compassion pour sa propre fille. Le père Koen aurait certainement marqué plus d’inquiétude si cela avait été Berick.
Wilfried s’éclipsa rapidement, il avait probablement posé ses pièges bien avant l’aube, avec l’intention de récupérer plusieurs renards. Comme toujours, il gérait la vie de son clan sans se préoccuper du reste. Or cette troupe humaine n’était qu’un outil au service de la Traque. Seules comptaient les bêtes qu’il ramenait pour dressage. Le contrat était clair, et ce pour tout le monde. Personne n’aurait pu trouver à lui reprocher un quelconque manquement à sa parole.
Une fois Wilfried disparu du campement Milan se précipita vers Matilda que Dan venait tout juste de faire glisser sur la terre. La jeune femme était inconsciente, inerte dans sa tenue imbibée d’eau.
« C’est grave ? ».
Le ton pourtant neutre de Milan cachait mal son inquiétude. Dan releva le nez et l’observa un instant, un petit sourire en coin pour toute réponse. Milan releva brièvement le menton dans une posture de défi, le regard noir, prêt à en découdre.
« Quoi ?!? »
Dan laissa échapper un grognement amusé, grave et sourd, puis reprit sur un ton sérieux, le visage à moitié défait.
« Ben…écoute vieux… j’en sais trop rien. J’ai pas eu l’temps d’la dégrafer encore, mais… Elle a … ‘fin… tu vois, elle risque tout d’même bien… ».
Milan comprit un tantinet trop tard que l’autre le charriait. Il le repoussa en arrière d’un coup violent de ses deux mains portées en avant. Dan se marrait complètement en retombant.
«Elle devrait avoir une vilaine bosse et pendant plusieurs jours encore… !!! ».
Voir Dan à terre hurlant de rire avait attiré les autres qui observaient la scène sans bouger. Matilda était maintenant allongée sur le sol. Ses yeux papillonnaient, preuve qu’elle était en train de se réveiller. Milan se désintéressa de Dan pour passer sa main sous les cheveux blancs.
« Matilda, tu peux te lever ? ».
Mais la jeune femme ne semblait pas capable de bouger. Les yeux mi-clos, elle tâchait apparemment d’accommoder sa vision à la lumière qui inondait maintenant le campement. Sa respiration était calme et même bien lente, tout son corps gisait mollement sur la terre gelée. Sa peau était froide et même légèrement bleue.
Le coeur de Milan fit un bond tellement piquant qu’il crut à son arrêt. Il donna un violent coup de coude vers Dan qui se relevait en grognant de rire devant les autres, presqu’aussi hilares.
« Ta gueule !!! Y’a quelque chose qui tourne pas rond !!! Merde, Dan !!! Regarde !!! ».
Le ton alarmé de Milan stoppa immédiatement les rires. Dan se redressa sans se relever, glissant vers la jeune femme pour lui prendre la main, tout en observant rapidement son corps trempé.
« Putain… Merde !!!! Bordel, elle est en train de clamser de froid !!! Vite ! Ranimer le feu !!! ».
Il se redressa d’un bond, la terreur déformait ses paroles.
« Merdeuhhhhh !!! Grouillez-vous !!!! Faites chauffer de la neige !!! Je veux des sacs de peaux, tous vos sacs à viande, les mecs !!! Et un drap de lin, même crasseux !!! Un drap de lin bouillant, trempez le dans l’eau chaude !!! Tout de suite !!! Tout de suite !!! ».
Tout en hurlant ses ordres il avait attrapé une peau sur laquelle il avait fait glisser le corps mou de Matilda qu’il déshabillait fébrilement, aidé de Milan qui tremblait sans pouvoir se contenir, aussi efficace qu’un manchot. Sa tenue de cuir trempée commençait à geler sur elle, le lin qu’elle portait dessous était humide, froid, et lui collait à la peau. Plus ils la déshabillaient et plus l’évidence venait, sa température corporelle avait chuté pendant le voyage et le père Koen avait presque ramené le cadavre de sa fille. Elle mourait, doucement, prise dans son linceul gelé.
Milan exultait de colère, ses gestes n’étaient plus aussi doux qu’il le fallait et Dan le repoussa violemment, indiquant d’un regard aux autres qu’il fallait l’éloigner. Mis à l’écart avec force, il tourna sur lui-même en rageant, comme un tigre en cage. Puis tout à coup il se mit à hurler longuement vers le ciel, tête renversée en arrière et les yeux révulsés. Un long feulement de désespoir emplit le silence enneigé. C’était un grognement de douleur autant que de furie. Une sorte de loup-garou prenait vie en lui, à mesure que sa rage déchirait le ciel. Personne ne connaissait ses origines, aucun d’entre eux n’auraient imaginé voir en lui autre chose qu’un immense gaillard aux allures un peu animales et brutes. Sa sauvagerie de maudit craquait maintenant férocement sous sa peau, sans retenue ni limites. Il réintégrait son instinct animal, le faisait sien, entier, violent, sanguinaire, puissant. Il allait le tuer. Il allait la débarrasser définitivement de ce père qui n’en était pas un, de cette brute incapable de sauver sa propre fille.
Tandis que le clan s’affairait autour du corps bleui de Matilda, enfouie sous les peaux qui s’amoncelaient sur elle, une bête qui n’avait plus rien d’humain s’élança brusquement vers le sous bois. Il avait déjà juré de la protéger, dans le silence de son désir contenu. Il réitéra sa promesse en hurlant, ce serait désormais au péril de sa vie, et même de sa raison.
Matilda Koen- Citoyen
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Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
Matilda gardera longtemps, gravé en elle, le souvenir de ce moment où, tandis qu’elle flottait au dessus de son propre corps, abasourdie, lui fut donnée la possibilité de quitter le monde terrestre pour entrer à jamais dans cette drôle de lumière qui l’attirait comme un papillon attiré par la flamme d’une bougie qui va le brûler. Elle oubliera par contre très vite la nausée qui la prit au moment où Dan, les deux mains posées régulièrement avec force sur son torse, décida finalement de lui insuffler son propre souffle pour l’obliger à revenir de cet entre-deux, véritable antichambre de la mort.
C’est donc en crachant et toussant qu’elle entendit vaguement Berick hurler plus loin, tandis qu’il courait ramasser un fusil hypodermique chargé.
« Il faut que je le chope avant qu’il rattrape Koen !!!! ».
Elle n’eut pas le temps de se questionner sur l’identité de celui qu’il fallait choper que déjà elle sombrait à nouveau dans le néant.
Terrorisé à l’idée de la perdre, Dan décida de la ramener définitivement d’entre les morts, à coups de gifles sèches et piquantes, l’étourdissant plus qu’il ne la réveillait. Au bout de quelques minutes de ce traitement viril, Matilda ne bougeait toujours pas et Dan commençait à craindre le pire. Pris de panique il augmenta cadence et force des gifles lorsqu’elle se redressa d’un bond pour le prendre à pleines mains au col avec le peu de forces qui lui restaient.
« Mais tu vas arrêter bordel !!! ».
Toute son énergie anéantie par ce sursaut de colère, elle retomba instantanément sur le dos, inerte, au bord de l’évanouissement. Dan éclata d’un rire tonitruant.
« Ah ! Enfin ! Content de te voir revenue parmi nous ! »
Sans attendre, le sourire barrant son visage buriné, il l’enveloppa de chaleur, la calant sous le monceau de peaux qu’elle avait dégagées.
« Tu vas vite boire une de mes potions miracles, jeune fille. Un mélange pour te requinquer, je vais te préparer ça. Reste au chaud, en attendant. T’es tout de même passée pas loin…».
Le soigneur se leva, hélant joyeusement les autres. On était passé pas loin de la catastrophe mais cette fois-ci, c’était bon. Engourdie par la chaleur Matilda commença petit à petit à réintégrer son corps, attentive, comme souvent, à ce qui la traversait, sensations, émotions, sentiments.
Elle ferme les yeux, oublie le reste du monde et s’enfonce loin en elle, là ou personne n’a accès, pas encore.
Les sensations sont douloureuses, et même intenses, maintenant qu’elle s’y attarde. Le piquant des gifles sur ses joues, la compression de son souffle, les à coups anarchiques de son rythme cardiaque, le froid qui court sous sa peau et la gèle encore par endroits, la terre qui a séché sur ses griffures, les brindilles et les épines qui se sont enchâssées tout autour, la migraine sourde qui résonne de plus en plus fort, les yeux qui piquent en se couvrant de larmes, le sang qui brûle en circulant dans ses orteils gelés, tout son corps n’est que douleur. Ça fait mal, mais au moins elle le sent, elle est donc bien vivante.
Les émotions sont… étranges. Toutes ces douleurs l’ont emmenée loin, en elle mais hors d’elle, elle commence à se souvenir. Le bâton qui écrivait dans la neige, le déclic, le sanglier, la luge, l’homme qui tire, les branches qui la déchirent, le ruisseau gelé, les bruits de voix, les cris, le corps qui s’envole. Peur, terreur, chute, étourdissement, questionnements, engourdissement, silence, sommeil, réveil étrange, curiosité, étonnement, envie, attirance, bien être, abandon, surprise, incompréhension, colère, rage, instinct de survie, tout y est passé, tout, absolument tout.
Les sentiments sont encore plus diffus. Crainte de son père, des hommes, du masculin, mais aussi reconnaissance, curiosité, envie, tout ça mêlé à un creux, abyssal, un manque d’amour qui l’habite toute entière. Un nouveau déclic. Là-bas. Oui là-bas ce manque aurait été comblé, elle en a tout à coup la certitude.
Elle aspire une grande bolée d’air frais et se réveille enfin tout à fait. C’était beau, et bon, et attirant, mais elle n’était pas prête. C’est ici qu’elle veut combler ce manque. Elle se relève sur ses coudes, elle cherche Milan du regard. Dan s’approche avec une chope fumante, remplie d’une eau bouillante où flottent plusieurs feuilles séchées, de différentes couleurs.
« Tiens, bois ça, le plus chaud possible ».
La mixture n’a pas très bon goût mais elle sent qu’elle doit vite l’ingérer. Elle aspire donc lentement, à toutes petites ponctions brûlantes, lorsqu’un coup de fusil claque au loin et la fait sursauter. Ses lèvres dérapent et son nez plonge dans l’eau bouillante.
« Aïe !!!! ».
Malgré la douleur son regard transperce celui de Dan. Elle a reconnu la signature sonore du fusil hypodermique. C’est même le sien, chargé pour du lourd.
« C’était quoi ça ? Qui est ce qui tire et sur quoi ?!? ».
D’un mouvement de main qui tourne, Dan lui fait signe de continuer à boire, c’est essentiel. Il répondra quand elle aura terminé. Elle lève les yeux au ciel mais obtempère. Elle sent bien que son état n’est pas reluisant. Et elle se doute de ce qui s’est passé. Celui qui l’a ramenée n’a probablement pas fait attention à son état. C’est donc bien son père qu’elle a aperçu au moment où elle s’est effondrée devant le sanglier. C’est lui qui a dû tirer, c’est donc lui l’a sauvée. Il ne va jamais lui pardonner…
Elle lui tend la tasse vide.
« Vas-y, explique. ».
Elle questionne mais elle a déjà tout compris. Koen l’a ramenée dans un sale état puis il est allé ramasser ses pièges, comme si de rien n’était. Et Milan est parti le défoncer. Dan entérine son évaluation du problème, sans rien ajouter.
« Mais Berick est taré !!!! Il va le tuer !!! Mon fusil est encore chargé pour les femelles d’hier !!!! ».
Dan se relève. Il passe la main dans ses cheveux hirsutes, son regard bifurque vers la gauche, s’attarde sur le feu, puis il tire sur sa main en étirant la nuque. Les autres sont tout à coup très occupés. Dan grimace en la regardant de nouveau.
« Bah… en fait…. je ne crois pas que Milan soit vraiment en danger, là … ».
Matilda se redresse brusquement.
« Ça veut dire quoi ? Berick veut tirer sur mon père alors ?!? Mais vous êtes tous dingues !! ».
Oubliant toute prudence elle vire toutes les peaux qui la protégeaient et se relève sans prendre le temps de s’agenouiller pour tester ses capacités. Dan n’a pas le temps de la rattraper. Matilda s’effondre à nouveau, tête la première tout près des braises, juste au moment où réapparaît Berick, accompagné de Koen, tous deux portant, ou plutôt traînant Milan, qui a retrouvé son apparence usuelle. Il réussit à mettre un pas devant l’autre, valide bien qu’assommé de tranquillisant. Le dosage a, à peine, eu raison de lui.
Matilda est de nouveau à terre et Dan la replace sous les peaux, en râlant. La fin du voyage s’annonce décidément bien moins agréable. Les autres accourent vers Koen et Berick, les débarrassant de Milan. Il est groggy mais pas totalement inconscient, son regard flou mais noir en atteste. Il n’a sans doute pas renoncé à s’en prendre au père Koen qui, lui par contre, ne semble pas vraiment perturbé par ce qui vient de se passer. Il aurait même un petit rictus amusé. Dan l’observe de loin, toujours bougonnant. Pourvu que le père change de comportement, sinon Milan va se remettre à déconner et c’est finalement la fille qui risque de leur péter entre les doigts.
Justement Koen lui fait signe de venir, un peu à l’écart. Un regard pour Matilda qui semble tirée d’affaire et Il rejoint le chef, mal à l’aise.
« Comment elle va ? ».
Dan met un moment à comprendre. Pourquoi lui faire signe pour le questionner alors qu’il pouvait très bien s’en assurer lui-même. Il se contente d’acquiescer, incapable de donner des détails. Son regard trahit son incompréhension, et sa colère. Koen lui prend l’épaule, un geste rare.
« J’aurais pas du la traîner comme ça sur la luge. Mais j’ai pas compris ce qu’elle faisait, assise dans la neige, avec ce sanglier qui allait la charger. J’ai bien failli la laisser là-bas, pour qu’elle se démerde seule. Comme j’ai toujours fait ». Il s’arrête, hésite, puis sa main presse l’épaule de Dan. « Crois moi si tu veux, mais je n’ai pas du tout envie de la perdre. Je veux juste qu’elle soit aussi forte que n’importe lequel d’entre vous. »
Dan n’en revient pas. En presque dix ans de traque, jamais le père Koen n’a craché autant de mots à la file. Il est tellement sidéré qu’il ne trouve rien à répondre. Pourtant il en aurait à dire, car le père est plus dur avec sa fille qu’avec n’importe lequel de ses gars, même le pire des empôtés.
En un instant Koen change d’attitude, retrouve sa neutralité usuelle et l’observe, le regard noir, droit dans les yeux.
« Tu savais, pour Milan ? ».
Dan secoue la tête. Personne ne savait. Car s’ils l’avaient su, ils ne l’auraient pas accepté. On ne part pas en traque avec un type qui peut à tout moment devenir plus dangereux que les bêtes chassées, sans compter que les animaux peuvent éventuellement le sentir à distance.
« Non, je ne savais pas, mais on n’a jamais eu de problèmes. »
Koen hausse l’épaule.
« Jusqu’au jour où on en aura un. On ne peut pas le garder. »
« Pourtant c’est un bon élément. Excellent pisteur, très bon tireur, j’ai jamais senti un quelconque problème en approche des bêtes. Je ne pense pas que ça se reproduise. Là, c’était tout de même exceptionnel. Will’…. elle est arrivée quasi mourante. »
Dan a employé le surnom de Koen, à dessein. Depuis le temps, il le connaît bien. Il doit le dire, mais pas n’importe comment. Ce genre de critique ne peut passer que d’homme à homme. Le père Koen a un mouvement de colère, son poing se serre, il va pour frapper. Puis il se fige, inspire longuement, ferme les yeux, puis lâche.
« C’est bon. On en reparle plus tard. Toi et moi. Plus un mot aux autres là-dessus. Et surtout pas à Matilda ».
Dan a un mouvement réflexe, il ne va tout de même pas la laisser se remettre sans un petit mot pour s’excuser ou au moins lui signifier qu’il regrette d’avoir agi de la sorte ! Mais Koen a un rictus moqueur, ses yeux brillent d’un éclat que Dan n’est pas sûr de comprendre.
« Je sais ce que je fais. Et elle le sait, elle aussi. »
Matilda Koen- Citoyen
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Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
Une donzelle.
Convaincre Milan qu’il fallait laisser tomber n’avait pas été chose facile, mais Dan y était parvenu, avec un peu de chantage ou plutôt de raisonnement logique, comme il en avait l’habitude. En fait Milan ne s’était pas aperçu de sa transformation, de toute évidence il ne l’avait même pas du tout vue venir, et il n’avait pas non plus réagi comme s’il en avait l’habitude. C’était manifestement inhabituel, même pour lui. Personne, absolument personne, ne connaissait son histoire. Dan avait donc été très étonné de l’entendre.
L’homme était d’origine tirassiene, qui plus est parmi les plus grands qu’il disait avoir lui-même jamais rencontrés. Enfant, on le moquait déjà méchamment au sujet d’hypothétiques ascendants Durst. Et puis sa mère était une sorcière, son père soi disant parti et mort à la guerre. Un père inconnu laisse toujours derrière lui d’innombrables rumeurs. Le compagnon disparu d’une sorcière en activité encore plus. Les ragots sur lui étaient donc légion.
Il se savait différent et en avait pris son parti depuis longtemps. S’il descendait des Durst, et bien qu’à cela ne tienne ! Il estimait à juste titre que cela le rendait exceptionnel. Jamais il ne s’était s’inquiété d’une transformation quelconque, et si cela était arrivé, il ne s’en souvenait pas. Mais il ne se souvenait pas non plus de celle du matin. Bien sûr, il gardait quelques traces en mémoire, comme celle toute simple de revenir avec ses vêtements de cuir déchirés, ou celle, plus sourde, d’avoir été assommé gravement par la flèche hypodermique sans pour autant en être réellement éteint, ou celle, encore plus étrange, d’avoir comme un goût de sang dans sa bouche meurtrie. Son propre sang.
Mais non, il ne se souvenait pas vraiment, et entendre Dan lui raconter ce qu’ils avaient tous vus, sauf Matilda qui fort heureusement s’était évanouie, l’avait sidéré, puis effrayé. Jamais il ne pourrait se faire aimer d’elle, si elle voyait en lui le monstre que tout à coup il se sentait être. Il devait donc se taire, comme les autres, et accepter de se taire à jamais, pour ne pas l’effrayer. Après tout, jusque là, il n’en savait rien, et c’était probablement son désir pour elle qui l’avait ainsi retourné. Il n’y avait donc pas de raison que cela le reprenne. Dan semblait le penser, et il avait confiance en lui.
Il y aurait tout de même secret, et même mensonge, certes par omission, mais ce genre de cachoterie mensongère que Milan envisageait avec difficultés. La décision ne fut donc pas simple à prendre. Le père Koen avait désormais un pouvoir sur lui, et il craignait, peut-être à raison, peut-être à tort, qu’il s’en servirait forcément un jour. Milan n’était pas de ceux qui acceptent facilement ce genre de contrat. Mais il estimait que Matilda était désormais tout pour lui. Il accepta donc.
Après cette conversation avec Dan, aucun mot ne fut échangé sur le sujet, avec quiconque. Le silence était total et tacite. Il ne s’était rien passé d’anormal, Milan était très en colère, il avait couru après Koen pour peut-être le tuer, Berick l’avait donc rattrapé et avait su tirer de très loin, au bon endroit, juste comme il fallait pour pouvoir l’assommer sans le blesser. Connaissant Berick, l’histoire était tout de même étrange, et pouvait étonner. Mais raconter qu’il aurait eu le temps de donner le fusil à Koen était encore moins crédible, il fallait donc faire avec cette version là.
Rapidement Koen avait donné des ordres pour lever le campement, le lendemain. La raison évoquée était que les bêtes avaient besoin de répit avant le voyage aérien qui serait compliqué, mais cela n’avait trompé personne. Matilda devait reprendre des forces et le voyage à pieds jusqu’à Long-Guet était impossible pour elle. Pour passer la journée, Dan avait décidé d’emmener Milan à la chasse bien plus loin, prétextant une grosse femelle à la crinière bleutée, aperçue par Koen à l’aube. Il fallait l’éloigner de Matilda, le temps que la vie de la meute ait repris un cours tout à fait normal. Moins il y aurait de questions, mieux ce serait. Le père Koen avait, lui aussi, bien envie de traquer la femelle, mais il les avait laissés partir seuls, inutile d’envenimer sa relation avec Milan. S’il devait rester, autant définitivement oublier l’incident. Koen en était capable, il espérait que Milan le serait aussi. Sûrement. Après tout la clé du silence de Milan était la même que la sienne, et c’était suffisamment étrange pour qu’il s’en trouve durablement impacté, puisqu’il s’agissait de Matilda.
La jeune femme dormait, allongée sur et sous les couvertures de peaux. Dan l’avait rapidement auscultée avant de partir, il fallait la laisser tranquille, elle avait surtout besoin de repos. Tout en préparant les lièvres qu’il avait piégés, conservant pour ses gars les meilleurs morceaux qui seraient grillés, le reste constituant une masse informe et sanguinolente pour les bêtes, Koen l’observait, de loin. Son visage, d’ordinaire impassible et fermé, laissait entrevoir un questionnement, nouveau. Bien évidemment, même s’il n’avait pas insisté, il savait qu’il était en tort. Il aurait dû s’inquiéter de l’inertie du corps. Sa colère lui avait joué un sale tour, il n’avait pas su estimer les risques, et il aurait pu la perdre. Selon son propre code, cette faille dans son jugement était même impardonnable. En tant que chef de meute, il se serait viré, tout simplement. Pourquoi n’avait-elle pas entendu le sanglier qui allait charger. Ce n’était pas un comportement logique, pour aucun de ses gars, et encore moins pour elle.
Il jeta un autre morceau de choix sur le tas qui serait grillé ce soir. Encore moins pour elle…. Il esquissa un sourire narquois en se relevant. Il l’avait bien formée, tellement bien qu’il savait à coups sûrs comment elle allait réagir. Elle devenait comme lui, une parfaite copie de son père et il en était fier. Il avait réellement cru apprendre quelque chose sur le placement de pièges en la voyant assise. Mais non, cette idiote baguenaudait, elle rêvassait ou … encore un truc de femelle !
« Bordel !!! »
Il jura entre ses dents en attrapant les deux énormes seaux remplis de viande pour les bêtes. Il aurait dû la laisser se démerder toute seule, avec ses vapeurs de donzelle !! Il ne s’y ferait jamais !!! Elle allait en chier !!! Pas question de laisser passer ça !!! Rien qu’une donzelle !!! Bordel !!!! Il était tellement en colère qu’il ne vit pas tous les regards le suivre jusqu’aux cages. Les gars secouèrent la tête en observant Matilda qui dormait tranquillement, sans se douter de ce qui allait lui arriver. Décidément, ces deux là avaient une relation bien étrange.
Milan et Dan revinrent un peu avant la nuit tombée, sans la capture espérée, mais souriants. La balade leur avait fait du bien, et puis ils ne revenaient pas bredouilles, chacun des deux montra les grives qu’ils avaient tirées, le menu du soir serait festif. Dan annonça en les jetant à Berick pour qu’il les plume que « tout ça » méritait bien de sortir la bouteille de gnole qu’il tenait bien au chaud tout au fond de son sac. Personne ne fut dupe sur le sens de « tout ça », sauf peut-être Berick, dont le cerveau avait cessé de tourner au ralenti usuel, dès l’évocation d’un coup à boire.
Matilda n’avait pas perçu non plus l’enjeu de la dite bouteille. Elle se remettait doucement, assise, rêveuse et emmitouflée devant le feu. Seule le retour de Milan la sortit de ses pensées. En l’entendant arriver elle redressa vivement la tête pour l’observer, sourcils froncés et visage inquiet. De son côté, il se figea et plongea dans ses yeux comme dans une eau claire et bienfaisante. Oubliant les autres il s’y abandonna tout entier. Le moment était intense et le regard qu’ils échangeaient arrêta tout le monde pendant quelques longues secondes, le temps que Dan donne une bourrade à Milan pour le ramener à eux.
« Hey, Milan ! Raconte donc comment t’as failli glisser au fond d’une belle mare d’eau glacée ! ».
La bourrade était violente mais la voix de Dan, à quelques pouces de son nez, encore plus. Milan sursauta et regarda Dan, interdit. Un bref regard de connivence entre hommes, un sourire en coin de part et d’autre et Milan acquiesça d’un sourire.
« Bah ! J’en aurais été quitte pour laver mon cul ! Ça lui aurait pas fait de mal !! ».
Éclat de rire général, même Koen qui lorgnait la scène d’un peu plus loin y alla de sa remarque acerbe. Immédiatement les blagues fusèrent de partout, comme une soupape qui pouvait enfin sauter. C’était à qui serait le plus cru, le plus salace, le plus fier de sa connerie passée. Matilda passa lentement son regard sur chacun d’eux, puis elle reprit sa contemplation du feu, le sourire en coin. Tout allait bien. Ils l’avaient de nouveau oubliée, et c’était bien ainsi qu’elle se sentait le mieux.
Convaincre Milan qu’il fallait laisser tomber n’avait pas été chose facile, mais Dan y était parvenu, avec un peu de chantage ou plutôt de raisonnement logique, comme il en avait l’habitude. En fait Milan ne s’était pas aperçu de sa transformation, de toute évidence il ne l’avait même pas du tout vue venir, et il n’avait pas non plus réagi comme s’il en avait l’habitude. C’était manifestement inhabituel, même pour lui. Personne, absolument personne, ne connaissait son histoire. Dan avait donc été très étonné de l’entendre.
L’homme était d’origine tirassiene, qui plus est parmi les plus grands qu’il disait avoir lui-même jamais rencontrés. Enfant, on le moquait déjà méchamment au sujet d’hypothétiques ascendants Durst. Et puis sa mère était une sorcière, son père soi disant parti et mort à la guerre. Un père inconnu laisse toujours derrière lui d’innombrables rumeurs. Le compagnon disparu d’une sorcière en activité encore plus. Les ragots sur lui étaient donc légion.
Il se savait différent et en avait pris son parti depuis longtemps. S’il descendait des Durst, et bien qu’à cela ne tienne ! Il estimait à juste titre que cela le rendait exceptionnel. Jamais il ne s’était s’inquiété d’une transformation quelconque, et si cela était arrivé, il ne s’en souvenait pas. Mais il ne se souvenait pas non plus de celle du matin. Bien sûr, il gardait quelques traces en mémoire, comme celle toute simple de revenir avec ses vêtements de cuir déchirés, ou celle, plus sourde, d’avoir été assommé gravement par la flèche hypodermique sans pour autant en être réellement éteint, ou celle, encore plus étrange, d’avoir comme un goût de sang dans sa bouche meurtrie. Son propre sang.
Mais non, il ne se souvenait pas vraiment, et entendre Dan lui raconter ce qu’ils avaient tous vus, sauf Matilda qui fort heureusement s’était évanouie, l’avait sidéré, puis effrayé. Jamais il ne pourrait se faire aimer d’elle, si elle voyait en lui le monstre que tout à coup il se sentait être. Il devait donc se taire, comme les autres, et accepter de se taire à jamais, pour ne pas l’effrayer. Après tout, jusque là, il n’en savait rien, et c’était probablement son désir pour elle qui l’avait ainsi retourné. Il n’y avait donc pas de raison que cela le reprenne. Dan semblait le penser, et il avait confiance en lui.
Il y aurait tout de même secret, et même mensonge, certes par omission, mais ce genre de cachoterie mensongère que Milan envisageait avec difficultés. La décision ne fut donc pas simple à prendre. Le père Koen avait désormais un pouvoir sur lui, et il craignait, peut-être à raison, peut-être à tort, qu’il s’en servirait forcément un jour. Milan n’était pas de ceux qui acceptent facilement ce genre de contrat. Mais il estimait que Matilda était désormais tout pour lui. Il accepta donc.
Après cette conversation avec Dan, aucun mot ne fut échangé sur le sujet, avec quiconque. Le silence était total et tacite. Il ne s’était rien passé d’anormal, Milan était très en colère, il avait couru après Koen pour peut-être le tuer, Berick l’avait donc rattrapé et avait su tirer de très loin, au bon endroit, juste comme il fallait pour pouvoir l’assommer sans le blesser. Connaissant Berick, l’histoire était tout de même étrange, et pouvait étonner. Mais raconter qu’il aurait eu le temps de donner le fusil à Koen était encore moins crédible, il fallait donc faire avec cette version là.
Rapidement Koen avait donné des ordres pour lever le campement, le lendemain. La raison évoquée était que les bêtes avaient besoin de répit avant le voyage aérien qui serait compliqué, mais cela n’avait trompé personne. Matilda devait reprendre des forces et le voyage à pieds jusqu’à Long-Guet était impossible pour elle. Pour passer la journée, Dan avait décidé d’emmener Milan à la chasse bien plus loin, prétextant une grosse femelle à la crinière bleutée, aperçue par Koen à l’aube. Il fallait l’éloigner de Matilda, le temps que la vie de la meute ait repris un cours tout à fait normal. Moins il y aurait de questions, mieux ce serait. Le père Koen avait, lui aussi, bien envie de traquer la femelle, mais il les avait laissés partir seuls, inutile d’envenimer sa relation avec Milan. S’il devait rester, autant définitivement oublier l’incident. Koen en était capable, il espérait que Milan le serait aussi. Sûrement. Après tout la clé du silence de Milan était la même que la sienne, et c’était suffisamment étrange pour qu’il s’en trouve durablement impacté, puisqu’il s’agissait de Matilda.
La jeune femme dormait, allongée sur et sous les couvertures de peaux. Dan l’avait rapidement auscultée avant de partir, il fallait la laisser tranquille, elle avait surtout besoin de repos. Tout en préparant les lièvres qu’il avait piégés, conservant pour ses gars les meilleurs morceaux qui seraient grillés, le reste constituant une masse informe et sanguinolente pour les bêtes, Koen l’observait, de loin. Son visage, d’ordinaire impassible et fermé, laissait entrevoir un questionnement, nouveau. Bien évidemment, même s’il n’avait pas insisté, il savait qu’il était en tort. Il aurait dû s’inquiéter de l’inertie du corps. Sa colère lui avait joué un sale tour, il n’avait pas su estimer les risques, et il aurait pu la perdre. Selon son propre code, cette faille dans son jugement était même impardonnable. En tant que chef de meute, il se serait viré, tout simplement. Pourquoi n’avait-elle pas entendu le sanglier qui allait charger. Ce n’était pas un comportement logique, pour aucun de ses gars, et encore moins pour elle.
Il jeta un autre morceau de choix sur le tas qui serait grillé ce soir. Encore moins pour elle…. Il esquissa un sourire narquois en se relevant. Il l’avait bien formée, tellement bien qu’il savait à coups sûrs comment elle allait réagir. Elle devenait comme lui, une parfaite copie de son père et il en était fier. Il avait réellement cru apprendre quelque chose sur le placement de pièges en la voyant assise. Mais non, cette idiote baguenaudait, elle rêvassait ou … encore un truc de femelle !
« Bordel !!! »
Il jura entre ses dents en attrapant les deux énormes seaux remplis de viande pour les bêtes. Il aurait dû la laisser se démerder toute seule, avec ses vapeurs de donzelle !! Il ne s’y ferait jamais !!! Elle allait en chier !!! Pas question de laisser passer ça !!! Rien qu’une donzelle !!! Bordel !!!! Il était tellement en colère qu’il ne vit pas tous les regards le suivre jusqu’aux cages. Les gars secouèrent la tête en observant Matilda qui dormait tranquillement, sans se douter de ce qui allait lui arriver. Décidément, ces deux là avaient une relation bien étrange.
Milan et Dan revinrent un peu avant la nuit tombée, sans la capture espérée, mais souriants. La balade leur avait fait du bien, et puis ils ne revenaient pas bredouilles, chacun des deux montra les grives qu’ils avaient tirées, le menu du soir serait festif. Dan annonça en les jetant à Berick pour qu’il les plume que « tout ça » méritait bien de sortir la bouteille de gnole qu’il tenait bien au chaud tout au fond de son sac. Personne ne fut dupe sur le sens de « tout ça », sauf peut-être Berick, dont le cerveau avait cessé de tourner au ralenti usuel, dès l’évocation d’un coup à boire.
Matilda n’avait pas perçu non plus l’enjeu de la dite bouteille. Elle se remettait doucement, assise, rêveuse et emmitouflée devant le feu. Seule le retour de Milan la sortit de ses pensées. En l’entendant arriver elle redressa vivement la tête pour l’observer, sourcils froncés et visage inquiet. De son côté, il se figea et plongea dans ses yeux comme dans une eau claire et bienfaisante. Oubliant les autres il s’y abandonna tout entier. Le moment était intense et le regard qu’ils échangeaient arrêta tout le monde pendant quelques longues secondes, le temps que Dan donne une bourrade à Milan pour le ramener à eux.
« Hey, Milan ! Raconte donc comment t’as failli glisser au fond d’une belle mare d’eau glacée ! ».
La bourrade était violente mais la voix de Dan, à quelques pouces de son nez, encore plus. Milan sursauta et regarda Dan, interdit. Un bref regard de connivence entre hommes, un sourire en coin de part et d’autre et Milan acquiesça d’un sourire.
« Bah ! J’en aurais été quitte pour laver mon cul ! Ça lui aurait pas fait de mal !! ».
Éclat de rire général, même Koen qui lorgnait la scène d’un peu plus loin y alla de sa remarque acerbe. Immédiatement les blagues fusèrent de partout, comme une soupape qui pouvait enfin sauter. C’était à qui serait le plus cru, le plus salace, le plus fier de sa connerie passée. Matilda passa lentement son regard sur chacun d’eux, puis elle reprit sa contemplation du feu, le sourire en coin. Tout allait bien. Ils l’avaient de nouveau oubliée, et c’était bien ainsi qu’elle se sentait le mieux.
Matilda Koen- Citoyen
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Re: Tu seras un homme, ma fille.
Une guirlande de souvenirs.
Il est tard et ils sont tous cuits d’alcool. Matilda a grignoté la viande mais elle n’a pas goûté à la gnôle qui est pourtant passée plusieurs fois entre ses mains. Assise entre Stoky et Dan elle récupère doucement, essayant de ne pas trop se préoccuper de Milan que Dan a volontairement éloigné d’elle. Elle est trop fatiguée pour chercher à comprendre, mais elle sent que la présence de Stoky à sa gauche, placide et imposant, a elle aussi été décidée par Dan, et constitue comme un bouclier sur lequel elle peut compter.
Stoky fait partie du clan Koen depuis près de dix ans, il est arrivé un peu après Dan et il l’a vue grandir, sans donner trop l’air de s’en préoccuper. C’est un ancien chasseur du Norfendre, solitaire comme la plupart d’entre eux. Une fois la Traque du moment accomplie, chacun retourne à ses affaires, vie de famille ou autre, jusqu’à ce qu’un messager les ramène vers le clan Koen pour quelques semaines. Nul ne se préoccupe de la vie des autres, chacun sa merde. Mais Matilda sait que la plupart des types que Koen embauche lui ressemblent, des ours qui sortent de leur grotte uniquement pour le suivre, ou presque. Ces types n’ont pas de femmes, sinon celles que l’on caresse indifféremment dans les tavernes appropriées, pas de familles qui réclameraient de l’attention, et surtout pas de gosses auxquels on ne comprend rien.
Parmi tous ces originaux, Stoky est encore un cas à part. En dix ans, c’est tout juste si elle a entendu sa voix trente ou quarante fois. Elle s’est amusée à compter. Quatre fois par an, c’est tout de même une belle moyenne, surtout si on compte là dedans les grognements sourds qu’il émet quand il rit à une blague particulièrement vache contre Koen. Elle sait par contre qu’il discute à l’écart avec Dan, elle les observe parfois en conciliabules, souvent lorsqu’il y a de la tension, comme aujourd’hui.
Chasseur hors pair, surtout en terrains difficiles, c’est le genre d’homme sur lequel Koen n’a aucun ascendant, sinon les ordres liés à la traque du moment. Il le respecte, tout en s’en méfiant. Il sait, ou plutôt il sent, que Stoky n’hésiterait pas à l’affronter s’il estimait que Koen dépasse les bornes, quelles qu’elles puissent être. La Traque est comme toutes les batailles, elle a un code d’honneur, et Stoky est un homme d’honneur. Mais c’est aussi pour cette raison que le père Koen tient à l’avoir près de lui. On pourrait presque croire, en les observant se défier du regard, que chacun est le rempart de l’autre, tacitement.
Toujours est-il que Matilda s’est toujours sentie à l’abri, tout à côté de lui, et plus particulièrement ce soir. Épuisée elle ne s’est pas rendue compte qu’elle s’était lentement penchée vers lui et qu’elle somnole, la tête posée contre son bras et son épaule. D’une légère pression de la main vers Dan qui discute de l’autre côté du cercle, Stoky lui signifie qu’il est temps de déplacer la jeune femme sous une des tentes, toutes remontées pour la nuit. Alerté, Milan est immédiatement prêt à se lever pour aider, mais d’une poigne solide sur l’épaule, Dan l’oblige à rester sur place. Son regard est lourd de sous-entendus, Milan doit se faire oublier un moment, il vient pourtant de le lui rappeler.
Milan ferme les yeux en soupirant, se reprend, lentement, puis il parcourt le cercle du regard, espérant qu’aucun des gars ne se préoccupe trop de lui. Les autres discutent entre eux, mais Koen l’observe avec une acuité glaçante, et son sourire narquois en dit plus long qu’un discours. Instinctivement Milan se redresse, fier, presque mauvais. Il le sait, sa présence prolongée dans le clan n’est pas assurée. Dan lui a remis le marché en mains, et cela ne lui plaît qu’à moitié. Laisser couler et rester près de Matilda, au prix d’un silence qui de toute façon va lui peser, à jamais, ou blesser Koen, juste avant d’être viré. Il n’a pas encore décidé.
Il détourne le regard, la tension présente depuis le matin grimpe à toute allure. Derrière lui, un peu plus loin, Dan et Stoky installent Matilda sous la tente du soigneur, il veut pouvoir la surveiller de près, pendant la nuit. Stoky revient et s’installe à sa place, toujours aussi placide. Un rapide regard en coin vers Milan l’étonne. Un autre vers Koen l’alerte. Ça va péter si Koen ne change pas d’attitude. Et il n’y a pas grand chose qui puisse le détourner du petit duel de regards qu’il a entamé avec Milan. Sans hésiter il l’interpelle, de sa grosse voix sourde et rocailleuse.
« Koen ! ».
Tout le monde sursaute, Wilfried y compris qui le regarde ensuite, sidéré. Il hoche la tête sans pouvoir émettre un son. Stoky continue, de la même voix difficile, comme s’il s’extrayait du fin fond de sa grotte pour parler.
« C’est quoi cette bête dont le nain t’a parlé, au refuge ? ».
Personne n’est dupe, mais tous remercient en silence cette intervention de Stoky. Les bêtes, extraordinaires ou monstrueuses, voilà bien la seule idée qui pouvait détourner Koen de son petit jeu malsain. Tout fier de son information, il explique, avec force détails, qu’il s’agit d’une sorte d’énorme bipède, mélange de yéti et de wendigo, qui se terrerait en petits groupes, quelque part au Nord Ouest, près de la côte. Koen se demande même s’il ne faudrait pas faire une partie du chemin en canots.
L’aventure est prometteuse, Koen s’emballe et tous sont attentifs. Milan est comme les autres, il écoute, et rêve à cette prochaine traque, tandis que Dan reprend sa place. Conversation muette entre Dan et Stoky, un coup d’œil vers Milan dont la tension nerveuse est encore palpable, Dan soupire en reprenant la bouteille de gnôle, maintenant presque vide. Il est vraiment temps de rentrer, pour oublier tout ça.
Le lendemain, au petit matin, Matilda est la première levée, fraîche comme une rose, ou presque. Elle a bien assez dormi lorsque les premiers pépiements d’oiseaux annoncent la fin de la nuit. Elle n’a pas souvenir de tout, mais elle ne cherche pas. Elle a besoin de se retrouver, elle, seule, rien qu’elle, tout au fond des multiples couches de protection émotionnelle qui la protègent du monde extérieur. Elle rallume le feu, prépare de quoi faire cuire un gruau, prend son fusil par réflexe et s’enfonce dans le sous-bois sans bruit.
Vers l’Est le ciel blanchit, à peine, le soleil est encore loin derrière les montagnes qui obscurcissent la perception nocturne. Elle tâche de retrouver ses pièges, s’amusant à se pister elle même dans ce paysage de nouveau immaculé. Elle se laisse porter par le flux de sensations qui reviennent par vagues et l’ancrent à nouveau en elle. Petit à petit elle réintègre complètement son espace intérieur et peut enfin se connecter à l’autre espace, lumineux et infini, qui curieusement la pose dans le monde.
De se reconnecter à l’invisible la ramène aux gribouillis qu’elle dessinait dans la neige, la veille. Il y a eu déclic, tout à coup elle s’en souvient. Mais elle n’arrive pas à le définir. C’est là, tout près, mais c’est voilé, confus. En pensées elle en suit la trace, cherche la source du déclic, mais la piste s’efface au fur et à mesure qu’elle croit comprendre. Chaque fois qu’elle s’en approche, il s’échappe.
Elle décide de s’en amuser. Si cela ne veut pas se dévoiler c’est qu’il ne faut pas, ou que c’est trop tôt. C’est une qualité qu’elle tient de sa mère, ancrée dans le présent, vivante, drôle, amoureuse, toujours prête à croire au bonheur. Tout à coup elle butte sur une branche et manque s’affaler dans la neige. Agrippée au tronc qui l’a retenue, elle grimace en souriant, elle n’est pas dupe d’elle même. Elle vient de tomber sur un os, et il est de taille. Sa mère.
Longtemps elle l’a détestée, mais comment faire autrement, quand on est abandonnée par celle en qui on avait toute confiance. Surtout que son père ne s’était pas privé pour la salir, « cette pute, cette chienne, cette traînée ! » qui pourtant n’avait commis aucun crime, sinon celui de fuir l’enfer qu’il lui faisait vivre. Lorsqu’il était revenu à la foire, Koen avait découvert que sa fille était seule depuis deux jours. Il l’avait embarquée, à contre-coeur. Il aurait bien aimé la fourguer à un forain en prétextant que la mère reviendrait certainement chercher l’enfant, mais sa fierté lui interdisait d’avoir l’air d’un perdant. Il l’avait donc embarquée en vainqueur, comme si, enfin, il lui était possible de le faire. Et c’est là qu’avait commencé le cauchemar de Matilda.
Plus tard, bien trop tard, elle avait pu questionner les forains, comprendre ce qui s’était passé et sa douleur en avait été accrue. C’était il y a plusieurs mois, et elle en gardait encore au fond d’elle la piqûre brûlante.
Tabassée méchamment lors de la dernière visite de Koen, Sara appréhendait son retour. Elle n’était pas seule à le craindre. L’un de ses amis, probablement amoureux d’elle, voulait qu’elle fuit, sans réussir à la convaincre. Il l’avait finalement enlevée, presque de force, persuadé, comme beaucoup d’autres, que la prochaine fois elle y passait. Les autres avaient laissé faire, certains avaient même aidé. Sara n’abandonnait pas sa fille. Il fallait juste qu’elle se mette à l’abri, le temps de trouver une solution. Personne dans l’entourage de Sara n’imaginait que le père embarquerait cette enfant qu’il ne cessait de rejeter.
Lorsque Matilda avait compris ce qui s’était passé, l’incompréhension avait été totale et la douleur abyssale. Pourquoi sa mère n’avait-elle pas cherché à la récupérer ?!? Pourquoi l’avoir laissée avec cet homme qui n’en voulait pas !?! Les forains questionnés n’avaient pas de réponse, sinon celle du droit paternel, incontournable, et celle de la peur de Sara, probablement toujours vivace, de devoir se confronter à lui.
Le temps avait passé et Sara avait refait sa vie, loin des foires. Une ancienne amie l’avait rencontrée à Dalaran, quelques années plus tôt. Elle semblait heureuse, mariée à un marchand, de nouveau épanouie, lumineuse, amoureuse, avec deux petits garçons qui lui ressemblaient. Matilda avait donc deux demi frères. La nouvelle aurait pu l’amuser, si elle n’était pas aussi amère. Koen semblait donc apparemment incapable d’avoir un fils.
Ce jour là, Matilda aurait pu bifurquer de la route qui était désormais la sienne, partir à la recherche de sa mère, laisser son père à ses traques et ses aventures viriles, pour tenter de renouer avec cette famille heureuse qu’elle avait perdue. Elle avait hésité, un moment. Et puis le doute s’était fait évidence. Les presque dix années de traque auprès de son père l’avait définitivement façonnée, et sa mère n’était plus qu’un souvenir, certes lumineux et doux, mais flou, lointain, comme interdit, ou impossible. Sa vie passée n’était qu’une guirlande, changeante, de petits moments joyeux qui s’allumaient parfois, mais de moins en moins souvent. Elle n’était même plus certaine de les avoir vécus, ces lucioles de joie. Et puis c’étaient des moments qu’elle n’avait pas partagés avec ces frères, qui resteraient donc à jamais des étrangers.
Lorsque sa décision avait été prise, Matilda s’était dit, instinctivement, qu’elle ne reviendrait jamais dessus. Sa mère était morte ce jour là. Mais…
Toujours debout dans la neige qui tombe à nouveau sur les bois, tandis que le soleil éclaire enfin la nuit, la main serrée très fort sur le tronc d’arbre blanchi par l’hiver, la voilà qui fond en larmes, tout à coup recourbée sur elle-même. Ces moments lui manquent tellement, tellement…. mais tellement… Cette joie qu’elle sait être en elle, quelque part, cette lumière qui l’anime, cet invisible qui l’habite, comme elle aimerait pouvoir le partager, rien qu’un instant, et le vivre, enfin, vraiment, dans son corps tout entier, et non pas seulement en pensées ou en sensations solitaires, perdue au milieu de la nature. Dieux, qu’elle se sent seule…
Un frôlement la sort de sa sidération, elle se redresse vivement et fouille les alentours du regard, le cœur battant. Le souvenir du sanglier la prend soudainement aux tripes. Son cœur s’emballe, dangereusement. Pourtant il n’y a rien, sans doute un lièvre qui vient de l’éviter. Elle souffle, longuement, mais se met à trembler, de plus en plus. Elle inspire… expire… cherche à reprendre le contrôle mais sent qu’il lui échappe. Les émotions qui la traversent sont bien trop fortes, elles prennent le dessus, elle va perdre le contrôle, elle va…
« Bordel Matilda ! Mais tu vas arrêter de te barrer toute seule !!!! ».
Dan l’a rattrapée, juste à temps. Elle s’effondre dans ses bras, de nouveau en larmes, anéantie.
Il est tard et ils sont tous cuits d’alcool. Matilda a grignoté la viande mais elle n’a pas goûté à la gnôle qui est pourtant passée plusieurs fois entre ses mains. Assise entre Stoky et Dan elle récupère doucement, essayant de ne pas trop se préoccuper de Milan que Dan a volontairement éloigné d’elle. Elle est trop fatiguée pour chercher à comprendre, mais elle sent que la présence de Stoky à sa gauche, placide et imposant, a elle aussi été décidée par Dan, et constitue comme un bouclier sur lequel elle peut compter.
Stoky fait partie du clan Koen depuis près de dix ans, il est arrivé un peu après Dan et il l’a vue grandir, sans donner trop l’air de s’en préoccuper. C’est un ancien chasseur du Norfendre, solitaire comme la plupart d’entre eux. Une fois la Traque du moment accomplie, chacun retourne à ses affaires, vie de famille ou autre, jusqu’à ce qu’un messager les ramène vers le clan Koen pour quelques semaines. Nul ne se préoccupe de la vie des autres, chacun sa merde. Mais Matilda sait que la plupart des types que Koen embauche lui ressemblent, des ours qui sortent de leur grotte uniquement pour le suivre, ou presque. Ces types n’ont pas de femmes, sinon celles que l’on caresse indifféremment dans les tavernes appropriées, pas de familles qui réclameraient de l’attention, et surtout pas de gosses auxquels on ne comprend rien.
Parmi tous ces originaux, Stoky est encore un cas à part. En dix ans, c’est tout juste si elle a entendu sa voix trente ou quarante fois. Elle s’est amusée à compter. Quatre fois par an, c’est tout de même une belle moyenne, surtout si on compte là dedans les grognements sourds qu’il émet quand il rit à une blague particulièrement vache contre Koen. Elle sait par contre qu’il discute à l’écart avec Dan, elle les observe parfois en conciliabules, souvent lorsqu’il y a de la tension, comme aujourd’hui.
Chasseur hors pair, surtout en terrains difficiles, c’est le genre d’homme sur lequel Koen n’a aucun ascendant, sinon les ordres liés à la traque du moment. Il le respecte, tout en s’en méfiant. Il sait, ou plutôt il sent, que Stoky n’hésiterait pas à l’affronter s’il estimait que Koen dépasse les bornes, quelles qu’elles puissent être. La Traque est comme toutes les batailles, elle a un code d’honneur, et Stoky est un homme d’honneur. Mais c’est aussi pour cette raison que le père Koen tient à l’avoir près de lui. On pourrait presque croire, en les observant se défier du regard, que chacun est le rempart de l’autre, tacitement.
Toujours est-il que Matilda s’est toujours sentie à l’abri, tout à côté de lui, et plus particulièrement ce soir. Épuisée elle ne s’est pas rendue compte qu’elle s’était lentement penchée vers lui et qu’elle somnole, la tête posée contre son bras et son épaule. D’une légère pression de la main vers Dan qui discute de l’autre côté du cercle, Stoky lui signifie qu’il est temps de déplacer la jeune femme sous une des tentes, toutes remontées pour la nuit. Alerté, Milan est immédiatement prêt à se lever pour aider, mais d’une poigne solide sur l’épaule, Dan l’oblige à rester sur place. Son regard est lourd de sous-entendus, Milan doit se faire oublier un moment, il vient pourtant de le lui rappeler.
Milan ferme les yeux en soupirant, se reprend, lentement, puis il parcourt le cercle du regard, espérant qu’aucun des gars ne se préoccupe trop de lui. Les autres discutent entre eux, mais Koen l’observe avec une acuité glaçante, et son sourire narquois en dit plus long qu’un discours. Instinctivement Milan se redresse, fier, presque mauvais. Il le sait, sa présence prolongée dans le clan n’est pas assurée. Dan lui a remis le marché en mains, et cela ne lui plaît qu’à moitié. Laisser couler et rester près de Matilda, au prix d’un silence qui de toute façon va lui peser, à jamais, ou blesser Koen, juste avant d’être viré. Il n’a pas encore décidé.
Il détourne le regard, la tension présente depuis le matin grimpe à toute allure. Derrière lui, un peu plus loin, Dan et Stoky installent Matilda sous la tente du soigneur, il veut pouvoir la surveiller de près, pendant la nuit. Stoky revient et s’installe à sa place, toujours aussi placide. Un rapide regard en coin vers Milan l’étonne. Un autre vers Koen l’alerte. Ça va péter si Koen ne change pas d’attitude. Et il n’y a pas grand chose qui puisse le détourner du petit duel de regards qu’il a entamé avec Milan. Sans hésiter il l’interpelle, de sa grosse voix sourde et rocailleuse.
« Koen ! ».
Tout le monde sursaute, Wilfried y compris qui le regarde ensuite, sidéré. Il hoche la tête sans pouvoir émettre un son. Stoky continue, de la même voix difficile, comme s’il s’extrayait du fin fond de sa grotte pour parler.
« C’est quoi cette bête dont le nain t’a parlé, au refuge ? ».
Personne n’est dupe, mais tous remercient en silence cette intervention de Stoky. Les bêtes, extraordinaires ou monstrueuses, voilà bien la seule idée qui pouvait détourner Koen de son petit jeu malsain. Tout fier de son information, il explique, avec force détails, qu’il s’agit d’une sorte d’énorme bipède, mélange de yéti et de wendigo, qui se terrerait en petits groupes, quelque part au Nord Ouest, près de la côte. Koen se demande même s’il ne faudrait pas faire une partie du chemin en canots.
L’aventure est prometteuse, Koen s’emballe et tous sont attentifs. Milan est comme les autres, il écoute, et rêve à cette prochaine traque, tandis que Dan reprend sa place. Conversation muette entre Dan et Stoky, un coup d’œil vers Milan dont la tension nerveuse est encore palpable, Dan soupire en reprenant la bouteille de gnôle, maintenant presque vide. Il est vraiment temps de rentrer, pour oublier tout ça.
Le lendemain, au petit matin, Matilda est la première levée, fraîche comme une rose, ou presque. Elle a bien assez dormi lorsque les premiers pépiements d’oiseaux annoncent la fin de la nuit. Elle n’a pas souvenir de tout, mais elle ne cherche pas. Elle a besoin de se retrouver, elle, seule, rien qu’elle, tout au fond des multiples couches de protection émotionnelle qui la protègent du monde extérieur. Elle rallume le feu, prépare de quoi faire cuire un gruau, prend son fusil par réflexe et s’enfonce dans le sous-bois sans bruit.
Vers l’Est le ciel blanchit, à peine, le soleil est encore loin derrière les montagnes qui obscurcissent la perception nocturne. Elle tâche de retrouver ses pièges, s’amusant à se pister elle même dans ce paysage de nouveau immaculé. Elle se laisse porter par le flux de sensations qui reviennent par vagues et l’ancrent à nouveau en elle. Petit à petit elle réintègre complètement son espace intérieur et peut enfin se connecter à l’autre espace, lumineux et infini, qui curieusement la pose dans le monde.
De se reconnecter à l’invisible la ramène aux gribouillis qu’elle dessinait dans la neige, la veille. Il y a eu déclic, tout à coup elle s’en souvient. Mais elle n’arrive pas à le définir. C’est là, tout près, mais c’est voilé, confus. En pensées elle en suit la trace, cherche la source du déclic, mais la piste s’efface au fur et à mesure qu’elle croit comprendre. Chaque fois qu’elle s’en approche, il s’échappe.
Elle décide de s’en amuser. Si cela ne veut pas se dévoiler c’est qu’il ne faut pas, ou que c’est trop tôt. C’est une qualité qu’elle tient de sa mère, ancrée dans le présent, vivante, drôle, amoureuse, toujours prête à croire au bonheur. Tout à coup elle butte sur une branche et manque s’affaler dans la neige. Agrippée au tronc qui l’a retenue, elle grimace en souriant, elle n’est pas dupe d’elle même. Elle vient de tomber sur un os, et il est de taille. Sa mère.
Longtemps elle l’a détestée, mais comment faire autrement, quand on est abandonnée par celle en qui on avait toute confiance. Surtout que son père ne s’était pas privé pour la salir, « cette pute, cette chienne, cette traînée ! » qui pourtant n’avait commis aucun crime, sinon celui de fuir l’enfer qu’il lui faisait vivre. Lorsqu’il était revenu à la foire, Koen avait découvert que sa fille était seule depuis deux jours. Il l’avait embarquée, à contre-coeur. Il aurait bien aimé la fourguer à un forain en prétextant que la mère reviendrait certainement chercher l’enfant, mais sa fierté lui interdisait d’avoir l’air d’un perdant. Il l’avait donc embarquée en vainqueur, comme si, enfin, il lui était possible de le faire. Et c’est là qu’avait commencé le cauchemar de Matilda.
Plus tard, bien trop tard, elle avait pu questionner les forains, comprendre ce qui s’était passé et sa douleur en avait été accrue. C’était il y a plusieurs mois, et elle en gardait encore au fond d’elle la piqûre brûlante.
Tabassée méchamment lors de la dernière visite de Koen, Sara appréhendait son retour. Elle n’était pas seule à le craindre. L’un de ses amis, probablement amoureux d’elle, voulait qu’elle fuit, sans réussir à la convaincre. Il l’avait finalement enlevée, presque de force, persuadé, comme beaucoup d’autres, que la prochaine fois elle y passait. Les autres avaient laissé faire, certains avaient même aidé. Sara n’abandonnait pas sa fille. Il fallait juste qu’elle se mette à l’abri, le temps de trouver une solution. Personne dans l’entourage de Sara n’imaginait que le père embarquerait cette enfant qu’il ne cessait de rejeter.
Lorsque Matilda avait compris ce qui s’était passé, l’incompréhension avait été totale et la douleur abyssale. Pourquoi sa mère n’avait-elle pas cherché à la récupérer ?!? Pourquoi l’avoir laissée avec cet homme qui n’en voulait pas !?! Les forains questionnés n’avaient pas de réponse, sinon celle du droit paternel, incontournable, et celle de la peur de Sara, probablement toujours vivace, de devoir se confronter à lui.
Le temps avait passé et Sara avait refait sa vie, loin des foires. Une ancienne amie l’avait rencontrée à Dalaran, quelques années plus tôt. Elle semblait heureuse, mariée à un marchand, de nouveau épanouie, lumineuse, amoureuse, avec deux petits garçons qui lui ressemblaient. Matilda avait donc deux demi frères. La nouvelle aurait pu l’amuser, si elle n’était pas aussi amère. Koen semblait donc apparemment incapable d’avoir un fils.
Ce jour là, Matilda aurait pu bifurquer de la route qui était désormais la sienne, partir à la recherche de sa mère, laisser son père à ses traques et ses aventures viriles, pour tenter de renouer avec cette famille heureuse qu’elle avait perdue. Elle avait hésité, un moment. Et puis le doute s’était fait évidence. Les presque dix années de traque auprès de son père l’avait définitivement façonnée, et sa mère n’était plus qu’un souvenir, certes lumineux et doux, mais flou, lointain, comme interdit, ou impossible. Sa vie passée n’était qu’une guirlande, changeante, de petits moments joyeux qui s’allumaient parfois, mais de moins en moins souvent. Elle n’était même plus certaine de les avoir vécus, ces lucioles de joie. Et puis c’étaient des moments qu’elle n’avait pas partagés avec ces frères, qui resteraient donc à jamais des étrangers.
Lorsque sa décision avait été prise, Matilda s’était dit, instinctivement, qu’elle ne reviendrait jamais dessus. Sa mère était morte ce jour là. Mais…
Toujours debout dans la neige qui tombe à nouveau sur les bois, tandis que le soleil éclaire enfin la nuit, la main serrée très fort sur le tronc d’arbre blanchi par l’hiver, la voilà qui fond en larmes, tout à coup recourbée sur elle-même. Ces moments lui manquent tellement, tellement…. mais tellement… Cette joie qu’elle sait être en elle, quelque part, cette lumière qui l’anime, cet invisible qui l’habite, comme elle aimerait pouvoir le partager, rien qu’un instant, et le vivre, enfin, vraiment, dans son corps tout entier, et non pas seulement en pensées ou en sensations solitaires, perdue au milieu de la nature. Dieux, qu’elle se sent seule…
Un frôlement la sort de sa sidération, elle se redresse vivement et fouille les alentours du regard, le cœur battant. Le souvenir du sanglier la prend soudainement aux tripes. Son cœur s’emballe, dangereusement. Pourtant il n’y a rien, sans doute un lièvre qui vient de l’éviter. Elle souffle, longuement, mais se met à trembler, de plus en plus. Elle inspire… expire… cherche à reprendre le contrôle mais sent qu’il lui échappe. Les émotions qui la traversent sont bien trop fortes, elles prennent le dessus, elle va perdre le contrôle, elle va…
« Bordel Matilda ! Mais tu vas arrêter de te barrer toute seule !!!! ».
Dan l’a rattrapée, juste à temps. Elle s’effondre dans ses bras, de nouveau en larmes, anéantie.
Matilda Koen- Citoyen
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Re: Tu seras un homme, ma fille.
Première paie.
Le voyage de retour ne s’était finalement pas si mal déroulé. Même s’il avait fallu patienter à Long-Guet, le temps de faire venir un engin volant plus à même de transporter des cages remplies de fauves passablement énervés, le père Koen n’avait plus cherché le conflit avec Milan, et le retour avait été calme. Peut-être aussi parce que Dan s’était arrangé pour l’éloigner de la troupe en l’envoyant en éclaireur ou même en préparateur, chaque fois que c’était possible.
Lorsque Matilda débarqua à Gadgetzan dans le dernier zeppelin, avec le jeune Soral et les toutes dernières cages contenant les petits, la troupe s’était déjà égayée. Ne restaient plus que son père, occupé à négocier chez un marchand, Berick, attablé seul à la taverne devant un broc de bière brune, ainsi que Stoky et Dan qui s’assuraient que les bêtes avaient bien enduré le transport aérien avant de reprendre la route, à pieds cette fois-ci.
Pendant le transport depuis Long-Guet, la jeune femme avait eu le temps de réfléchir, même si Soral, profitant d’être seul avec elle, avait surmonté une timidité que tous disaient maladive, pour s’enhardir en la bombardant de questions sur elle, de remarques plus ou moins fines sur sa personnalité « vraiment très intéressante », et de blagues carrément lourdes sur tous ceux qui semblaient pouvoir représenter une concurrence, comme Milan. Une des blagues l’avait d’ailleurs suffisamment interpellée pour qu’elle demande des précisions, considérant avec un étonnement grandissant l’embarras puis le malaise certain de Soral. De plus en plus inquiet à mesure qu’elle insistait, il avait apparemment cru mourir de peur à l’idée de dévoiler le secret de Milan, risquant à coup sûr de perdre sa place dans le clan Koen. Mais cet embarras avait au moins eu pour conséquence de le faire définitivement taire, ce que Matilda avait apprécié. Elle avait donc eu le temps de réfléchir.
Elle ne s’était jusqu’alors jamais vraiment inquiétée de ces émotions intenses qui l’emportaient parfois bien trop loin. La plupart du temps, elle se terrait en elle, bien à l’abri du monde extérieur, elle se contentait alors de se focaliser sur sa respiration, puis d’écouter ses sensations et de se recentrer petit à petit sur le présent, pour finir si possible posée, entière et calme, dans ce monde extérieur si compliqué à comprendre.
Mais durant cette traque était apparue une autre réaction, bien moins compréhensible et bien plus inquiétante, une réaction dont elle en avait perdu le contrôle. Elle avait donc, par là même, perdu l’ascendant sur cette partie d’elle même qu’elle pensait maîtriser. Or il n’y avait rien de plus angoissant. Aucun danger, aucun monstre, aucune colère de son père, n’étaient aussi terrorisants que l’idée de ne plus pouvoir se contenir elle-même.
Tout en admirant les paysages de Kalimdor vus du ciel changeant, elle avait donc eu le temps d’y réfléchir. Pourquoi avait-elle perdu le contrôle d’elle-même, et pourquoi en était-elle terrorisée.
Si Solar, le jeune traqueur qui l’accompagnait, avait de nouveau tenté de discuter avec elle, elle ne s’en souvenait pas. Sa réflexion l’avait profondément accaparée, tellement même qu’elle avait finalement été surprise d’entendre les cris dans l’arène de Gadgetzan. Il y avait des combats et les hurlements des combattants s’entendaient à des kilomètres à la ronde, même dans le ciel. D’être à nouveau sensible au monde extérieur l’avait réveillée, elle avait sursauté en s’exclamant, amusant les quelques voyageurs qui avaient embarqué avec eux. Solar avait alors à nouveau immédiatement cherché le contact, mais elle l’avait arrêté d’une main posée maladroitement sur sa bouche. Elle souriait mais le ton était sans appel.
« Stop ! Je t’aime bien, t’es sympa, mais c’est tout. Pas la peine de chercher plus loin ».
Le pauvre garçon en avait été estomaqué. Sa surprise fut telle qu’elle prit le dessus sur la honte d’être ainsi rejeté en pleine face.
« Ah ben !!! Quand on dit que t’y vas par quatre chemins !!! Au moins là c’est clair !!! ».
Il riait, probablement rassuré que cela se passe ainsi. Il n’y croyait pas lui-même de toute façon. Mais il s’en serait voulu des nuits entières de ne pas avoir tenté. Le voir rire d’aussi bon cœur avait rassuré Matilda qui s’était amusée à son tour, oubliant toutes ses réflexions. Le pourquoi du comment de ses craintes s’était envolé dans le ciel de Tanaris.
Une fois sur le sol de Gadgetzan, elle était donc de nouveau ancrée dans son rôle de traqueuse et elle alla donc rapidement vérifier où en étaient les uns et les autres, accompagnant les cages des petits vers celles de leurs parents. Là, elle constata amèrement le départ de Milan, qui semblait-il n’avait rien dit pour elle, avant de reprendre la route vers le Nord. Sa mission comprenait normalement la livraison jusqu’au campement de Koen, mais il avait été remercié, payé avec une prime pour le nombre de bêtes ramenées, et il s’en était retourné en griffon, probablement vers d’autres contrats. Or elle ignorait comment le revoir, ni même si elle le reverrait. Pourquoi n’avait-il rien dit. Dan prétendait qu’il était pressé, mais elle suspectait le soigneur de l’avoir contraint à partir au plus vite.
Elle n’eut pourtant pas le temps de s’en préoccuper très longtemps, car son père revenait d’une négociation qui était de toute évidence fructueuse. S’il conservait une quelconque rancoeur, elle ne se voyait pas. Seule Matilda savait décrypter les petits signes qui ne trompaient pas, ici une petite ride au coin de la bouche qui sautait nerveusement, là un sillon plus profond sur le front, et puis ce regard, double, apparemment souriant pour son interlocuteur, mais acéré et noir dès qu’il la traversait, elle. Elle frissonna, le retour au village qui leur servait lieu de campement permanent risquait d’être compliqué.
Elle détourna le regard, fit quelques pas de côté et entreprit d’observer l’animation dans Gadzetzan. Les combats étaient terminés, et la foule des badauds s’égayait, joyeuse et bruyante. Ces gens étaient-ils heureux, humains, nains, gobelins, toutes races confondues qui cohabitaient plutôt bien. Ils en donnaient l’air, s’apostrophant, blaguant, riant. Tous avaient l’air de savoir où ils allaient, ce qu’ils faisaient là, pourquoi ils parlaient et riaient. Aucun ne semblait douter de son identité ou des raisons de sa présence dans ce monde, bref du sens de sa vie. Tout avait l’air tellement simple, pour tout le monde, pourquoi n’y arrivait-elle pas….
« Oh ?!!?? Tu m’écoutes quand je te parle ?!? ».
Elle sursauta.
« Matilda. »
Wilfried Koen hurlait, mais la main sur son bras qui venait de l’alerter était amicale. Stoky se dressait de toute sa stature entre son père et elle. Un mot de plus cette année et il s’agissait de son prénom. L’idée lui arracha un sourire avant que son cœur ne s’emballe. Elle se rapprocha du chasseur, s’imaginant qu’il la cachait définitivement. C’était idiot, elle le savait, à peine digne d’elle. Agir comme une autruche était même carrément risible. Mais tant qu’il était là, elle se savait protégée. Il ne bougea pas, conscient de ce qui se jouait. Elle attendit que le calme revienne en elle afin d’être en mesure de répondre à son père sans rien montrer de de ses émotions, puis elle se décala du grand corps protecteur de Stoky, dans une lenteur étudiée.
« Je suis là, et je réfléchissais. Non, je n’ai pas écouté ».
Autant dire la vérité. De toute façon il devinait toujours si elle mentait ou tentait de se défiler. Ou peut-être était-ce parce qu’elle ne savait rien cacher.
« Tu veux quoi ? ».
Surtout ne pas donner l’air d’avoir peur, ne pas lui donner de prise. Son ton devait être le plus neutre possible. Ni trop froid ni trop inquiet, juste factuel. Elle le défiait du regard, attendant qu’il surmonte lui aussi la rage qui l’habitait si souvent contre elle. Elle devait s’en éloigner. Un jour prochain, elle partirait, cela devenait trop lourd à gérer, toute cette haine des femmes dont il ne savait que faire. Il montra les cages posées un peu plus loin.
« On ne part pas avant une bonne heure et demie. Taz revient avec trois ou quatre hommes. Fais l’inventaire et vois ce qui nous manque. Tiens. »
Il lui tendait une bourse de cuir remplie de pièces sonores, elle s’approcha et la prit, se contentant d’un hochement de tête. Il n’avait sans doute pas compté, et il ne vérifierait pas non plus au retour. Elle se demanda tout à coup comment elle ferait au moment du départ qui semblait soudainement imminent. Elle en avait le droit désormais, pourquoi attendre.
L’argent n’avait jamais été qu’un moyen de subsistance annexe, nécessaire mais sans plus, elle ne manquait de rien, mais elle n’avait pas non plus de quoi vivre seule. Si elle voulait le quitter, elle devait s’y préparer, mettre de côté et pour ça, demander sa part. Dan et Stoky attendaient en silence. Le faire devant eux serait plus facile. Elle se lança, sa voix se mit à trembler.
« Et ma part est de combien ? ».
Il eut un hoquet de surprise avant de se crisper, le regard noir et glaçant.
« Ta…. Part ? ».
Tout en glissant la bourse dans une poche, elle acquiesça, un seul hochement de tête, qu’elle espérait ferme.
« Ma part de la traque, oui.»
« T’as déjà manqué ? ».
Son ton était mauvais, peut-être aussi un peu blessé sous la surprise.
« Non. Jamais. Mais j’aimerais avoir ma part, comme les autres. Je ne vois pas ce que cela a d’étonnant. »
Les deux témoins de leur échange n’avaient pas cillé mais leur présence prenait toute son importance à mesure que Matilda s’enhardissait. Le père Koen leur adressa un petit sourire amusé, il cherchait leur complicité. Matilda l’observait, le cœur battant. Il cherchait surtout à sortir vainqueur de ce qu’il considérait comme un défi à son autorité.
« A votre avis, elle vaut combien ? Si on considère le temps qu’elle nous a fait perdre avec ses conneries…. ».
Sa remarque s’adressait aux deux hommes mais c’est Dan qu’il regardait. Le soigneur inspira longuement, mal à l’aise.
« Tu ne l’as jamais payée ? ».
Il parlait lentement, les mots semblaient collés à son palais. Koen se crispa.
« Elle vit avec moi et elle vient tout juste d’avoir vingt et un ans. Ça n’était pas à l’ordre du jour ».
Dan acquiesça, son regard allait de l’un à l’autre. Finalement il haussa l’épaule puis esquissa un sourire qu’il espérait moqueur, histoire de l’amadouer.
«Bah ! Elle vaut plus que Berick ou Soral, c’est clair, mais moins que moi ou les autres qui avons bien plus d’expérience. La même somme que Milan plus une prime pour la préparation des flèches, ça me semble correct. Elle est la seule à savoir le faire aussi parfaitement. C’est son domaine, tu ne peux pas lui enlever ça, et sans elle, tout aurait été plus compliqué.»
Son petit discours sonnait comme une évidence que Dan énonçait le plus calmement possible. L’évocation de Milan occasionna tout de même un plissement nerveux de la bouche de Koen et Dan regretta de ne pas y avoir songé avant. Mieux valait éviter tout risque de dérapage. Mais Wilfried écouta puis prit manifestement le temps d’y réfléchir. Finalement il acquiesça et sortit de sa sacoche une autre bourse, bien plus remplie, dont il sortit méticuleusement une demie douzaine de dorées. Matilda était figée dans l’attente. Tout était allé si vite, elle n’avait rien préparé, rien prévu. Elle n’en revenait pas d’avoir osé même en parler. Il les lui tendit.
« Ça c’est la somme qu’a eue Milan. T’en auras quatre de plus en arrivant au campement. Trois pour les flèches, une pour la prise en charge des bêtes une fois là-bas. Je verrai ensuite combien je te donne pour le dressage. Ça dépendra de ce que tu dresses et comment, seule ou pas ».
Son débit était calme, sûr, professionnel. Les pièces glissèrent en même temps sur sa paume, sa main se refermant sur celle de sa fille, qu’il serra, imperceptiblement. Son regard était miraculeusement neutre, presque agréable. Il avait évoqué le dressage futur, il lui parlait comme à l’un de ses gars du campement, il serrait sa main comme lorsqu’on scelle un accord. Elle intégrait bien un autre clan, plus fermé encore, celui du village où elle serait désormais autonome. Elle acquiesça d’un hochement de tête, et tenta un remerciement qui ne voulait pas sortir. Elle lui rendit son regard en déglutissant puis réussit à lâcher un merci à peine audible. La tension entre le père et la fille était à son comble.
« Génial !!! Tu payes ta tournée !! ».
Dan venait de lui balancer une bourrade qui l’a fit glisser presque à terre. Il la rattrapa immédiatement en riant, comme s’il l’avait fait exprès.
« Hey ! Reste avec nous ! ».
Les pièces dorées avaient glissé sur le sol sableux, les badauds se retournaient sur le groupe, interloqués. Sans se préoccuper d’eux, elle s’accroupit, le cœur battant. Elle souriait, mais les émotions bouillonnaient. Elle se sentait prête à s’effondrer, des larmes de joie inondèrent ses joues. D’un revers de main elle s’essuya rapidement le visage, le garnissant de la terre sableuse de Gadgetzan. Sa première paie, six, et même dix dorées, c’était bien plus qu’elle n’en espérait.
Enfin elle se releva en tâchant de reprendre contenance.
« Pour la tournée, une autre fois Dan, je dois faire le tour des artisans du coin avant de partir. Mais sans faute, pour la prochaine traque. »
Elle ne pouvait décidément pas cacher sa joie, son visage illuminé la trahissait. Dan pressa son épaule avec chaleur.
« Tu la mérites, cette paye, Matilda. Tu la mérites autant que nous tous, ici. »
Il agrémenta le mot « ici » d’un clin d’œil appuyé. Une seconde bourrade, moins forte, et il se tourna vers Stoky.
« Bon Ben… tu vas devoir mettre de ta poche mon gars ! Tu nous accompagnes ?».
La question s’adressait à Koen qui acquiesça simplement et les suivit sans un regard pour Matilda. Mais la jeune femme ne le regardait pas non plus. Insensible au monde extérieur, elle admirait les pièces dorées dans sa main, les remuant dans sa paume, promesse d’une vie bien à elle. Bientôt.
Le voyage de retour ne s’était finalement pas si mal déroulé. Même s’il avait fallu patienter à Long-Guet, le temps de faire venir un engin volant plus à même de transporter des cages remplies de fauves passablement énervés, le père Koen n’avait plus cherché le conflit avec Milan, et le retour avait été calme. Peut-être aussi parce que Dan s’était arrangé pour l’éloigner de la troupe en l’envoyant en éclaireur ou même en préparateur, chaque fois que c’était possible.
Lorsque Matilda débarqua à Gadgetzan dans le dernier zeppelin, avec le jeune Soral et les toutes dernières cages contenant les petits, la troupe s’était déjà égayée. Ne restaient plus que son père, occupé à négocier chez un marchand, Berick, attablé seul à la taverne devant un broc de bière brune, ainsi que Stoky et Dan qui s’assuraient que les bêtes avaient bien enduré le transport aérien avant de reprendre la route, à pieds cette fois-ci.
Pendant le transport depuis Long-Guet, la jeune femme avait eu le temps de réfléchir, même si Soral, profitant d’être seul avec elle, avait surmonté une timidité que tous disaient maladive, pour s’enhardir en la bombardant de questions sur elle, de remarques plus ou moins fines sur sa personnalité « vraiment très intéressante », et de blagues carrément lourdes sur tous ceux qui semblaient pouvoir représenter une concurrence, comme Milan. Une des blagues l’avait d’ailleurs suffisamment interpellée pour qu’elle demande des précisions, considérant avec un étonnement grandissant l’embarras puis le malaise certain de Soral. De plus en plus inquiet à mesure qu’elle insistait, il avait apparemment cru mourir de peur à l’idée de dévoiler le secret de Milan, risquant à coup sûr de perdre sa place dans le clan Koen. Mais cet embarras avait au moins eu pour conséquence de le faire définitivement taire, ce que Matilda avait apprécié. Elle avait donc eu le temps de réfléchir.
Elle ne s’était jusqu’alors jamais vraiment inquiétée de ces émotions intenses qui l’emportaient parfois bien trop loin. La plupart du temps, elle se terrait en elle, bien à l’abri du monde extérieur, elle se contentait alors de se focaliser sur sa respiration, puis d’écouter ses sensations et de se recentrer petit à petit sur le présent, pour finir si possible posée, entière et calme, dans ce monde extérieur si compliqué à comprendre.
Mais durant cette traque était apparue une autre réaction, bien moins compréhensible et bien plus inquiétante, une réaction dont elle en avait perdu le contrôle. Elle avait donc, par là même, perdu l’ascendant sur cette partie d’elle même qu’elle pensait maîtriser. Or il n’y avait rien de plus angoissant. Aucun danger, aucun monstre, aucune colère de son père, n’étaient aussi terrorisants que l’idée de ne plus pouvoir se contenir elle-même.
Tout en admirant les paysages de Kalimdor vus du ciel changeant, elle avait donc eu le temps d’y réfléchir. Pourquoi avait-elle perdu le contrôle d’elle-même, et pourquoi en était-elle terrorisée.
Si Solar, le jeune traqueur qui l’accompagnait, avait de nouveau tenté de discuter avec elle, elle ne s’en souvenait pas. Sa réflexion l’avait profondément accaparée, tellement même qu’elle avait finalement été surprise d’entendre les cris dans l’arène de Gadgetzan. Il y avait des combats et les hurlements des combattants s’entendaient à des kilomètres à la ronde, même dans le ciel. D’être à nouveau sensible au monde extérieur l’avait réveillée, elle avait sursauté en s’exclamant, amusant les quelques voyageurs qui avaient embarqué avec eux. Solar avait alors à nouveau immédiatement cherché le contact, mais elle l’avait arrêté d’une main posée maladroitement sur sa bouche. Elle souriait mais le ton était sans appel.
« Stop ! Je t’aime bien, t’es sympa, mais c’est tout. Pas la peine de chercher plus loin ».
Le pauvre garçon en avait été estomaqué. Sa surprise fut telle qu’elle prit le dessus sur la honte d’être ainsi rejeté en pleine face.
« Ah ben !!! Quand on dit que t’y vas par quatre chemins !!! Au moins là c’est clair !!! ».
Il riait, probablement rassuré que cela se passe ainsi. Il n’y croyait pas lui-même de toute façon. Mais il s’en serait voulu des nuits entières de ne pas avoir tenté. Le voir rire d’aussi bon cœur avait rassuré Matilda qui s’était amusée à son tour, oubliant toutes ses réflexions. Le pourquoi du comment de ses craintes s’était envolé dans le ciel de Tanaris.
Une fois sur le sol de Gadgetzan, elle était donc de nouveau ancrée dans son rôle de traqueuse et elle alla donc rapidement vérifier où en étaient les uns et les autres, accompagnant les cages des petits vers celles de leurs parents. Là, elle constata amèrement le départ de Milan, qui semblait-il n’avait rien dit pour elle, avant de reprendre la route vers le Nord. Sa mission comprenait normalement la livraison jusqu’au campement de Koen, mais il avait été remercié, payé avec une prime pour le nombre de bêtes ramenées, et il s’en était retourné en griffon, probablement vers d’autres contrats. Or elle ignorait comment le revoir, ni même si elle le reverrait. Pourquoi n’avait-il rien dit. Dan prétendait qu’il était pressé, mais elle suspectait le soigneur de l’avoir contraint à partir au plus vite.
Elle n’eut pourtant pas le temps de s’en préoccuper très longtemps, car son père revenait d’une négociation qui était de toute évidence fructueuse. S’il conservait une quelconque rancoeur, elle ne se voyait pas. Seule Matilda savait décrypter les petits signes qui ne trompaient pas, ici une petite ride au coin de la bouche qui sautait nerveusement, là un sillon plus profond sur le front, et puis ce regard, double, apparemment souriant pour son interlocuteur, mais acéré et noir dès qu’il la traversait, elle. Elle frissonna, le retour au village qui leur servait lieu de campement permanent risquait d’être compliqué.
Elle détourna le regard, fit quelques pas de côté et entreprit d’observer l’animation dans Gadzetzan. Les combats étaient terminés, et la foule des badauds s’égayait, joyeuse et bruyante. Ces gens étaient-ils heureux, humains, nains, gobelins, toutes races confondues qui cohabitaient plutôt bien. Ils en donnaient l’air, s’apostrophant, blaguant, riant. Tous avaient l’air de savoir où ils allaient, ce qu’ils faisaient là, pourquoi ils parlaient et riaient. Aucun ne semblait douter de son identité ou des raisons de sa présence dans ce monde, bref du sens de sa vie. Tout avait l’air tellement simple, pour tout le monde, pourquoi n’y arrivait-elle pas….
« Oh ?!!?? Tu m’écoutes quand je te parle ?!? ».
Elle sursauta.
« Matilda. »
Wilfried Koen hurlait, mais la main sur son bras qui venait de l’alerter était amicale. Stoky se dressait de toute sa stature entre son père et elle. Un mot de plus cette année et il s’agissait de son prénom. L’idée lui arracha un sourire avant que son cœur ne s’emballe. Elle se rapprocha du chasseur, s’imaginant qu’il la cachait définitivement. C’était idiot, elle le savait, à peine digne d’elle. Agir comme une autruche était même carrément risible. Mais tant qu’il était là, elle se savait protégée. Il ne bougea pas, conscient de ce qui se jouait. Elle attendit que le calme revienne en elle afin d’être en mesure de répondre à son père sans rien montrer de de ses émotions, puis elle se décala du grand corps protecteur de Stoky, dans une lenteur étudiée.
« Je suis là, et je réfléchissais. Non, je n’ai pas écouté ».
Autant dire la vérité. De toute façon il devinait toujours si elle mentait ou tentait de se défiler. Ou peut-être était-ce parce qu’elle ne savait rien cacher.
« Tu veux quoi ? ».
Surtout ne pas donner l’air d’avoir peur, ne pas lui donner de prise. Son ton devait être le plus neutre possible. Ni trop froid ni trop inquiet, juste factuel. Elle le défiait du regard, attendant qu’il surmonte lui aussi la rage qui l’habitait si souvent contre elle. Elle devait s’en éloigner. Un jour prochain, elle partirait, cela devenait trop lourd à gérer, toute cette haine des femmes dont il ne savait que faire. Il montra les cages posées un peu plus loin.
« On ne part pas avant une bonne heure et demie. Taz revient avec trois ou quatre hommes. Fais l’inventaire et vois ce qui nous manque. Tiens. »
Il lui tendait une bourse de cuir remplie de pièces sonores, elle s’approcha et la prit, se contentant d’un hochement de tête. Il n’avait sans doute pas compté, et il ne vérifierait pas non plus au retour. Elle se demanda tout à coup comment elle ferait au moment du départ qui semblait soudainement imminent. Elle en avait le droit désormais, pourquoi attendre.
L’argent n’avait jamais été qu’un moyen de subsistance annexe, nécessaire mais sans plus, elle ne manquait de rien, mais elle n’avait pas non plus de quoi vivre seule. Si elle voulait le quitter, elle devait s’y préparer, mettre de côté et pour ça, demander sa part. Dan et Stoky attendaient en silence. Le faire devant eux serait plus facile. Elle se lança, sa voix se mit à trembler.
« Et ma part est de combien ? ».
Il eut un hoquet de surprise avant de se crisper, le regard noir et glaçant.
« Ta…. Part ? ».
Tout en glissant la bourse dans une poche, elle acquiesça, un seul hochement de tête, qu’elle espérait ferme.
« Ma part de la traque, oui.»
« T’as déjà manqué ? ».
Son ton était mauvais, peut-être aussi un peu blessé sous la surprise.
« Non. Jamais. Mais j’aimerais avoir ma part, comme les autres. Je ne vois pas ce que cela a d’étonnant. »
Les deux témoins de leur échange n’avaient pas cillé mais leur présence prenait toute son importance à mesure que Matilda s’enhardissait. Le père Koen leur adressa un petit sourire amusé, il cherchait leur complicité. Matilda l’observait, le cœur battant. Il cherchait surtout à sortir vainqueur de ce qu’il considérait comme un défi à son autorité.
« A votre avis, elle vaut combien ? Si on considère le temps qu’elle nous a fait perdre avec ses conneries…. ».
Sa remarque s’adressait aux deux hommes mais c’est Dan qu’il regardait. Le soigneur inspira longuement, mal à l’aise.
« Tu ne l’as jamais payée ? ».
Il parlait lentement, les mots semblaient collés à son palais. Koen se crispa.
« Elle vit avec moi et elle vient tout juste d’avoir vingt et un ans. Ça n’était pas à l’ordre du jour ».
Dan acquiesça, son regard allait de l’un à l’autre. Finalement il haussa l’épaule puis esquissa un sourire qu’il espérait moqueur, histoire de l’amadouer.
«Bah ! Elle vaut plus que Berick ou Soral, c’est clair, mais moins que moi ou les autres qui avons bien plus d’expérience. La même somme que Milan plus une prime pour la préparation des flèches, ça me semble correct. Elle est la seule à savoir le faire aussi parfaitement. C’est son domaine, tu ne peux pas lui enlever ça, et sans elle, tout aurait été plus compliqué.»
Son petit discours sonnait comme une évidence que Dan énonçait le plus calmement possible. L’évocation de Milan occasionna tout de même un plissement nerveux de la bouche de Koen et Dan regretta de ne pas y avoir songé avant. Mieux valait éviter tout risque de dérapage. Mais Wilfried écouta puis prit manifestement le temps d’y réfléchir. Finalement il acquiesça et sortit de sa sacoche une autre bourse, bien plus remplie, dont il sortit méticuleusement une demie douzaine de dorées. Matilda était figée dans l’attente. Tout était allé si vite, elle n’avait rien préparé, rien prévu. Elle n’en revenait pas d’avoir osé même en parler. Il les lui tendit.
« Ça c’est la somme qu’a eue Milan. T’en auras quatre de plus en arrivant au campement. Trois pour les flèches, une pour la prise en charge des bêtes une fois là-bas. Je verrai ensuite combien je te donne pour le dressage. Ça dépendra de ce que tu dresses et comment, seule ou pas ».
Son débit était calme, sûr, professionnel. Les pièces glissèrent en même temps sur sa paume, sa main se refermant sur celle de sa fille, qu’il serra, imperceptiblement. Son regard était miraculeusement neutre, presque agréable. Il avait évoqué le dressage futur, il lui parlait comme à l’un de ses gars du campement, il serrait sa main comme lorsqu’on scelle un accord. Elle intégrait bien un autre clan, plus fermé encore, celui du village où elle serait désormais autonome. Elle acquiesça d’un hochement de tête, et tenta un remerciement qui ne voulait pas sortir. Elle lui rendit son regard en déglutissant puis réussit à lâcher un merci à peine audible. La tension entre le père et la fille était à son comble.
« Génial !!! Tu payes ta tournée !! ».
Dan venait de lui balancer une bourrade qui l’a fit glisser presque à terre. Il la rattrapa immédiatement en riant, comme s’il l’avait fait exprès.
« Hey ! Reste avec nous ! ».
Les pièces dorées avaient glissé sur le sol sableux, les badauds se retournaient sur le groupe, interloqués. Sans se préoccuper d’eux, elle s’accroupit, le cœur battant. Elle souriait, mais les émotions bouillonnaient. Elle se sentait prête à s’effondrer, des larmes de joie inondèrent ses joues. D’un revers de main elle s’essuya rapidement le visage, le garnissant de la terre sableuse de Gadgetzan. Sa première paie, six, et même dix dorées, c’était bien plus qu’elle n’en espérait.
Enfin elle se releva en tâchant de reprendre contenance.
« Pour la tournée, une autre fois Dan, je dois faire le tour des artisans du coin avant de partir. Mais sans faute, pour la prochaine traque. »
Elle ne pouvait décidément pas cacher sa joie, son visage illuminé la trahissait. Dan pressa son épaule avec chaleur.
« Tu la mérites, cette paye, Matilda. Tu la mérites autant que nous tous, ici. »
Il agrémenta le mot « ici » d’un clin d’œil appuyé. Une seconde bourrade, moins forte, et il se tourna vers Stoky.
« Bon Ben… tu vas devoir mettre de ta poche mon gars ! Tu nous accompagnes ?».
La question s’adressait à Koen qui acquiesça simplement et les suivit sans un regard pour Matilda. Mais la jeune femme ne le regardait pas non plus. Insensible au monde extérieur, elle admirait les pièces dorées dans sa main, les remuant dans sa paume, promesse d’une vie bien à elle. Bientôt.
Matilda Koen- Citoyen
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Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
Dans les montagnes.
Taz était arrivé plus tard que prévu. Il était censé trouver des gars, acceptant pour quelques pièces de cuivre, de porter les cages jusqu’à un tout petit village, perché dans les montagnes au nord ouest de Gadgetzan. Une tâche qui ne présentait à priori pas de grosses difficultés techniques.
Mais le passage d’Aile de Mort sur Azeroth n’avait pas fait que des dégâts topographiques d’envergure, un peu partout dans le monde et surtout sur Kalimdor. Ce cataclysme avait aussi atteint les êtres vivant sur place, tous ceux qui avaient dû s’adapter, tant bien que mal. Or, outre les failles dans la croûte terrestre qui avaient parfois isolé des pans entiers du continent, la région avait été sérieusement impactée par une immense vague de fond venue des tréfonds de la Grande mer. Un immense mur d’eau avait en effet inondé la côte Est de Tanaris, infiltré le passage donnant sur les Salines, puis inondé toute la plaine aride et sableuse, et finalement gagné Feralas en s’infiltrant partout dans les Mille Pointes. Ceux qui vivaient dans les plaines, ou sur la côte, avaient dû affronter cette dévastation d’une nuit que tous gardaient en mémoire. En un seul passage sur Azeroth, Aile de Mort avait non seulement décapité des arbres et des murailles, il avait aussi décimé de multiples peuples, chez eux. Les plaies n’étaient pas toutes pansées, il y avait eu des morts, par centaines, des blessés, par milliers, et la vie reprenait difficilement son cours un peu partout.
Sur Tanaris, de nombreux pêcheurs avaient péri dans l’eau qui submergeait désormais la côte aux abords de Gadgetzan. Ceux qui avaient pu trouver un travail sur place étaient restés, obligés parfois de vivre dans des taudis loués à prix fort par les propriétaires, pour la plupart Gobelins. Les autres avaient cherché plus loin, dans les criques où sévissaient de nombreuses bandes de pirates, dans les campements occupés par les bâts-du-déserts, ou plus haut dans les montagnes au Nord, tâchant de faire bon ménage avec les Centaures qui occupaient les lieux depuis des millénaires. Mais cette cohabitation avec les quadrupèdes anthropomorphes n’était pas sans heurts, souvent violents, parfois mortels, c’est avec réticence que ceux qui n’avaient pas rejoint les rangs des mécréants acceptaient de faire le voyage vers ces montagnes.
Wilfried avait depuis longtemps élu domicile dans un tout petit village, bien caché, tout en haut des montagnes derrière Zuk Farrak. L’accès principal, bien que protégé par d’innombrables chausses-trappes, ravins, pièges et impasses, était tout de même assez facile depuis les Salines. Il était devenu impraticable depuis le passage d’Aile de mort. Il avait donc fallu en trouver un autre, encore plus caché et compliqué, qui côtoyait désormais quelques grottes sombres d’où l’on entendait parfois d’horribles hurlements qui ne pouvaient être que de douleur. Il se disait que des sectateurs d’un culte ancien y sévissaient en secret, attendant des jours meilleurs en capturant tous ceux qui s’avisaient de passer non loin. Mais personne n’avait jusqu’alors été en mesure de contrer ces rumeurs inquiétantes.
Voilà pourquoi, en plus du fait que les rapines étaient bien souvent préférées au travail, trouver des gars pour les accompagner sur ce chemin s’avérait chaque fois un peu plus ardu. Et ce même si promesse était faite de doubler, voire même tripler, la somme.
Au final Taz n’avait pas trouvé d’humains comme demandé, mais quatre nains, braillards et fanfarons, apparemment saouls du matin au soir sans que cela nuise à leur vaillance, à moins que cette alcoolisation permanente ne leur fusse nécessaire pour avancer. Les gaillards se disaient anciens militaires, remerciés avec honneur quelques mois plus tôt par la garnison du Guet du Nord au dessus de Theramore. Il ne faisait aucun doute qu’ils étaient déserteurs mais Koen n’en avait cure. Du moment qu’ils s’acquittaient de leur tâche, il pouvait bien s’en encombrer un jour ou deux.
Matilda les vit arriver avec circonspection mais elle afficha rapidement un sourire joyeux. Les quatre compagnons se fichaient manifestement comme d’une guigne des rodomontades de son père, prenant tout à la blague, se charriant les uns les autres, biberonnant sans cesse un liquide sombre qu’ils disaient être une bière de soif mais qui aurait probablement assommé Matilda pour plusieurs jours, sans compter qu’ils haranguaient les passants, sifflaient toutes les femmes en riant, sans condition de races, beautés ou autres, donnaient des bourrades à qui mieux mieux et semblaient même capables de retourner à leur avantage toute une bande de sectateurs fous.
Immédiatement elle décida d’en faire des amis. Puisque Stoky et Dan ne les suivaient pas cette fois-ci, elle était tout de même certaine de trouver dans le quatuor tonitruant un bouclier sans doute aussi fiable que le corps de l’ours mal léché, si ce n’était pas plus.
Une fois les arrangements faits, les cages installées sur des bâtons de bois que les nains allaient devoir porter sur des épaulières de fortune chargées de les grandir de quelques pouces, Dan et Stoky envolés par griffons avec la promesse de se revoir sous peu, Taz et son acolyte, Rives, un jeune homme apeuré qui le suivait en reniflant, tous deux finalement convaincus de suivre le troupeau, Koen ayant dû probablement allonger les argentées pour ne pas se retrouver seul avec les nains, le cortège se mit enfin en marche.
Sur ordre de son père, Matilda avait vendu tous les petits félins à un marchand de Dalaran, de passage à Gadgetzan. Mais elle regrettait. A peine les remparts de terre disparus hors de sa vue elle sentit qu’elle n’aurait pas dû l’écouter et en garder un pour elle, même en cachette. Histoire d’avoir un être à qui se confier. Vivre avec son père dans le campement de la montagne était bien plus lourd et tendu que les traques, même les plus dangereuses.
Il ne la battait plus comme avant, gifles bien senties, frappes sur la tête et coups de poings dans les côtes qui la sonnaient parfois pour des heures. Mais il en était presque plus dur, peut-être de ne plus pouvoir la toucher, puisqu’aucun contact ne semblait possible entre eux deux. D’ailleurs, quand bien même il aurait tenté un geste tendre, elle aurait probablement sursauté de terreur et fui en se reculant de tout son être, même sans bouger.
Vivre avec lui au village constituait une pression de tous les instants, surtout dans la maison qu’ils partageaient depuis maintenant près de dix ans. Au fil des ans, bien sûr, un équilibre avait été trouvé. Il avait beau nourrir contre elle une rage qu’elle ne comprenait pas, il ne la frappait plus. Mais il ne la prenait plus dans ses bras pour la consoler, non plus. Il la tenait à distance d’un regard noir en lui parlant durement, surveillait ses moindres faits et gestes et la reprenait d’un ton sec s’il estimait qu’elle avait failli. Il était là, sur elle, contre elle, presque en elle, à diriger sans cesse toute sa vie et c’était une pression qui la faisait parfois perdre tout sens des réalités.
Était-ce bien elle qui agissait, ou lui à travers elle. Difficile de savoir. Elle avait parfois le sentiment d’être un pantin entre ses mots et ses désirs, et c’était invivable, pire encore que tout le reste.
Il avait donc fallu se configurer autrement et apprendre à se claquemurer à l’abri du monde extérieur. Acquérir cette capacité à se recentrer, s’y construire un monde bien à soi, délimiter un espace autour de ce cocon protégé de barrières invisibles, le rendre infranchissable pour quiconque, et ce même au prix d’une solitude sans nom, puis apprendre à capter l’autre dans ses intentions, lire ses gestes, son regard, ses tics, même les plus infimes, son souffle, le débit de sa voix, son ton, jusqu’à son odeur, tout était gnomographié afin de pouvoir comprendre ce qu’il ressentait, tenter de projeter ce qu’il allait dire ou faire, s’y préparer, et survivre en redevenant et restant soi-même. Une lutte qui l’avait marquée à jamais.
Le seul endroit où il la laissait en paix était la toute petite chambre qu’il lui avait installée le jour de ses seize ans, sans doute pour marquer ce qu’il estimait être son entrée dans le monde des femmes, ce monde qu’il semblait détester, tout en ne se privant pas d’avoir une compagne. Sofia, maîtresse régulière et attitrée vivant au village, semblait l’attendre et l’accueillait chaque fois avec plaisir, sans néanmoins pouvoir prétendre à autre chose que des visites nocturnes et aléatoires.
En grandissant Matilda avait bien essayé de discuter avec celle que l’on disait différente, une sorcière crainte et vivant en marge du village. Mais la femme était restée muette et mystérieuse. Elle était compatissante, regrettant qu’il l’ait frappée et qu’il ne sache pas lui montrer l’amour que soi disant il lui portait, mais elle ne voulait pas se mêler des affaires de Will’, répétant qu’un jour elle comprendrait, et peut-être pardonnerait. Un discours difficile à accepter quand on est une fillette, mais que Matilda avait finalement intégré, comprenant que la dureté de son père n’avait rien à voir avec elle et cachait probablement une béance qui le rongeait.
Toujours est-il que vivre seule dans son monde intérieur n’était pas toujours simple. Un jeune félin à ses côtés, dans une petite maison qu’elle allait s’empresser de trouver à l’écart, voilà ce qui aurait pu, peut-être, la contenter. Voilà ce qui la faisait rêver tandis que le cortège avançait, doucement mais sûrement. La petite troupe arpentait les abords de la montagne, Koen en tête muni d’un fusil, Taz et Rives juste après, portant des sacs, puis les quatre braillards qui semblaient ne jamais s’arrêter et enfin Matilda qui couvrait leurs arrières, comme à son habitude. La journée tirait vers sa fin mais il faisait encore bien chaud et tous espéraient que les montagnes, qui se dressaient maintenant bien hautes devant eux, leur apporteraient un peu de fraîcheur. Depuis Gadgetzan ils avaient croisé plusieurs bêtes hostiles, hyènes, scorpides et basilics, mais toutes avaient fui le vacarme joyeux des nains, ce qui les avait beaucoup amusés. Le voyage était somme toute assez agréable.
Enfin, à quelques encablures des ruines de Zul Farrak, le père Koen leva le poing et la cohorte s’arrêta, non sans occasionner quelques rires gras parmi les nains qui, marquant l’arrêt un peu brusquement, manquèrent glisser à terre avec leurs chargements. S’avançant seul vers les roches après un regard plus que noir pour cet équipage bien remuant, Koen trouva rapidement ce qu’il cherchait, entre deux gros rochers pourtant similaires à tous les autres. Là était le passage vers les hauteurs et il y avait mis des signes que lui seul connaissait. Ces fines gravures dans la pierre étaient quasiment invisibles mais Matilda avait rapidement appris à les repérer, même si elle n’en montrait rien. Après s’être assuré que la voie était libre, Koen leur fit signe de suivre, et les nains, qui en avaient profité pour tout poser à terre en riant et buvant, durent rapidement s’harnacher afin de se remettre en route.
Le chemin qui grimpait était aride et fortement incliné, la terre était sèche et friable, chaque pas mal assuré risquait de finir en roulade potentiellement mortelle, les vraies difficultés commençaient. Koen ouvrait la marche, imposant volontairement un rythme soutenu qui empêchait toute inattention. Les nains peinaient tellement qu’ils en étaient devenus muets, le silence des montagnes était total, uniquement ponctué par les cris des rapaces, tournoyant dans le ciel qui virait à l’orange. Koen ne faiblissait pas, assurant qu’ils étaient presque arrivés, lorsqu’un terrible cri, mélange d’horreur et de douleur, transperça l’air frais qui venait des rochers un peu plus loin. Tout le monde sursauta et Rives en perdit les deux sacs qu’il portait. La cohorte s’arrêta malgré Koen qui continuait d’avancer. Matilda se cogna au nain qui s’était arrêté devant elle. Les cris redoublaient, des cris de femme à en juger par la tessiture de la voix.
Tous se regardèrent puis attendirent que Koen revienne sur ses pas. Les cris de la femme terrorisée leur vrillaient les tripes, mais Koen ne bougeait pas. Il ne semblait même pas comprendre. Son ton fut sans appel.
« Vous faites quoi ? On n’est pas arrivés, en route ! ».
Les quatre nains se regardèrent puis posèrent de concert leurs charges. Celui que les autres semblaient avoir choisi pour chef énonça ce que tous pensaient.
« Mon gars. Un cri comme ça, ça trompe personne. Y’a une femme en danger, par là-bas, et j’préfère être foudroyé sur place que d’faire comme si j’l’avais pas entendue. Alors tu fais c’que tu veux, mais moi j’te suivrai pas tant qu’ j’aurais pas réglé c’problème là. Pas vrai les autr’s? ».
Les cages étaient déjà posées, des bâches déposées par dessus pour protéger les bêtes du soleil, chaque nain avait sorti une arme de poing du sac qu’il portait dans le dos, leurs mines avaient changé. Ils acquiescèrent et s’avancèrent vers les cris en silence. Matilda regarda son père, immobile, puis les nains qui se dirigeaient vers ce qui semblait être une entrée de grotte, et enfin Taz et Rives qui hésitaient. Sans plus attendre elle sortit son fusil et plusieurs cartouches. Elle se savait capable d’affronter d’énormes bêtes à poils, à plumes ou à écailles. Il était peut-être temps de savoir ce qu’elle valait face à des bêtes qui lui ressemblaient.
Taz était arrivé plus tard que prévu. Il était censé trouver des gars, acceptant pour quelques pièces de cuivre, de porter les cages jusqu’à un tout petit village, perché dans les montagnes au nord ouest de Gadgetzan. Une tâche qui ne présentait à priori pas de grosses difficultés techniques.
Mais le passage d’Aile de Mort sur Azeroth n’avait pas fait que des dégâts topographiques d’envergure, un peu partout dans le monde et surtout sur Kalimdor. Ce cataclysme avait aussi atteint les êtres vivant sur place, tous ceux qui avaient dû s’adapter, tant bien que mal. Or, outre les failles dans la croûte terrestre qui avaient parfois isolé des pans entiers du continent, la région avait été sérieusement impactée par une immense vague de fond venue des tréfonds de la Grande mer. Un immense mur d’eau avait en effet inondé la côte Est de Tanaris, infiltré le passage donnant sur les Salines, puis inondé toute la plaine aride et sableuse, et finalement gagné Feralas en s’infiltrant partout dans les Mille Pointes. Ceux qui vivaient dans les plaines, ou sur la côte, avaient dû affronter cette dévastation d’une nuit que tous gardaient en mémoire. En un seul passage sur Azeroth, Aile de Mort avait non seulement décapité des arbres et des murailles, il avait aussi décimé de multiples peuples, chez eux. Les plaies n’étaient pas toutes pansées, il y avait eu des morts, par centaines, des blessés, par milliers, et la vie reprenait difficilement son cours un peu partout.
Sur Tanaris, de nombreux pêcheurs avaient péri dans l’eau qui submergeait désormais la côte aux abords de Gadgetzan. Ceux qui avaient pu trouver un travail sur place étaient restés, obligés parfois de vivre dans des taudis loués à prix fort par les propriétaires, pour la plupart Gobelins. Les autres avaient cherché plus loin, dans les criques où sévissaient de nombreuses bandes de pirates, dans les campements occupés par les bâts-du-déserts, ou plus haut dans les montagnes au Nord, tâchant de faire bon ménage avec les Centaures qui occupaient les lieux depuis des millénaires. Mais cette cohabitation avec les quadrupèdes anthropomorphes n’était pas sans heurts, souvent violents, parfois mortels, c’est avec réticence que ceux qui n’avaient pas rejoint les rangs des mécréants acceptaient de faire le voyage vers ces montagnes.
Wilfried avait depuis longtemps élu domicile dans un tout petit village, bien caché, tout en haut des montagnes derrière Zuk Farrak. L’accès principal, bien que protégé par d’innombrables chausses-trappes, ravins, pièges et impasses, était tout de même assez facile depuis les Salines. Il était devenu impraticable depuis le passage d’Aile de mort. Il avait donc fallu en trouver un autre, encore plus caché et compliqué, qui côtoyait désormais quelques grottes sombres d’où l’on entendait parfois d’horribles hurlements qui ne pouvaient être que de douleur. Il se disait que des sectateurs d’un culte ancien y sévissaient en secret, attendant des jours meilleurs en capturant tous ceux qui s’avisaient de passer non loin. Mais personne n’avait jusqu’alors été en mesure de contrer ces rumeurs inquiétantes.
Voilà pourquoi, en plus du fait que les rapines étaient bien souvent préférées au travail, trouver des gars pour les accompagner sur ce chemin s’avérait chaque fois un peu plus ardu. Et ce même si promesse était faite de doubler, voire même tripler, la somme.
Au final Taz n’avait pas trouvé d’humains comme demandé, mais quatre nains, braillards et fanfarons, apparemment saouls du matin au soir sans que cela nuise à leur vaillance, à moins que cette alcoolisation permanente ne leur fusse nécessaire pour avancer. Les gaillards se disaient anciens militaires, remerciés avec honneur quelques mois plus tôt par la garnison du Guet du Nord au dessus de Theramore. Il ne faisait aucun doute qu’ils étaient déserteurs mais Koen n’en avait cure. Du moment qu’ils s’acquittaient de leur tâche, il pouvait bien s’en encombrer un jour ou deux.
Matilda les vit arriver avec circonspection mais elle afficha rapidement un sourire joyeux. Les quatre compagnons se fichaient manifestement comme d’une guigne des rodomontades de son père, prenant tout à la blague, se charriant les uns les autres, biberonnant sans cesse un liquide sombre qu’ils disaient être une bière de soif mais qui aurait probablement assommé Matilda pour plusieurs jours, sans compter qu’ils haranguaient les passants, sifflaient toutes les femmes en riant, sans condition de races, beautés ou autres, donnaient des bourrades à qui mieux mieux et semblaient même capables de retourner à leur avantage toute une bande de sectateurs fous.
Immédiatement elle décida d’en faire des amis. Puisque Stoky et Dan ne les suivaient pas cette fois-ci, elle était tout de même certaine de trouver dans le quatuor tonitruant un bouclier sans doute aussi fiable que le corps de l’ours mal léché, si ce n’était pas plus.
Une fois les arrangements faits, les cages installées sur des bâtons de bois que les nains allaient devoir porter sur des épaulières de fortune chargées de les grandir de quelques pouces, Dan et Stoky envolés par griffons avec la promesse de se revoir sous peu, Taz et son acolyte, Rives, un jeune homme apeuré qui le suivait en reniflant, tous deux finalement convaincus de suivre le troupeau, Koen ayant dû probablement allonger les argentées pour ne pas se retrouver seul avec les nains, le cortège se mit enfin en marche.
Sur ordre de son père, Matilda avait vendu tous les petits félins à un marchand de Dalaran, de passage à Gadgetzan. Mais elle regrettait. A peine les remparts de terre disparus hors de sa vue elle sentit qu’elle n’aurait pas dû l’écouter et en garder un pour elle, même en cachette. Histoire d’avoir un être à qui se confier. Vivre avec son père dans le campement de la montagne était bien plus lourd et tendu que les traques, même les plus dangereuses.
Il ne la battait plus comme avant, gifles bien senties, frappes sur la tête et coups de poings dans les côtes qui la sonnaient parfois pour des heures. Mais il en était presque plus dur, peut-être de ne plus pouvoir la toucher, puisqu’aucun contact ne semblait possible entre eux deux. D’ailleurs, quand bien même il aurait tenté un geste tendre, elle aurait probablement sursauté de terreur et fui en se reculant de tout son être, même sans bouger.
Vivre avec lui au village constituait une pression de tous les instants, surtout dans la maison qu’ils partageaient depuis maintenant près de dix ans. Au fil des ans, bien sûr, un équilibre avait été trouvé. Il avait beau nourrir contre elle une rage qu’elle ne comprenait pas, il ne la frappait plus. Mais il ne la prenait plus dans ses bras pour la consoler, non plus. Il la tenait à distance d’un regard noir en lui parlant durement, surveillait ses moindres faits et gestes et la reprenait d’un ton sec s’il estimait qu’elle avait failli. Il était là, sur elle, contre elle, presque en elle, à diriger sans cesse toute sa vie et c’était une pression qui la faisait parfois perdre tout sens des réalités.
Était-ce bien elle qui agissait, ou lui à travers elle. Difficile de savoir. Elle avait parfois le sentiment d’être un pantin entre ses mots et ses désirs, et c’était invivable, pire encore que tout le reste.
Il avait donc fallu se configurer autrement et apprendre à se claquemurer à l’abri du monde extérieur. Acquérir cette capacité à se recentrer, s’y construire un monde bien à soi, délimiter un espace autour de ce cocon protégé de barrières invisibles, le rendre infranchissable pour quiconque, et ce même au prix d’une solitude sans nom, puis apprendre à capter l’autre dans ses intentions, lire ses gestes, son regard, ses tics, même les plus infimes, son souffle, le débit de sa voix, son ton, jusqu’à son odeur, tout était gnomographié afin de pouvoir comprendre ce qu’il ressentait, tenter de projeter ce qu’il allait dire ou faire, s’y préparer, et survivre en redevenant et restant soi-même. Une lutte qui l’avait marquée à jamais.
Le seul endroit où il la laissait en paix était la toute petite chambre qu’il lui avait installée le jour de ses seize ans, sans doute pour marquer ce qu’il estimait être son entrée dans le monde des femmes, ce monde qu’il semblait détester, tout en ne se privant pas d’avoir une compagne. Sofia, maîtresse régulière et attitrée vivant au village, semblait l’attendre et l’accueillait chaque fois avec plaisir, sans néanmoins pouvoir prétendre à autre chose que des visites nocturnes et aléatoires.
En grandissant Matilda avait bien essayé de discuter avec celle que l’on disait différente, une sorcière crainte et vivant en marge du village. Mais la femme était restée muette et mystérieuse. Elle était compatissante, regrettant qu’il l’ait frappée et qu’il ne sache pas lui montrer l’amour que soi disant il lui portait, mais elle ne voulait pas se mêler des affaires de Will’, répétant qu’un jour elle comprendrait, et peut-être pardonnerait. Un discours difficile à accepter quand on est une fillette, mais que Matilda avait finalement intégré, comprenant que la dureté de son père n’avait rien à voir avec elle et cachait probablement une béance qui le rongeait.
Toujours est-il que vivre seule dans son monde intérieur n’était pas toujours simple. Un jeune félin à ses côtés, dans une petite maison qu’elle allait s’empresser de trouver à l’écart, voilà ce qui aurait pu, peut-être, la contenter. Voilà ce qui la faisait rêver tandis que le cortège avançait, doucement mais sûrement. La petite troupe arpentait les abords de la montagne, Koen en tête muni d’un fusil, Taz et Rives juste après, portant des sacs, puis les quatre braillards qui semblaient ne jamais s’arrêter et enfin Matilda qui couvrait leurs arrières, comme à son habitude. La journée tirait vers sa fin mais il faisait encore bien chaud et tous espéraient que les montagnes, qui se dressaient maintenant bien hautes devant eux, leur apporteraient un peu de fraîcheur. Depuis Gadgetzan ils avaient croisé plusieurs bêtes hostiles, hyènes, scorpides et basilics, mais toutes avaient fui le vacarme joyeux des nains, ce qui les avait beaucoup amusés. Le voyage était somme toute assez agréable.
Enfin, à quelques encablures des ruines de Zul Farrak, le père Koen leva le poing et la cohorte s’arrêta, non sans occasionner quelques rires gras parmi les nains qui, marquant l’arrêt un peu brusquement, manquèrent glisser à terre avec leurs chargements. S’avançant seul vers les roches après un regard plus que noir pour cet équipage bien remuant, Koen trouva rapidement ce qu’il cherchait, entre deux gros rochers pourtant similaires à tous les autres. Là était le passage vers les hauteurs et il y avait mis des signes que lui seul connaissait. Ces fines gravures dans la pierre étaient quasiment invisibles mais Matilda avait rapidement appris à les repérer, même si elle n’en montrait rien. Après s’être assuré que la voie était libre, Koen leur fit signe de suivre, et les nains, qui en avaient profité pour tout poser à terre en riant et buvant, durent rapidement s’harnacher afin de se remettre en route.
Le chemin qui grimpait était aride et fortement incliné, la terre était sèche et friable, chaque pas mal assuré risquait de finir en roulade potentiellement mortelle, les vraies difficultés commençaient. Koen ouvrait la marche, imposant volontairement un rythme soutenu qui empêchait toute inattention. Les nains peinaient tellement qu’ils en étaient devenus muets, le silence des montagnes était total, uniquement ponctué par les cris des rapaces, tournoyant dans le ciel qui virait à l’orange. Koen ne faiblissait pas, assurant qu’ils étaient presque arrivés, lorsqu’un terrible cri, mélange d’horreur et de douleur, transperça l’air frais qui venait des rochers un peu plus loin. Tout le monde sursauta et Rives en perdit les deux sacs qu’il portait. La cohorte s’arrêta malgré Koen qui continuait d’avancer. Matilda se cogna au nain qui s’était arrêté devant elle. Les cris redoublaient, des cris de femme à en juger par la tessiture de la voix.
Tous se regardèrent puis attendirent que Koen revienne sur ses pas. Les cris de la femme terrorisée leur vrillaient les tripes, mais Koen ne bougeait pas. Il ne semblait même pas comprendre. Son ton fut sans appel.
« Vous faites quoi ? On n’est pas arrivés, en route ! ».
Les quatre nains se regardèrent puis posèrent de concert leurs charges. Celui que les autres semblaient avoir choisi pour chef énonça ce que tous pensaient.
« Mon gars. Un cri comme ça, ça trompe personne. Y’a une femme en danger, par là-bas, et j’préfère être foudroyé sur place que d’faire comme si j’l’avais pas entendue. Alors tu fais c’que tu veux, mais moi j’te suivrai pas tant qu’ j’aurais pas réglé c’problème là. Pas vrai les autr’s? ».
Les cages étaient déjà posées, des bâches déposées par dessus pour protéger les bêtes du soleil, chaque nain avait sorti une arme de poing du sac qu’il portait dans le dos, leurs mines avaient changé. Ils acquiescèrent et s’avancèrent vers les cris en silence. Matilda regarda son père, immobile, puis les nains qui se dirigeaient vers ce qui semblait être une entrée de grotte, et enfin Taz et Rives qui hésitaient. Sans plus attendre elle sortit son fusil et plusieurs cartouches. Elle se savait capable d’affronter d’énormes bêtes à poils, à plumes ou à écailles. Il était peut-être temps de savoir ce qu’elle valait face à des bêtes qui lui ressemblaient.
Matilda Koen- Citoyen
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Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
Maline la gamine.
A en juger par leur silence et leur détermination à avancer vers ce qui semblait bien être une grotte au loin, le quatuor était décidé à en découdre avec Azeroth tout entier, dussent-ils y perdre la vie, ce qui tranchait tout de même beaucoup avec leur comportement précédent. Cela tranchait même tellement que Matilda se demanda si elle ne rêvait pas. Se pouvait-il que des nains, fanfarons et probablement déserteurs, puissent être aussi courageux ? Voilà qui occupait ses pensées immédiates, la peur ne l’ayant pas encore traversée. Elle les suivait donc avec la même détermination, se demandant si une volonté masculine était à l’œuvre, celle de sauver une princesse éplorée qu’en d’autres lieux ils auraient probablement sifflée, ou si c’était un trait commun à tous les peuples, courir au secours de son prochain, quel que soit son genre, son âge, sa race, et même sa vaillance militaire. La question l’occupait suffisamment pour éloigner toute réaction néfaste à une traque dangereuse. Tant que la bête n’était pas visible, il ne servait à rien de s’en préoccuper, sinon de se tenir prête à toute éventualité. Une fois le danger estimé à sa juste valeur, il serait bien temps d’y remédier, ou de fuir.
De leur côté Taz et Rives n’avaient suivi, et encore, de loin, qu’en voyant Koen redescendre le chemin, armé de son fusil pour suivre la trace de Matilda en maugréant, tendu, et finalement disparaître derrière un rocher. Les cris avaient redoublé et n’auguraient rien de bon, mais rester seuls sur le chemin leur semblait de toute façon bien pire. Qui pouvait savoir ce que les rochers alentours cachaient, au regard de pire encore que l’innommable. Ils fermaient donc la marche, à distance respectable, se regardant l’un l’autre, hésitants, apeurés, espérant simplement que toute cette affaire n’était qu’un cauchemar éphémère. Cauchemar malheureusement bien trop réaliste pour ne pas trembler d’une peur qui se transformait rapidement en terreur.
Une longue plainte hurlée, terrible d’une douleur qui ne s’imaginait qu’insupportable, les arrêta tous, juste à temps. Le quatuor, Koen et Matilda s’étaient rejoints et avançaient en groupe compact, l’expression « se tenir les coudes » ayant depuis plusieurs minutes pris tout son sens. C’est donc soudés qu’ils se figèrent en se cognant les uns contre les autres, interdits d’effroi. Koen, plus grand que les nains, l’avait vue le premier. Il avait donc arrêté le groupe d’un ordre sec et sans appel, sifflé entre ses dents.
« STOP. Plus un geste, pas un mot.».
Taz et Rives les voyant s’arrêter firent de même, prêts à courir en sens inverse. Les autres se figèrent, prenant tout à coup conscience du double danger qu’ils avaient évité de justesse. Ils se trouvaient face à une faille profonde, d’au moins trois mètres de large, qui les aurait tous happés et engloutis s’ils ne s’étaient pas arrêtés. Sur le côté gauche, la faille s’élargissait sur un ravin à pic, sur le côté droit une minuscule coursive prolongeait le chemin en longeant la faille sur plusieurs mètres. Elle serpentait ainsi jusqu’à un coude, qui la contournait tout aussi étroitement, jusqu’à l’entrée d’une grotte assez large mais peu haute, devant laquelle se dressait, majestueuse et sensuelle, une succube. Elle n’avait rien entendu et jouait amoureusement de son fouet sur un petit animal qui ressemblait à un gros mulot, ou une petite hyène si on en croyait ses gémissements.
S’ils n’étaient pas tous tombés tout au fond de la faille, la sulfureuse créature les aurait vus et aurait certainement alerté ses acolytes. Deux dangers différents mais tout aussi mortels. « Bordel de broc à pisse ! » murmura Tharig, le chef des nains, en se reculant bras écartés pour faire barrage à toute témérité hypothétique de ses camarades. « V’là aut’ chose… ». Les nains restèrent un moment à évaluer la situation. Ils étaient tous effarés mais pas démotivés pour autant. Il y avait tout de même un sauvetage en cours, pas question d’y surseoir. Tous reculèrent ensuite de quelques mètres à l’abri des regards de la succube.
« On pourrait sur’ment la tirer au fusil d’ici, mais ç’va faire du bruit, pis attirer les aut’s ».
Grommèlements d’acquiescement désespéré des nains pour leur chef, désemparé. Koen et Matilda se regardèrent. Un éclat dans l’œil, un vague hochement de tête, ils avaient eu la même idée. Immédiatement la jeune femme tendit son fusil à son père.
« Tiens, j’y vais, j’en ai pas pour longtemps ».
Sans attendre sa réponse elle fila en sens inverse et se cogna contre Rives qui arrivait avec Taz.
« Il se passe quoi ? ».
Le jeune homme était terrorisé mais le contact avec Matilda semblait tout à coup lui donner des ailes.
« Euh…. Besoin d’aide ? ».
Elle ne s’arrêta pas.
« Merci, c’est bon ! ».
Le jeune homme la suivit sur quelques pas puis il la regarda se faufiler vers les cages et les sacs posés à terre. Elle avait l’air de savoir ce qu’elle cherchait, courir à sa suite serait ridicule. Il se tourna vers le groupe et s’en approcha. Les voir en conciliabule lui tordit les tripes de honte. Il valait mieux que ça tout de même… il s’avança, lentement, le regard interrogatif.
Koen l’observait depuis le départ de Matilda. Il le regarda s’approcher, le rictus de mépris qu’il affichait en disait long sur ce qu’il en pensait. Rives déglutit en essayant de soutenir son regard mais c’était bien trop lourd, il se tourna donc vers Tharig, la question muette sur ses lèvres exsangues de crainte. Le nain haussa les épaules, il n’en savait pas plus. Mais il n’avait aucun mépris pour Rives, pour lui ce n’était qu’un gosse, à peine sorti des jupons de sa mère, il compléta en murmurant.
« J’sais pas pourquoi mais on attend la gamine ».
Koen cracha par terre de dégoût en direction de Rives, avant de répondre au nain.
« On va l’endormir, c’est silencieux. »
Tharig émit un sifflement d’admiration à peine audible, il souriait de toutes ses dents jaunies par le temps.
« Maline la gamine ».
Il se prit d’un rire muet, tout fier de sa trouvaille linguistique. Koen renifla, mais ne rajouta rien. Un observateur aussi attentif que sa propre fille aurait pu discerner un semblant de sourire, probablement de la fierté paternelle, mais qui jamais ne se dirait.
Matilda arriva en courant, à peine essoufflée, le fusil hypodermique sur l’épaule et une boîte de fléchettes dans les mains.
« J’en ai pris plein, toutes celles pour gros gibier. Ils sont peut-être nombreux. Avec ça on devrait pouvoir les arrêter. Pas grave si on les tue ».
Koen lui donna une bourrade en tendant son fusil, il attendait l’autre en retour. Il ajouta d’un ton sec.
« Belle stratégie, tu aurais pu y penser tout de suite».
Puis sans lui laisser le temps de répondre, il se tourna vers Tharig qui fronçait déjà de colère ses gros sourcils roux.
« Je vais l’endormir, avec la dose qu’elle va recevoir c’est quasi immédiat. Tu passes devant et tu l’égorges, tu t’en sens capable ? ».
Matilda lui avait donné le fusil hypodermique sans même penser à répondre. Ce genre de saillie était monnaie courante entre père et fille, cela ne la touchait plus, depuis belle lurette. Elle adressa un léger clin d’œil au nain qui semblait vouloir défoncer Koen. Il se figea dans une conversation muette avec la jeune femme, puis afficha un petit sourire narquois avant de se tourner vers Koen, le ton vaguement méprisant.
« Décidément très maline c’te gamine….Et oui, je vais m’la faire, la salope. C’Quand tu veux. »
Koen avait déposé son premier fusil sur un rocher juste à côté, indiquant d’un regard à Taz de le prendre pour lui. Il ne voulait pas s’encombrer. Puis il arma le fusil hypodermique , s’avança vers le bord de la coursive, et visa rapidement le cou de la succube. Elle lâcha un petit chuintement en accueillant la fléchette engourdissante, un lent gémissement étonné en glissant à terre comme une chiffe molle, puis un vague gargouillis au contact de la lame sur sa gorge. Le tout ne prit que quelques grosses secondes, Tharig s’étant faufilé aussi vite que la fléchette sur la coursive pourtant étroite. Le groupe le suivit, moins rapide que lui dans cette marche hésitante au dessus du vide. Il avait eu le temps d’égorger l’animal avant que tous n’aient fait le tour de la faille, ce qui lui valut les remontrances muettes de Matilda. Il haussa les épaules, le ton faussement désolé.
« Bah… pauv’ tit’ bête… t’inquiète donc pas ! j’y ai rendu service ».
Un clin d’œil qui se voulait rassurant, Matilda esquissa un sourire amusé, incapable de lui tenir tête. Décidément ce Tharig lui plaisait bien. Les cris reprirent de plus belle dans le tréfond de la grotte, tous se figèrent à nouveau.
Koen décida alors, sans en avertir les autres, de reprendre la direction des événements. C’était après tout son expédition et il avait le fusil hypodermique en mains. Il s’avança d’un pas dans la grotte, leur intimant d’une main tendue, fermée en arrière, de ne pas bouger et d’attendre. Matilda regarda la main, hésitante. Elle connaissait les codes, les ordres et la volonté de son père de tout régenter à sa manière. Mais il l’avait payée tout à l’heure. Certes c’était la première fois, mais il n’y avait aucun doute sur la signification de ce geste. Elle n’était plus sa fille, en tout cas pas dans ce genre de situation. Elle était désormais un des membres de la meute, une traqueuse à part entière. Et elle avait certaines connaissances en matière de chasse aux bêtes sauvages, elle aussi.
Une fois son père entré dans la grotte, elle fit un pas qu’immédiatement Tharig arrêta, d’une main posée sur son bras. Mais elle dégagea sa grosse paluche brunie par le soleil, avec une détermination qui ne laissait aucun doute.
« Laisse Tharig, je sais ce que je fais. »
Elle reprit alors sa marche, fusil à l’épaule et dague sortie, sans voir les regards étonnés mais admiratifs du quatuor, ni celui abasourdi de Rives, qui tombait, lui, en pâmoisons. Elle disparut rapidement dans le vide sombre de cette antre qui s’enfonçait dans la roche. Tharig avait déjà du mal à accepter de devoir suivre Koen. Mais laisser passer la gamine devant le quatuor de vaillants guerriers nains, c’était bien plus qu’il ne pouvait en supporter. Il souffla en regardant ses acolytes, l’un après l’autre.
« Z’êtes bien d’mon avis, j’me trompe pas ? »
Hochements de têtes déterminés, assortis de grommèlements tout aussi assurés. Tharig lâcha un petit rire muet, signe d’une satisfaction amusée. Puis il se tourna vers les deux humains pétris d’angoisse derrière eux. Il les lorgna un court instant, vérifiant qu’on ne pouvait pas en attendre grand chose, puis il s’adressa à Rives, le ton paternel.
« Vous, vous restez là. On r’vient forcément par là donc … Faut garantir nos arrières ! Ça marche ? ».
Rives coula un regard vers Taz qui tenait à peine debout. Pas la peine d’attendre de lui un quelconque avis, même si c’était son aîné. Il acquiesça pour Tharig.
« Compris. On devrait peut-être utiliser le fusil du père de Ma-… enfin de Koen, vous pensez pas ? ».
Tharig le regarda un moment, puis acquiesça d’un sourire narquois.
«Oh, j’suis sûr qu’il t’en voudra pas si tu butes tout c’qui vient par là et qui voudrait s’échapper. Si tu t’en sens capable, alors vas-y, te gênes pas ! Taz, donne z’y donc, il m’a l’air de vouloir s’en servir … lui ».
Rives se dépêcha de prendre le fusil de Koen des mains de Taz qui restait toujours inerte. Tharig partit dans un rire muet en donnant des coups de coudes à ses camarades de cuvée.
« Y’a rien d’tel qu’une jolie donzelle pour donner des ailes à un p’tit gars pas trop couillon ! ».
Les trois nains acquiescèrent en entrant dans la grotte à la suite de leur chef, reprenant rapidement leur sérieux. C’était bien beau de rigoler, mais il y avait là dedans bien plus grave que les émois d’un gamin ragaillardi par un élan amoureux.
A en juger par leur silence et leur détermination à avancer vers ce qui semblait bien être une grotte au loin, le quatuor était décidé à en découdre avec Azeroth tout entier, dussent-ils y perdre la vie, ce qui tranchait tout de même beaucoup avec leur comportement précédent. Cela tranchait même tellement que Matilda se demanda si elle ne rêvait pas. Se pouvait-il que des nains, fanfarons et probablement déserteurs, puissent être aussi courageux ? Voilà qui occupait ses pensées immédiates, la peur ne l’ayant pas encore traversée. Elle les suivait donc avec la même détermination, se demandant si une volonté masculine était à l’œuvre, celle de sauver une princesse éplorée qu’en d’autres lieux ils auraient probablement sifflée, ou si c’était un trait commun à tous les peuples, courir au secours de son prochain, quel que soit son genre, son âge, sa race, et même sa vaillance militaire. La question l’occupait suffisamment pour éloigner toute réaction néfaste à une traque dangereuse. Tant que la bête n’était pas visible, il ne servait à rien de s’en préoccuper, sinon de se tenir prête à toute éventualité. Une fois le danger estimé à sa juste valeur, il serait bien temps d’y remédier, ou de fuir.
De leur côté Taz et Rives n’avaient suivi, et encore, de loin, qu’en voyant Koen redescendre le chemin, armé de son fusil pour suivre la trace de Matilda en maugréant, tendu, et finalement disparaître derrière un rocher. Les cris avaient redoublé et n’auguraient rien de bon, mais rester seuls sur le chemin leur semblait de toute façon bien pire. Qui pouvait savoir ce que les rochers alentours cachaient, au regard de pire encore que l’innommable. Ils fermaient donc la marche, à distance respectable, se regardant l’un l’autre, hésitants, apeurés, espérant simplement que toute cette affaire n’était qu’un cauchemar éphémère. Cauchemar malheureusement bien trop réaliste pour ne pas trembler d’une peur qui se transformait rapidement en terreur.
Une longue plainte hurlée, terrible d’une douleur qui ne s’imaginait qu’insupportable, les arrêta tous, juste à temps. Le quatuor, Koen et Matilda s’étaient rejoints et avançaient en groupe compact, l’expression « se tenir les coudes » ayant depuis plusieurs minutes pris tout son sens. C’est donc soudés qu’ils se figèrent en se cognant les uns contre les autres, interdits d’effroi. Koen, plus grand que les nains, l’avait vue le premier. Il avait donc arrêté le groupe d’un ordre sec et sans appel, sifflé entre ses dents.
« STOP. Plus un geste, pas un mot.».
Taz et Rives les voyant s’arrêter firent de même, prêts à courir en sens inverse. Les autres se figèrent, prenant tout à coup conscience du double danger qu’ils avaient évité de justesse. Ils se trouvaient face à une faille profonde, d’au moins trois mètres de large, qui les aurait tous happés et engloutis s’ils ne s’étaient pas arrêtés. Sur le côté gauche, la faille s’élargissait sur un ravin à pic, sur le côté droit une minuscule coursive prolongeait le chemin en longeant la faille sur plusieurs mètres. Elle serpentait ainsi jusqu’à un coude, qui la contournait tout aussi étroitement, jusqu’à l’entrée d’une grotte assez large mais peu haute, devant laquelle se dressait, majestueuse et sensuelle, une succube. Elle n’avait rien entendu et jouait amoureusement de son fouet sur un petit animal qui ressemblait à un gros mulot, ou une petite hyène si on en croyait ses gémissements.
S’ils n’étaient pas tous tombés tout au fond de la faille, la sulfureuse créature les aurait vus et aurait certainement alerté ses acolytes. Deux dangers différents mais tout aussi mortels. « Bordel de broc à pisse ! » murmura Tharig, le chef des nains, en se reculant bras écartés pour faire barrage à toute témérité hypothétique de ses camarades. « V’là aut’ chose… ». Les nains restèrent un moment à évaluer la situation. Ils étaient tous effarés mais pas démotivés pour autant. Il y avait tout de même un sauvetage en cours, pas question d’y surseoir. Tous reculèrent ensuite de quelques mètres à l’abri des regards de la succube.
« On pourrait sur’ment la tirer au fusil d’ici, mais ç’va faire du bruit, pis attirer les aut’s ».
Grommèlements d’acquiescement désespéré des nains pour leur chef, désemparé. Koen et Matilda se regardèrent. Un éclat dans l’œil, un vague hochement de tête, ils avaient eu la même idée. Immédiatement la jeune femme tendit son fusil à son père.
« Tiens, j’y vais, j’en ai pas pour longtemps ».
Sans attendre sa réponse elle fila en sens inverse et se cogna contre Rives qui arrivait avec Taz.
« Il se passe quoi ? ».
Le jeune homme était terrorisé mais le contact avec Matilda semblait tout à coup lui donner des ailes.
« Euh…. Besoin d’aide ? ».
Elle ne s’arrêta pas.
« Merci, c’est bon ! ».
Le jeune homme la suivit sur quelques pas puis il la regarda se faufiler vers les cages et les sacs posés à terre. Elle avait l’air de savoir ce qu’elle cherchait, courir à sa suite serait ridicule. Il se tourna vers le groupe et s’en approcha. Les voir en conciliabule lui tordit les tripes de honte. Il valait mieux que ça tout de même… il s’avança, lentement, le regard interrogatif.
Koen l’observait depuis le départ de Matilda. Il le regarda s’approcher, le rictus de mépris qu’il affichait en disait long sur ce qu’il en pensait. Rives déglutit en essayant de soutenir son regard mais c’était bien trop lourd, il se tourna donc vers Tharig, la question muette sur ses lèvres exsangues de crainte. Le nain haussa les épaules, il n’en savait pas plus. Mais il n’avait aucun mépris pour Rives, pour lui ce n’était qu’un gosse, à peine sorti des jupons de sa mère, il compléta en murmurant.
« J’sais pas pourquoi mais on attend la gamine ».
Koen cracha par terre de dégoût en direction de Rives, avant de répondre au nain.
« On va l’endormir, c’est silencieux. »
Tharig émit un sifflement d’admiration à peine audible, il souriait de toutes ses dents jaunies par le temps.
« Maline la gamine ».
Il se prit d’un rire muet, tout fier de sa trouvaille linguistique. Koen renifla, mais ne rajouta rien. Un observateur aussi attentif que sa propre fille aurait pu discerner un semblant de sourire, probablement de la fierté paternelle, mais qui jamais ne se dirait.
Matilda arriva en courant, à peine essoufflée, le fusil hypodermique sur l’épaule et une boîte de fléchettes dans les mains.
« J’en ai pris plein, toutes celles pour gros gibier. Ils sont peut-être nombreux. Avec ça on devrait pouvoir les arrêter. Pas grave si on les tue ».
Koen lui donna une bourrade en tendant son fusil, il attendait l’autre en retour. Il ajouta d’un ton sec.
« Belle stratégie, tu aurais pu y penser tout de suite».
Puis sans lui laisser le temps de répondre, il se tourna vers Tharig qui fronçait déjà de colère ses gros sourcils roux.
« Je vais l’endormir, avec la dose qu’elle va recevoir c’est quasi immédiat. Tu passes devant et tu l’égorges, tu t’en sens capable ? ».
Matilda lui avait donné le fusil hypodermique sans même penser à répondre. Ce genre de saillie était monnaie courante entre père et fille, cela ne la touchait plus, depuis belle lurette. Elle adressa un léger clin d’œil au nain qui semblait vouloir défoncer Koen. Il se figea dans une conversation muette avec la jeune femme, puis afficha un petit sourire narquois avant de se tourner vers Koen, le ton vaguement méprisant.
« Décidément très maline c’te gamine….Et oui, je vais m’la faire, la salope. C’Quand tu veux. »
Koen avait déposé son premier fusil sur un rocher juste à côté, indiquant d’un regard à Taz de le prendre pour lui. Il ne voulait pas s’encombrer. Puis il arma le fusil hypodermique , s’avança vers le bord de la coursive, et visa rapidement le cou de la succube. Elle lâcha un petit chuintement en accueillant la fléchette engourdissante, un lent gémissement étonné en glissant à terre comme une chiffe molle, puis un vague gargouillis au contact de la lame sur sa gorge. Le tout ne prit que quelques grosses secondes, Tharig s’étant faufilé aussi vite que la fléchette sur la coursive pourtant étroite. Le groupe le suivit, moins rapide que lui dans cette marche hésitante au dessus du vide. Il avait eu le temps d’égorger l’animal avant que tous n’aient fait le tour de la faille, ce qui lui valut les remontrances muettes de Matilda. Il haussa les épaules, le ton faussement désolé.
« Bah… pauv’ tit’ bête… t’inquiète donc pas ! j’y ai rendu service ».
Un clin d’œil qui se voulait rassurant, Matilda esquissa un sourire amusé, incapable de lui tenir tête. Décidément ce Tharig lui plaisait bien. Les cris reprirent de plus belle dans le tréfond de la grotte, tous se figèrent à nouveau.
Koen décida alors, sans en avertir les autres, de reprendre la direction des événements. C’était après tout son expédition et il avait le fusil hypodermique en mains. Il s’avança d’un pas dans la grotte, leur intimant d’une main tendue, fermée en arrière, de ne pas bouger et d’attendre. Matilda regarda la main, hésitante. Elle connaissait les codes, les ordres et la volonté de son père de tout régenter à sa manière. Mais il l’avait payée tout à l’heure. Certes c’était la première fois, mais il n’y avait aucun doute sur la signification de ce geste. Elle n’était plus sa fille, en tout cas pas dans ce genre de situation. Elle était désormais un des membres de la meute, une traqueuse à part entière. Et elle avait certaines connaissances en matière de chasse aux bêtes sauvages, elle aussi.
Une fois son père entré dans la grotte, elle fit un pas qu’immédiatement Tharig arrêta, d’une main posée sur son bras. Mais elle dégagea sa grosse paluche brunie par le soleil, avec une détermination qui ne laissait aucun doute.
« Laisse Tharig, je sais ce que je fais. »
Elle reprit alors sa marche, fusil à l’épaule et dague sortie, sans voir les regards étonnés mais admiratifs du quatuor, ni celui abasourdi de Rives, qui tombait, lui, en pâmoisons. Elle disparut rapidement dans le vide sombre de cette antre qui s’enfonçait dans la roche. Tharig avait déjà du mal à accepter de devoir suivre Koen. Mais laisser passer la gamine devant le quatuor de vaillants guerriers nains, c’était bien plus qu’il ne pouvait en supporter. Il souffla en regardant ses acolytes, l’un après l’autre.
« Z’êtes bien d’mon avis, j’me trompe pas ? »
Hochements de têtes déterminés, assortis de grommèlements tout aussi assurés. Tharig lâcha un petit rire muet, signe d’une satisfaction amusée. Puis il se tourna vers les deux humains pétris d’angoisse derrière eux. Il les lorgna un court instant, vérifiant qu’on ne pouvait pas en attendre grand chose, puis il s’adressa à Rives, le ton paternel.
« Vous, vous restez là. On r’vient forcément par là donc … Faut garantir nos arrières ! Ça marche ? ».
Rives coula un regard vers Taz qui tenait à peine debout. Pas la peine d’attendre de lui un quelconque avis, même si c’était son aîné. Il acquiesça pour Tharig.
« Compris. On devrait peut-être utiliser le fusil du père de Ma-… enfin de Koen, vous pensez pas ? ».
Tharig le regarda un moment, puis acquiesça d’un sourire narquois.
«Oh, j’suis sûr qu’il t’en voudra pas si tu butes tout c’qui vient par là et qui voudrait s’échapper. Si tu t’en sens capable, alors vas-y, te gênes pas ! Taz, donne z’y donc, il m’a l’air de vouloir s’en servir … lui ».
Rives se dépêcha de prendre le fusil de Koen des mains de Taz qui restait toujours inerte. Tharig partit dans un rire muet en donnant des coups de coudes à ses camarades de cuvée.
« Y’a rien d’tel qu’une jolie donzelle pour donner des ailes à un p’tit gars pas trop couillon ! ».
Les trois nains acquiescèrent en entrant dans la grotte à la suite de leur chef, reprenant rapidement leur sérieux. C’était bien beau de rigoler, mais il y avait là dedans bien plus grave que les émois d’un gamin ragaillardi par un élan amoureux.
Matilda Koen- Citoyen
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Re: Tu seras un homme, ma fille.
Sous la roche.
L’entrée donnait sur un boyau qui s’enfonçait vers le Nord, dans une roche sombre et brillante, humide et de plus en plus chaude. La luminosité était faible mais l’humidité de la roche reflétait une lumière qui filtrait du fin fond du tunnel, suffisante pour ne pas glisser et tomber. Le silence était pesant, jusqu’à ce que les cris, assourdissants car démultipliés par l’écho, ne viennent leur vriller les tripes. Immédiatement ils se figeaient tous sur place, le temps que la plainte les imprègne d’horreur en crescendo, puis s’éloigne en murmures gémis. Enfin ils reprenaient leur marche, à pas lents, en soufflant, le corps tendu dans l’attente, insupportable, de la prochaine plainte.
Un peu en retrait ils entendirent vaguement Rives qui questionnait, ou peut-être avertissait, mais personne ne daigna s’en préoccuper ni même envisager de lui répondre. Ce qui se passait dehors ne les concernait déjà plus. Avancer dans ce boyau étroit et potentiellement glissant, au rythme des plaintes d’une femme que l’on torturait atrocement, les avait totalement déconnectés du monde extérieur. Ils avançaient vers l’horreur et tout leur être vibrait dans cette descente effrayante. Le cœur battant à tout rompre, Matilda laissa sa main glisser à plat sur le côté. Du mithril, peut-être; ou alors des roches calcinées par une éruption volcanique. Étrange. Tout en avançant derrière son père qui les avait accueillis d’un grognement que l’on eut pu croire de satisfaction, si ce n’avait été son regard noir de rage, la jeune femme entreprit de réfléchir à cette curieuse énigme.
Son cerveau tout à coup débridé se lança immédiatement à l’assaut d’une solution, moulinant à toute vitesse, comme souvent en cas de stress. Elle savait devoir le laisser faire. C’est ainsi qu’elle fonctionnait, sinon ce serait l’explosion assurée, de cris, ou sans doute plutôt de larmes. S’enivrer, toutes affaires cessantes, d’innombrables questions, réponses et possibilités, était bien moins handicapant qu’un surplus d’émotions envahissantes. À condition, bien évidemment, de ne pas se laisser submergée par d’autres émotions, finalement bien plus invalidantes, celles qui seraient suscitées par les questions restées sans réponse. Fort heureusement, seules les questions d’ordre relationnel pouvaient la mettre encore plus mal. Ce n’était pas le cas ici.
Elle avançait donc lentement, au même rythme que les autres, sa main guidant le flot de questions et d’images. Se pouvait-il que le passage d’Aile de Mort ait ouvert une faille en profondeur, directement sur la croûte terrestre de la région. Si cela était, il se pourrait alors qu’un volcan soit apparu sous les montagnes ou peut-être même sous les Salines désormais inondées. Car ils avançaient bien vers le Nord, toujours en s’enfonçant, alors que la température augmentait, ce qui n’avait rien de logique, sauf si…
Elle se cogna contre son père qui murmura un juron sec. Il s’était arrêté, les sens en alerte. Le boyau s’était élargi et avait bifurqué sur une large excavation. Deux lanternes posées à même le sol éclairaient une salle, creusée naturellement dans la même roche noire et luisante. Éparpillés un peu partout étaient entreposés d’innombrables caisses et plusieurs sacs. Certaines caisses étaient ouvertes et laissaient apparaître des munitions, en grand nombre et de toutes sortes. Les sacs semblaient contenir de la nourriture sèche, à en juger ce qui dégueulait de celui qui avait été vidé sur le sol, sans doute récemment. Il s’agissait donc d’un repaire de mercenaires ou de vulgaires brigands. Un long cri les glaça de terreur. Mais qu’elle était donc cette victime dont il arrachait les aveux. Tharig arrivait juste derrière Matilda et sursauta.
« Bordel de bouc en rut ! J’vais tous me les faire ! ».
Il murmurait mais sa rage était perceptible. Fulminant, il frappa la lame de sa courte épée sur le plat de sa main. Il se tourna vers ses compagnons pour les interroger du regard. Leurs hochements de tête conjoints ne laissaient planer aucun doute. Tharig ne serait pas seul pour ce carnage. Chacun voulait sa part de salauds en miettes. Les bandits, voleurs, sectateurs ou quels qu’ils puissent être allaient tous y passer, foi de Marteaux Hardis !
Koen s’était avancé pendant que la pauvre femme hurlait de douleur, vérifiant que la salle était vide. Il commençait à s’engager dans le boyau suivant et les attendait. Matilda fut la seule à entendre le faible chuintement qu’il émit. La traque était en cours et avec elle les signes usuels. Une main posée sur l’épaule de Tharig, un regard dirigé vers son père, un hochement de tête du quatuor et Matilda rejoignit son père, suivie par les quatre nains à la mine maintenant patibulaire. Le second boyau était plus court que le précédent mais comportait plusieurs coudes avec des croisements. À chaque croisement, une salle plus ou moins grande mais vide. Koen y faisait un pas, attendait de pouvoir cerner l’intérieur avant de vérifier son contenu, puis il ressortait et reprenait sa marche lente et silencieuse. Matilda suivait, docile et même respectueuse, sachant parfaitement qu’il était seul à pouvoir mener une telle bataille.
Certaines excavations n’étaient pas des salles, mais plutôt une ouverture plus ou moins large, sur une rigole profonde, une faille, enchâssée là, qui semblait courir le long du tunnel, parallèlement et en profondeur. Son père s’était avancé plus profondément dans l’une d’entre elles, étonné par la luminosité jaune orangé qui en émanait. A plusieurs mètres de profondeur, une rivière de lave glissait paresseusement, vers le sud, ou ce que Matilda imaginait être le Sud. Quoi qu’il en soit, ils remontaient cette rivière de roches en fusion, corroborant l’hypothèse d’une éruption volcanique récente, ou du moins toujours en activité. Aux dangers déjà plus ou moins appréhendés, s’ajoutait donc un danger naturel, bien plus aléatoire. L’aventure prenait des airs de voyage sans retour.
Au passage d’un nouveau croisement, une longue plainte les glaça de nouveau tous sur place. Koen leva le poing fermé et se tendit dans l’écoute. Il fallait savoir à qui ils avaient à faire et surtout à combien. Pendant que la lamentation s’étirait en longueur, lugubre et cauchemardesque, le père questionna la fille du regard. Encore une fois, elle comprit, tout simplement parce qu’elle se posait tout à coup les mêmes questions. Envolée l’énigme probablement résolue d’un volcan potentiellement sorti des entrailles d’Azeroth pour émerger dans un lac souterrain ou une grotte explosée dans la roche. Les cris de la femme, car il ne semblait pas y en avoir plusieurs, occupaient désormais toutes ses pensées, embrouillées par la douleur qu’elle éprouvait elle-même par empathie au creux de son ventre. Que se passait-il là dedans et quel danger allaient-ils devoir affronter. Pourquoi n’y avait-il qu’une seule complainte. Pourquoi n’entendait-on aucun cri, aucune menace, aucun rire méprisant ou même sardonique. Qui étaient ces tortionnaires, muets et impassibles ? Les démons n’émettaient-ils donc aucun son ? Ou alors ils étaient dans un autre plan, une autre dimension, ou peut-être le volcan lui-même ?!? Si cela était ils avaient donc à faire à bien plus puissants qu’eux ! Il fallait peut-être rebrousser chemin avant que ces démons venus d’ailleurs ne les repèrent…
Coincés contre un coude à angle droit, qui semblait être l’un des derniers à en juger par la force des cris de la femme, père et fille se regardaient fixement. Leur conversation était muette mais Tharig comprenait son intensité, et petit à petit, leur perplexité. Lui aussi avait perçu qu’il n’y avait aucun autre bruit, là-bas, hormis cette plainte qui revenait par séquences. Seule une respiration saccadée leur parvenait, entrecoupée par ce qui ressemblait à des pleurs. La victime était donc seule, enfermée peut-être ? Tharig frappa son épée à plat sur la paume de sa main gauche, adressant un regard de connivence vers ses compères. Le quatuor s’égaya. Une illumination rassurée les fit tous sursauter de concert, suivi d’un gros « ah » d’étonnement rugi avec joie. Comme un seul homme, les quatre nains se précipitèrent vers le fond du tunnel, sans se concerter, arme au poing, mais sans non plus prendre le temps de se mettre en position de défense, persuadés qu’ils étaient d’avoir compris.
Koen n’eut pas le temps de faire un geste pour les empêcher de s’engouffrer dans ce qui, selon lui, ne pouvait être qu’un piège. Matilda hésitait à les suivre, solidaire malgré ses craintes, mais une longue lamentation, bien plus intense que les autres la figea de nouveau sur place. De l’autre côté du coude les nains étaient tout à coup muets, probablement tétanisés de douleur, ou de peur. A moins qu’ils n’aient disparus, eux aussi, dans cet autre plan qu’elle imaginait de feu. Dès que la plainte cessa, déterminée à en avoir le cœur net, elle fit un autre pas, et ce malgré son père qui la tenait par la manche, lui enjoignant d’un murmure d’attendre d’en savoir plus. Elle se dégagea d’un geste brusque, le regard vaguement méprisant, ce qu’il prit de plein fouet. Elle su, à cet instant précis, que jamais il ne le lui pardonnerait, mais ce n’était ni le lieu ni le moment d’y songer et de regretter. Elle se tourna, haussant l’épaule en signe d’excuse qui ne servirait probablement à rien. Le coude donnait sur un minuscule tronçon de tunnel et à trois mètres un second coude était illuminé par ce qui semblait être une lanterne qui vacillait. Un autre pas, le cœur battant…
Encore invisible, caché de l’autre côté du coude dans le boyau, Tharig s’exclama tout à coup, suivi de grognements surpris.
« ….. Mais ?!?!! …. »
La femme hurla de nouveau et ses cris résonnèrent en échos démultipliés par les différentes excavations. Il était impossible de ne pas se laisser envahir par sa douleur. Matilda se courba en deux, le cœur révulsé d’une sensation terrible. Les geignements furent bientôt hurlés au travers de mots à peine compréhensibles.
« A l’aiiiideee !!!! Je vous en prie !!! Pitié !!! Aidez moiiiii !!!! ».
Par dessus les hurlements de la femme, Matilda entendit alors Tharig rugir de stupeur et de crainte mélangée.
« Foutre de corne de bique !!! Mais y’s’passe quoi là d’dans ?!?? »
Il n’en menait pas large, et la rage hurlée pour couvrir les cris de la femme lui servait de toute évidence à cacher une peur qui le prenait aux tripes. Matilda se tourna vers son père, interloquée. Koen avait repris ses esprits et la repoussa brutalement contre la roche pour passer devant.
« Bon, ça suffit, reste derrière moi pour me couvrir, ces idiots sont des incapables ».
Elle le suivit du regard, un vague sourire amusé sur le coin des lèvres. Ce n’était pas le moment de s’en réjouir, mais il venait bien d’admettre qu’il la pensait plus efficace qu’un quatuor de nains. Peut-être lui pardonnerait-il… un jour.
L’entrée donnait sur un boyau qui s’enfonçait vers le Nord, dans une roche sombre et brillante, humide et de plus en plus chaude. La luminosité était faible mais l’humidité de la roche reflétait une lumière qui filtrait du fin fond du tunnel, suffisante pour ne pas glisser et tomber. Le silence était pesant, jusqu’à ce que les cris, assourdissants car démultipliés par l’écho, ne viennent leur vriller les tripes. Immédiatement ils se figeaient tous sur place, le temps que la plainte les imprègne d’horreur en crescendo, puis s’éloigne en murmures gémis. Enfin ils reprenaient leur marche, à pas lents, en soufflant, le corps tendu dans l’attente, insupportable, de la prochaine plainte.
Un peu en retrait ils entendirent vaguement Rives qui questionnait, ou peut-être avertissait, mais personne ne daigna s’en préoccuper ni même envisager de lui répondre. Ce qui se passait dehors ne les concernait déjà plus. Avancer dans ce boyau étroit et potentiellement glissant, au rythme des plaintes d’une femme que l’on torturait atrocement, les avait totalement déconnectés du monde extérieur. Ils avançaient vers l’horreur et tout leur être vibrait dans cette descente effrayante. Le cœur battant à tout rompre, Matilda laissa sa main glisser à plat sur le côté. Du mithril, peut-être; ou alors des roches calcinées par une éruption volcanique. Étrange. Tout en avançant derrière son père qui les avait accueillis d’un grognement que l’on eut pu croire de satisfaction, si ce n’avait été son regard noir de rage, la jeune femme entreprit de réfléchir à cette curieuse énigme.
Son cerveau tout à coup débridé se lança immédiatement à l’assaut d’une solution, moulinant à toute vitesse, comme souvent en cas de stress. Elle savait devoir le laisser faire. C’est ainsi qu’elle fonctionnait, sinon ce serait l’explosion assurée, de cris, ou sans doute plutôt de larmes. S’enivrer, toutes affaires cessantes, d’innombrables questions, réponses et possibilités, était bien moins handicapant qu’un surplus d’émotions envahissantes. À condition, bien évidemment, de ne pas se laisser submergée par d’autres émotions, finalement bien plus invalidantes, celles qui seraient suscitées par les questions restées sans réponse. Fort heureusement, seules les questions d’ordre relationnel pouvaient la mettre encore plus mal. Ce n’était pas le cas ici.
Elle avançait donc lentement, au même rythme que les autres, sa main guidant le flot de questions et d’images. Se pouvait-il que le passage d’Aile de Mort ait ouvert une faille en profondeur, directement sur la croûte terrestre de la région. Si cela était, il se pourrait alors qu’un volcan soit apparu sous les montagnes ou peut-être même sous les Salines désormais inondées. Car ils avançaient bien vers le Nord, toujours en s’enfonçant, alors que la température augmentait, ce qui n’avait rien de logique, sauf si…
Elle se cogna contre son père qui murmura un juron sec. Il s’était arrêté, les sens en alerte. Le boyau s’était élargi et avait bifurqué sur une large excavation. Deux lanternes posées à même le sol éclairaient une salle, creusée naturellement dans la même roche noire et luisante. Éparpillés un peu partout étaient entreposés d’innombrables caisses et plusieurs sacs. Certaines caisses étaient ouvertes et laissaient apparaître des munitions, en grand nombre et de toutes sortes. Les sacs semblaient contenir de la nourriture sèche, à en juger ce qui dégueulait de celui qui avait été vidé sur le sol, sans doute récemment. Il s’agissait donc d’un repaire de mercenaires ou de vulgaires brigands. Un long cri les glaça de terreur. Mais qu’elle était donc cette victime dont il arrachait les aveux. Tharig arrivait juste derrière Matilda et sursauta.
« Bordel de bouc en rut ! J’vais tous me les faire ! ».
Il murmurait mais sa rage était perceptible. Fulminant, il frappa la lame de sa courte épée sur le plat de sa main. Il se tourna vers ses compagnons pour les interroger du regard. Leurs hochements de tête conjoints ne laissaient planer aucun doute. Tharig ne serait pas seul pour ce carnage. Chacun voulait sa part de salauds en miettes. Les bandits, voleurs, sectateurs ou quels qu’ils puissent être allaient tous y passer, foi de Marteaux Hardis !
Koen s’était avancé pendant que la pauvre femme hurlait de douleur, vérifiant que la salle était vide. Il commençait à s’engager dans le boyau suivant et les attendait. Matilda fut la seule à entendre le faible chuintement qu’il émit. La traque était en cours et avec elle les signes usuels. Une main posée sur l’épaule de Tharig, un regard dirigé vers son père, un hochement de tête du quatuor et Matilda rejoignit son père, suivie par les quatre nains à la mine maintenant patibulaire. Le second boyau était plus court que le précédent mais comportait plusieurs coudes avec des croisements. À chaque croisement, une salle plus ou moins grande mais vide. Koen y faisait un pas, attendait de pouvoir cerner l’intérieur avant de vérifier son contenu, puis il ressortait et reprenait sa marche lente et silencieuse. Matilda suivait, docile et même respectueuse, sachant parfaitement qu’il était seul à pouvoir mener une telle bataille.
Certaines excavations n’étaient pas des salles, mais plutôt une ouverture plus ou moins large, sur une rigole profonde, une faille, enchâssée là, qui semblait courir le long du tunnel, parallèlement et en profondeur. Son père s’était avancé plus profondément dans l’une d’entre elles, étonné par la luminosité jaune orangé qui en émanait. A plusieurs mètres de profondeur, une rivière de lave glissait paresseusement, vers le sud, ou ce que Matilda imaginait être le Sud. Quoi qu’il en soit, ils remontaient cette rivière de roches en fusion, corroborant l’hypothèse d’une éruption volcanique récente, ou du moins toujours en activité. Aux dangers déjà plus ou moins appréhendés, s’ajoutait donc un danger naturel, bien plus aléatoire. L’aventure prenait des airs de voyage sans retour.
Au passage d’un nouveau croisement, une longue plainte les glaça de nouveau tous sur place. Koen leva le poing fermé et se tendit dans l’écoute. Il fallait savoir à qui ils avaient à faire et surtout à combien. Pendant que la lamentation s’étirait en longueur, lugubre et cauchemardesque, le père questionna la fille du regard. Encore une fois, elle comprit, tout simplement parce qu’elle se posait tout à coup les mêmes questions. Envolée l’énigme probablement résolue d’un volcan potentiellement sorti des entrailles d’Azeroth pour émerger dans un lac souterrain ou une grotte explosée dans la roche. Les cris de la femme, car il ne semblait pas y en avoir plusieurs, occupaient désormais toutes ses pensées, embrouillées par la douleur qu’elle éprouvait elle-même par empathie au creux de son ventre. Que se passait-il là dedans et quel danger allaient-ils devoir affronter. Pourquoi n’y avait-il qu’une seule complainte. Pourquoi n’entendait-on aucun cri, aucune menace, aucun rire méprisant ou même sardonique. Qui étaient ces tortionnaires, muets et impassibles ? Les démons n’émettaient-ils donc aucun son ? Ou alors ils étaient dans un autre plan, une autre dimension, ou peut-être le volcan lui-même ?!? Si cela était ils avaient donc à faire à bien plus puissants qu’eux ! Il fallait peut-être rebrousser chemin avant que ces démons venus d’ailleurs ne les repèrent…
Coincés contre un coude à angle droit, qui semblait être l’un des derniers à en juger par la force des cris de la femme, père et fille se regardaient fixement. Leur conversation était muette mais Tharig comprenait son intensité, et petit à petit, leur perplexité. Lui aussi avait perçu qu’il n’y avait aucun autre bruit, là-bas, hormis cette plainte qui revenait par séquences. Seule une respiration saccadée leur parvenait, entrecoupée par ce qui ressemblait à des pleurs. La victime était donc seule, enfermée peut-être ? Tharig frappa son épée à plat sur la paume de sa main gauche, adressant un regard de connivence vers ses compères. Le quatuor s’égaya. Une illumination rassurée les fit tous sursauter de concert, suivi d’un gros « ah » d’étonnement rugi avec joie. Comme un seul homme, les quatre nains se précipitèrent vers le fond du tunnel, sans se concerter, arme au poing, mais sans non plus prendre le temps de se mettre en position de défense, persuadés qu’ils étaient d’avoir compris.
Koen n’eut pas le temps de faire un geste pour les empêcher de s’engouffrer dans ce qui, selon lui, ne pouvait être qu’un piège. Matilda hésitait à les suivre, solidaire malgré ses craintes, mais une longue lamentation, bien plus intense que les autres la figea de nouveau sur place. De l’autre côté du coude les nains étaient tout à coup muets, probablement tétanisés de douleur, ou de peur. A moins qu’ils n’aient disparus, eux aussi, dans cet autre plan qu’elle imaginait de feu. Dès que la plainte cessa, déterminée à en avoir le cœur net, elle fit un autre pas, et ce malgré son père qui la tenait par la manche, lui enjoignant d’un murmure d’attendre d’en savoir plus. Elle se dégagea d’un geste brusque, le regard vaguement méprisant, ce qu’il prit de plein fouet. Elle su, à cet instant précis, que jamais il ne le lui pardonnerait, mais ce n’était ni le lieu ni le moment d’y songer et de regretter. Elle se tourna, haussant l’épaule en signe d’excuse qui ne servirait probablement à rien. Le coude donnait sur un minuscule tronçon de tunnel et à trois mètres un second coude était illuminé par ce qui semblait être une lanterne qui vacillait. Un autre pas, le cœur battant…
Encore invisible, caché de l’autre côté du coude dans le boyau, Tharig s’exclama tout à coup, suivi de grognements surpris.
« ….. Mais ?!?!! …. »
La femme hurla de nouveau et ses cris résonnèrent en échos démultipliés par les différentes excavations. Il était impossible de ne pas se laisser envahir par sa douleur. Matilda se courba en deux, le cœur révulsé d’une sensation terrible. Les geignements furent bientôt hurlés au travers de mots à peine compréhensibles.
« A l’aiiiideee !!!! Je vous en prie !!! Pitié !!! Aidez moiiiii !!!! ».
Par dessus les hurlements de la femme, Matilda entendit alors Tharig rugir de stupeur et de crainte mélangée.
« Foutre de corne de bique !!! Mais y’s’passe quoi là d’dans ?!?? »
Il n’en menait pas large, et la rage hurlée pour couvrir les cris de la femme lui servait de toute évidence à cacher une peur qui le prenait aux tripes. Matilda se tourna vers son père, interloquée. Koen avait repris ses esprits et la repoussa brutalement contre la roche pour passer devant.
« Bon, ça suffit, reste derrière moi pour me couvrir, ces idiots sont des incapables ».
Elle le suivit du regard, un vague sourire amusé sur le coin des lèvres. Ce n’était pas le moment de s’en réjouir, mais il venait bien d’admettre qu’il la pensait plus efficace qu’un quatuor de nains. Peut-être lui pardonnerait-il… un jour.
Matilda Koen- Citoyen
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Re: Tu seras un homme, ma fille.
Les vignes de nos ancêtres.
Derrière le dernier coude se trouvait une grande salle, assez bien éclairée grâce au ruisseau de lave qui serpentait, lentement sur le côté gauche, vers un autre boyau qui le longeait et semblait s’enfoncer un peu plus dans la roche. Au milieu de la salle, deux tables mises bout à bout, entourées de bancs, semblaient préparées pour un grand festin, à en juger par les deux piles d’assiettes en terre cuite, une masse informe de couverts disparates, plusieurs verres enchâssés les uns dans les autres et trois ou quatre brocs que l’on imaginait vides. Ne manquaient plus que les vivres, et les convives. Sur la droite du boyau d’où ils venaient tous, des monticules de caisses, plus ou moins bien empilées et fermées, constituaient une sorte de mur ou de cloison qui montait aux deux tiers de la hauteur de la salle. Une lanterne posée derrière diffusait une lumière vacillante qui montrait en ombres chinoises les quatre nains que l’on entendait simplement bougonner, dans leur langue gutturale si particulière.
La femme pleurait en geignant des paroles incompréhensibles, elle semblait les supplier, dans un murmure rauque qui se transforma brusquement en un long râle qui n’avait plus rien d’humain. Matilda frissonna. Se pouvait-il que cette femme ne soit pas humaine ou même d’une quelconque race connue. Pourtant elle parlait le commun… mais les démons ne savaient-ils pas tromper les plus grands experts ? Pliée en deux, elle attendait que cela cesse pour avancer, observant son père qui avait armé son fusil, ou avait plutôt vérifié pour la centième fois qu’il était armé. Il serrait les dents, excédé d’être aussi vulnérable aux cris de ce qu’il s’apprêtait à endormir, ou peut-être même buter, femme ou démon, peu importait désormais.
Les cris s’arrêtèrent enfin et la femme, soudainement et étonnamment furieuse, hurla sur les nains.
« Mais bougez-vous !!! Aidez moi au lieu de rester les bras ballants comme des poireaux poussés trop vite !!! ».
La formule avait de quoi faire sourire, Koen regarda sa fille, interloquée tout comme lui, tandis que de l’autre côté de la cloison, Tharig répondait, embarrassé.
« Rhaaaa !!! C’est pas que j’veux pas !! Pour sûr… j’aim’rais bien vous aider ma pauvr’ dame… ».
Il avait l’air sincèrement désolé.
« Mais j’y connais rien, moi au… au … vêlage… comme on dit ! ».
Malgré sa peur, Matilda avait déjà fait quelques pas vers la fausse cloison. Avec un hoquet de surprise, elle se précipita en deux sauts vers ce qui se trouvait être une chambre de fortune, avec un matelas posé à terre, des draps chiffonnés rougis, et par dessus une femme, tout ce qu’il y avait de plus humaine, brune, un peu typée, jeune et pleine de sang au niveau du bassin. Elle accouchait, seule, au milieu de nulle part et sa situation ne semblait pas la meilleure qui soit. Elle hurla en apercevant Matilda.
« Oohhh ! Une femme ! Voilà une femme !!! Enfin !!! Aidez moi, je vous en supplie !! Il n’arrive pas à sortir !! Je crois que ça se présente mal ! Aidez moi !!! ».
Matilda n’eut pas eu le temps de réfléchir, de s’inquiéter et de prendre peur. Elle n’avait jamais assisté aucune femme dans ce moment si particulier, par contre elle savait accompagner toutes sortes de mammifères, petits comme des chats, mais aussi plus gros, de la simple brebis à l’ourse des Grisonnes, en passant par la tigresse de Kun-Lai. Ce n’était pas la naissance d’un petit d’humaine qui allait la perturber.
D’un geste assuré elle repoussa Tharig qui se grattait la barbe frénétiquement. Il recula, entraînant avec lui ses trois compères tout aussi démunis. Le père Koen arriva dans la foulée, hésitant. En quelques secondes il jaugea la situation. Un accouchement, ne manquait plus que ça ! Ils avaient fait tout ce chemin pour accourir vers une femme qui n’avait rien trouvé de mieux à faire que de venir se terrer au fin fond d’une grotte de brigands pour accoucher ?! Mais quelle gourde ! Son ton fut terrifiant de colère, totalement dénué d’empathie.
«Qu’est-ce que vous foutez là ?!? Pouviez pas rester à la surface pour accoucher comme n’importe quelle femme avec un peu de jugeote ?!?? ».
Tout en auscultant la jeune femme qui avait dit s’appeler Liliane, Matilda ne pût s’empêcher d’hoqueter un vague sourire. La situation rendait son père presque loquace, voilà qui était intéressant. Mais ce qu’elle sentait au bout de ses doigts la ramena bien vite à la réalité. Le bébé se présentait par le siège, et elle ne voyait pas comment l’aider sans abîmer sa mère ou même l’inciser et donc la mettre en danger. Elle releva la tête vers la jeune femme qui s’apprêtait à répondre vertement à Koen. Son ton se voulait bienveillant mais sa détresse était palpable. Elle abonda dans le sens de son père.
« Ça ne se présente pas bien du tout… vous n’auriez pas dû venir si loin pour accoucher. Il fallait rester près d’une accoucheuse qui vous aurait aidée. Non….. vraiment… vous … vous n’auriez pas dû… ».
Matilda était incapable de cacher la vérité. Or cette vérité qu’elle sentait au bout de ses doigts, cette assurance effroyable de palper un petit corps presque inerte, lui coûtait vraiment trop. Sa voix peinait à cacher l’émotion qui l’étreignait. « Je…. ». Elle prit une longue inspiration. «L’enfant est en souffrance fœtale, il doit sortir très vite, sinon il va mourir ». Les mots sortaient en cascade, c’étaient des faits, rien que des faits, cliniques et froids, impossible de faire autrement. « Il est déjà bien faible, il souffre, il ne va pas tenir longtemps.» Elle s’arrêta sous le coup d’un relent d’horreur qui lui remontait à la gorge. « Je… j’ai peur qu’il ne faille choisir entre lui et vous …. Je…. je ne sais pas si je peux vous aider… ».
Elle était au bord des larmes. Elle n’avait pas quitté des yeux le visage de la femme, essayant de rester impassible, mais elle ne pouvait plus cacher la détresse qui la hantait tout à coup. Ce n’était pas la première fois qu’elle risquait de tuer la mère d’un petit en voulant l’aider à naître. Mais elle n’était pas du tout prête à affronter cette éventualité avec une femme, une semblable.
Avant qu’elle ne parle la jeune parturiente avait lu immédiatement dans le regard de Matilda ce qui se tramait, ces choses là n’ont parfois même pas besoin de mots. Elle hurla, étreignant le drap qui ne la cachait plus.
« Sauvez le ! Lui !!! Lui d’abord ! Et cachez le surtout !!! Cachez le bien !!! Hors de question que ce salaud en fasse son double !!! Vous entendez ?!?? C’est hors de question !!! ».
Étourdie par la colère de cette femme qui, selon elle, ne semblait pas prendre la mesure de ce qui se passait, Matilda se releva, chancelante. Il fallait qu’elle parle à son père. Elle ne se sentait pas de prendre cette décision là, du moins pas seule. Liliane continuait de hurler, comme pour appuyer la résolution qu’elle appelait de tous ses vœux désespérés.
« Je suis foutue de toute façon !!! Vous m’écoutez ?!?! Cet enfoiré m’a salie, souillée, je ne m’appartiens plus, je ne sais plus qui je suis !!! Je n’existe déjà plus !!! ». Elle hurlait comme une folle, secouant son visage ravagé de larmes. « Je suis fichue, le rituel a été réalisé, je «Lui » appartiens… et je ne peux plus rien y faire, trop tard, c’est trop tard… ». Son ton avait marqué un respect horrifié avant d’en prendre un autre bien plus méprisant. Elle ne parlait plus du même homme, ou monstre. « Il m’a trompée... Je me suis trompée. Pauvre bécasse que je suis. Celui que j’aimais n’était qu’un fou…. avide de pouvoir… j’aurais dû écouter mon frère… oui … j’aurais dû l’écouter ». Elle sanglotait. Son ton était maintenant dur, fataliste, amer. « C’est pour ça que je suis ici !!! Je suis venue loin du monde exprès !!! ». Elle s’adressa au père Koen, le regard désespéré. « Mon frère doit revenir ici !!! C’est sa planque ! C’est chez lui ici ! Il prendra soin de mon enfant ! Il le défendra ! Il ne faut pas que le père l’emporte, vous m’entendez ?!!? Il ne faut pas !!! ».
Tharig avait compris ce qu’il se passait en voyant Matilda se diriger vers son père, la mine défaite. Il n’y connaissait rien en affaires de donzelles mais il savait reconnaître une situation désespérée. Et celle-ci l’était, à n’en pas douter. Il s’approcha de la jeune femme et usa de toute l’empathie dont il disposait pour tenter d’en savoir plus.
« Liliane… j’ai une cousine qui s’appelle comme ça…. C’t’un joli nom… Dites…. Euh … C’est qui l’père ? Pourquoi voulez pas qu’il voit son p’tit ? ».
Curieusement la voix de Tharig, chaude et rocailleuse, semblait avoir un effet bénéfique sur la jeune femme. Dans un sursaut de détente, elle se mit à pleurer.
«Joris… il s’appelle Joris … je l’aimais… à la folie. C’est lui qui m’a initiée. Moi je voulais devenir mage et je suis allée jusqu’à Theramore pour ça. Et puis… je l’ai rencontré, dans une taverne. Il m’a convaincue de suivre son enseignement et … il m’a emmenée voir des gens dans les marais… des sectateurs… je n’ai pas compris tout de suite. Des fous, ce sont des fous, ils jouent avec l’avenir du monde.». Elle semblait prise dans ses souvenirs amoureux. « Mais je l’aimais tellement… alors j’ai accepté de suivre le rituel… et j’ai été liée à « Lui »…ce… cet horrible Démon…. mais j’ai tout de suite senti que j’étais corrompue et j’ai regretté ». Elle soupira. « J’ai pensé fuir….je voulais en finir… ». Elle regarda Tharig en pleurant, elle avait perdu toute colère. « Je voulais mourir, vous comprenez ? Et puis je me suis aperçue que j’étais enceinte et … lui aussi…. Alors il ne m’a plus lâchée». Son ton était maintenant désespéré. Elle prit la main de Tharig. « Il est persuadé que c’est un garçon et il veut en faire son disciple… son double, un monstre tout comme lui…. C’est hors de question… vous comprenez ?!? ». Sa colère revenait, elle serra sa prise. « Vous comprenez pourquoi ?!?! Voilà pourquoi j’ai fui !!! Il ne faut pas qu’il le prenne, il ne faut pas que… ».
Elle s’arrêta tout à coup, presque éberluée. Elle lâcha la main de Tharig qui la lui reprit avec douceur, il tenait à l’accompagner.
« Mais…. Où est Kryptal ? … normalement elle surveille l’entrée… elle devrait être là avec vous… ».
Tharig grimaça sans pouvoir répondre, il devait s’agir de la succube qu’il avait égorgée. Sa main tressaillit dans celle de Liliane qui comprit et haussa l’épaule, fataliste.
« Bah. De toute façon mon frère l’aurait éliminée ». Elle lui adressa un sourire empreint de fierté malgré son masque de souffrance. « C’est quelqu’un mon frère, vous savez. C’est le chef de toute une bande de Bat-le-déserts qui se cachent parfois ici. Il va s’occuper de mon enfant, comme si c’était son fils, je le sais, il faut le lui donner, lui il saura… ».
Un hurlement de douleur l’arrêta et elle se cambra, comme si son ventre gonflé allait exploser. Tharig gémit et se redressa en sursaut. Il souffrait comme les autres des cris déchirants, pourtant, pris d’une sorte de transe, il se pencha de nouveau et s’approcha de la jeune femme pour venir murmurer, la main sur ses cheveux.
« Là…. Ça va aller Liliane .. On est là… On… on va s’en occuper… ouais… z’inquiétez pas… on va faire c’qu’y faut… on est là … vous inquiétez plus…. ».
Il regardait Matilda, interrogatif. La situation était-elle aussi désespérée qu’il le craignait ? Atterrée la jeune traqueuse hocha simplement son petit visage défait. Elle ne pourrait probablement pas sauver la mère et l’enfant, et elle était incapable de choisir entre l’une ou l’autre. Elle se tourna vers son père qui lui renvoya le même regard indécis. Tout ça l’emmerdait et le dérangeait, profondément. C’étaient des affaires de bonne femme amoureuse, ou enceinte, et il n’y avait jamais rien compris. Il haussa les épaules et repartit vers la salle en lâchant un murmure gêné.
« Fais ce que tu as à faire, mais fais le vite. Pas envie de me retrouver face à toute une bande de sectateurs en rage, ni même les gars qui se planquent ici, ils doivent être aussi dangereux. Le mieux serait qu’on la laisse là avec son gosse. Y’a bien quelqu’un qui viendra la chercher. Après tout c’est pour ça qu’elle est là, non ? »
Matilda sursauta.
« Mais… ».
Il ne voulait donc pas comprendre et il avait déjà contourné les caisses. Désespérée elle regarda le quatuor. Les nains avaient compris et ils allaient l’aider, elle n’était pas seule, heureusement.
« Je ne vais pas pouvoir sauver les deux… ».
Tharig s’était relevé pour l’écouter murmurer. Il secoua la tête en lui prenant le bras. Puis il l’attira vers Liliane en parlant d’une voix audible pour tous.
« Elle le sait. Demande lui, c’est son p’tit après tout, c’t à elle de choisir ».
Liliane s’était calmée, le dos de nouveau calé contre les draps qui avaient pris une teinte rouge vif. Elle se vidait de son sang. Ses jambes écartées laissaient apercevoir combien son corps était déjà déchiré. Elle était épuisée, probablement déjà mourante. Elle tendit la main vers Matilda qui s’approcha, tremblante.
« Ma belle… Écoute moi, écoute moi bien… oublie qui tu es et pense à moi, juste à moi et ce bébé qui t’attend pour vivre ». Sa voix était faible mais le ton était déterminé. « Je suis condamnée. Déjà avant de tomber enceinte mais depuis que j’ai accepté ce rituel, c’est sûr, je ne m’appartiens plus. L’empêcher de me prendre cet enfant que j’aime de tout mon cœur, même si je ne l’ai jamais vu, est la seule chose qui compte désormais. Je le porte depuis neuf mois, Matilda, il fait partie de moi, à jamais. Et il compte plus que moi, tu comprends ? Si j’avais pu vivre et le voir, je l’aurais de toute façon abandonné à mon frère avant de fuir. Joris ne me lâchera plus. Plus jamais. Tu comprends ? ». Elle lui adressa un sourire empreint d’une tristesse sans nom. «Je suis morte, déjà. Mettre au monde cet enfant et le sauver est le seul pouvoir que j’ai désormais sur ma vie. Aide moi à prendre ce pouvoir… et à mourir heureuse ». Son ton était soudainement calme, son visage presque reposé, et Matilda sut enfin qu’elle saurait trouver en elle une part du courage de cette femme. Elle acquiesça, hésita quelques secondes puis lâcha dans un murmure.
« Je vais essayer de vous sauver quand même. Mais je ne peux pas vous aider si je vous entends souffrir. Vous avez de l’alcool par ici ? ».
Liliane n’eut pas le temps de répondre, immédiatement les nains s’agitèrent. Là encore ils avaient compris, mille fois plus présents que son père. Elle soupira puis se reprit, tâchant de montrer sa détermination. Tous décrochèrent de leurs ceintures une gourde plus ou moins pleine qu’ils lui tendirent en silence, le regard compatissant. Tharig s’approcha de Liliane avec la sienne.
« C’est d’la gnôle comme t’en a jamais goûtée, Lili… t’vas sentir ça de suite…. Une pure merveille…. ». Il la faisait boire à petites gorgées ininterrompues, elle avait fermé les yeux et semblait téter comme un poupon. « C’t’une recette de famille… à partir de baies… mais pas n’importe quelles baies… ». Il parlait doucement, lui racontant de sa voix émue et chaude, l’histoire d’un breuvage qu’on disait celui des plus anciens nains, un breuvage des dieux. Liliane tétait, de plus en plus lentement, poussée par Tharig qui continuait de raconter, son corps se détendait, lentement, et petit à petit elle sombra dans l’inconscience. Le nain reposa alors sa gourde, puis il essuya délicatement du pouce les lèvres de cette jeune mère qui risquait de ne jamais voir son enfant, et enfin il se tourna vers Matilda, la voix étranglée.
« C’bon, elle est dans les vignes de nos ancêtres. Fais c’que t’as à faire, Matilda. »
Derrière le dernier coude se trouvait une grande salle, assez bien éclairée grâce au ruisseau de lave qui serpentait, lentement sur le côté gauche, vers un autre boyau qui le longeait et semblait s’enfoncer un peu plus dans la roche. Au milieu de la salle, deux tables mises bout à bout, entourées de bancs, semblaient préparées pour un grand festin, à en juger par les deux piles d’assiettes en terre cuite, une masse informe de couverts disparates, plusieurs verres enchâssés les uns dans les autres et trois ou quatre brocs que l’on imaginait vides. Ne manquaient plus que les vivres, et les convives. Sur la droite du boyau d’où ils venaient tous, des monticules de caisses, plus ou moins bien empilées et fermées, constituaient une sorte de mur ou de cloison qui montait aux deux tiers de la hauteur de la salle. Une lanterne posée derrière diffusait une lumière vacillante qui montrait en ombres chinoises les quatre nains que l’on entendait simplement bougonner, dans leur langue gutturale si particulière.
La femme pleurait en geignant des paroles incompréhensibles, elle semblait les supplier, dans un murmure rauque qui se transforma brusquement en un long râle qui n’avait plus rien d’humain. Matilda frissonna. Se pouvait-il que cette femme ne soit pas humaine ou même d’une quelconque race connue. Pourtant elle parlait le commun… mais les démons ne savaient-ils pas tromper les plus grands experts ? Pliée en deux, elle attendait que cela cesse pour avancer, observant son père qui avait armé son fusil, ou avait plutôt vérifié pour la centième fois qu’il était armé. Il serrait les dents, excédé d’être aussi vulnérable aux cris de ce qu’il s’apprêtait à endormir, ou peut-être même buter, femme ou démon, peu importait désormais.
Les cris s’arrêtèrent enfin et la femme, soudainement et étonnamment furieuse, hurla sur les nains.
« Mais bougez-vous !!! Aidez moi au lieu de rester les bras ballants comme des poireaux poussés trop vite !!! ».
La formule avait de quoi faire sourire, Koen regarda sa fille, interloquée tout comme lui, tandis que de l’autre côté de la cloison, Tharig répondait, embarrassé.
« Rhaaaa !!! C’est pas que j’veux pas !! Pour sûr… j’aim’rais bien vous aider ma pauvr’ dame… ».
Il avait l’air sincèrement désolé.
« Mais j’y connais rien, moi au… au … vêlage… comme on dit ! ».
Malgré sa peur, Matilda avait déjà fait quelques pas vers la fausse cloison. Avec un hoquet de surprise, elle se précipita en deux sauts vers ce qui se trouvait être une chambre de fortune, avec un matelas posé à terre, des draps chiffonnés rougis, et par dessus une femme, tout ce qu’il y avait de plus humaine, brune, un peu typée, jeune et pleine de sang au niveau du bassin. Elle accouchait, seule, au milieu de nulle part et sa situation ne semblait pas la meilleure qui soit. Elle hurla en apercevant Matilda.
« Oohhh ! Une femme ! Voilà une femme !!! Enfin !!! Aidez moi, je vous en supplie !! Il n’arrive pas à sortir !! Je crois que ça se présente mal ! Aidez moi !!! ».
Matilda n’eut pas eu le temps de réfléchir, de s’inquiéter et de prendre peur. Elle n’avait jamais assisté aucune femme dans ce moment si particulier, par contre elle savait accompagner toutes sortes de mammifères, petits comme des chats, mais aussi plus gros, de la simple brebis à l’ourse des Grisonnes, en passant par la tigresse de Kun-Lai. Ce n’était pas la naissance d’un petit d’humaine qui allait la perturber.
D’un geste assuré elle repoussa Tharig qui se grattait la barbe frénétiquement. Il recula, entraînant avec lui ses trois compères tout aussi démunis. Le père Koen arriva dans la foulée, hésitant. En quelques secondes il jaugea la situation. Un accouchement, ne manquait plus que ça ! Ils avaient fait tout ce chemin pour accourir vers une femme qui n’avait rien trouvé de mieux à faire que de venir se terrer au fin fond d’une grotte de brigands pour accoucher ?! Mais quelle gourde ! Son ton fut terrifiant de colère, totalement dénué d’empathie.
«Qu’est-ce que vous foutez là ?!? Pouviez pas rester à la surface pour accoucher comme n’importe quelle femme avec un peu de jugeote ?!?? ».
Tout en auscultant la jeune femme qui avait dit s’appeler Liliane, Matilda ne pût s’empêcher d’hoqueter un vague sourire. La situation rendait son père presque loquace, voilà qui était intéressant. Mais ce qu’elle sentait au bout de ses doigts la ramena bien vite à la réalité. Le bébé se présentait par le siège, et elle ne voyait pas comment l’aider sans abîmer sa mère ou même l’inciser et donc la mettre en danger. Elle releva la tête vers la jeune femme qui s’apprêtait à répondre vertement à Koen. Son ton se voulait bienveillant mais sa détresse était palpable. Elle abonda dans le sens de son père.
« Ça ne se présente pas bien du tout… vous n’auriez pas dû venir si loin pour accoucher. Il fallait rester près d’une accoucheuse qui vous aurait aidée. Non….. vraiment… vous … vous n’auriez pas dû… ».
Matilda était incapable de cacher la vérité. Or cette vérité qu’elle sentait au bout de ses doigts, cette assurance effroyable de palper un petit corps presque inerte, lui coûtait vraiment trop. Sa voix peinait à cacher l’émotion qui l’étreignait. « Je…. ». Elle prit une longue inspiration. «L’enfant est en souffrance fœtale, il doit sortir très vite, sinon il va mourir ». Les mots sortaient en cascade, c’étaient des faits, rien que des faits, cliniques et froids, impossible de faire autrement. « Il est déjà bien faible, il souffre, il ne va pas tenir longtemps.» Elle s’arrêta sous le coup d’un relent d’horreur qui lui remontait à la gorge. « Je… j’ai peur qu’il ne faille choisir entre lui et vous …. Je…. je ne sais pas si je peux vous aider… ».
Elle était au bord des larmes. Elle n’avait pas quitté des yeux le visage de la femme, essayant de rester impassible, mais elle ne pouvait plus cacher la détresse qui la hantait tout à coup. Ce n’était pas la première fois qu’elle risquait de tuer la mère d’un petit en voulant l’aider à naître. Mais elle n’était pas du tout prête à affronter cette éventualité avec une femme, une semblable.
Avant qu’elle ne parle la jeune parturiente avait lu immédiatement dans le regard de Matilda ce qui se tramait, ces choses là n’ont parfois même pas besoin de mots. Elle hurla, étreignant le drap qui ne la cachait plus.
« Sauvez le ! Lui !!! Lui d’abord ! Et cachez le surtout !!! Cachez le bien !!! Hors de question que ce salaud en fasse son double !!! Vous entendez ?!?? C’est hors de question !!! ».
Étourdie par la colère de cette femme qui, selon elle, ne semblait pas prendre la mesure de ce qui se passait, Matilda se releva, chancelante. Il fallait qu’elle parle à son père. Elle ne se sentait pas de prendre cette décision là, du moins pas seule. Liliane continuait de hurler, comme pour appuyer la résolution qu’elle appelait de tous ses vœux désespérés.
« Je suis foutue de toute façon !!! Vous m’écoutez ?!?! Cet enfoiré m’a salie, souillée, je ne m’appartiens plus, je ne sais plus qui je suis !!! Je n’existe déjà plus !!! ». Elle hurlait comme une folle, secouant son visage ravagé de larmes. « Je suis fichue, le rituel a été réalisé, je «Lui » appartiens… et je ne peux plus rien y faire, trop tard, c’est trop tard… ». Son ton avait marqué un respect horrifié avant d’en prendre un autre bien plus méprisant. Elle ne parlait plus du même homme, ou monstre. « Il m’a trompée... Je me suis trompée. Pauvre bécasse que je suis. Celui que j’aimais n’était qu’un fou…. avide de pouvoir… j’aurais dû écouter mon frère… oui … j’aurais dû l’écouter ». Elle sanglotait. Son ton était maintenant dur, fataliste, amer. « C’est pour ça que je suis ici !!! Je suis venue loin du monde exprès !!! ». Elle s’adressa au père Koen, le regard désespéré. « Mon frère doit revenir ici !!! C’est sa planque ! C’est chez lui ici ! Il prendra soin de mon enfant ! Il le défendra ! Il ne faut pas que le père l’emporte, vous m’entendez ?!!? Il ne faut pas !!! ».
Tharig avait compris ce qu’il se passait en voyant Matilda se diriger vers son père, la mine défaite. Il n’y connaissait rien en affaires de donzelles mais il savait reconnaître une situation désespérée. Et celle-ci l’était, à n’en pas douter. Il s’approcha de la jeune femme et usa de toute l’empathie dont il disposait pour tenter d’en savoir plus.
« Liliane… j’ai une cousine qui s’appelle comme ça…. C’t’un joli nom… Dites…. Euh … C’est qui l’père ? Pourquoi voulez pas qu’il voit son p’tit ? ».
Curieusement la voix de Tharig, chaude et rocailleuse, semblait avoir un effet bénéfique sur la jeune femme. Dans un sursaut de détente, elle se mit à pleurer.
«Joris… il s’appelle Joris … je l’aimais… à la folie. C’est lui qui m’a initiée. Moi je voulais devenir mage et je suis allée jusqu’à Theramore pour ça. Et puis… je l’ai rencontré, dans une taverne. Il m’a convaincue de suivre son enseignement et … il m’a emmenée voir des gens dans les marais… des sectateurs… je n’ai pas compris tout de suite. Des fous, ce sont des fous, ils jouent avec l’avenir du monde.». Elle semblait prise dans ses souvenirs amoureux. « Mais je l’aimais tellement… alors j’ai accepté de suivre le rituel… et j’ai été liée à « Lui »…ce… cet horrible Démon…. mais j’ai tout de suite senti que j’étais corrompue et j’ai regretté ». Elle soupira. « J’ai pensé fuir….je voulais en finir… ». Elle regarda Tharig en pleurant, elle avait perdu toute colère. « Je voulais mourir, vous comprenez ? Et puis je me suis aperçue que j’étais enceinte et … lui aussi…. Alors il ne m’a plus lâchée». Son ton était maintenant désespéré. Elle prit la main de Tharig. « Il est persuadé que c’est un garçon et il veut en faire son disciple… son double, un monstre tout comme lui…. C’est hors de question… vous comprenez ?!? ». Sa colère revenait, elle serra sa prise. « Vous comprenez pourquoi ?!?! Voilà pourquoi j’ai fui !!! Il ne faut pas qu’il le prenne, il ne faut pas que… ».
Elle s’arrêta tout à coup, presque éberluée. Elle lâcha la main de Tharig qui la lui reprit avec douceur, il tenait à l’accompagner.
« Mais…. Où est Kryptal ? … normalement elle surveille l’entrée… elle devrait être là avec vous… ».
Tharig grimaça sans pouvoir répondre, il devait s’agir de la succube qu’il avait égorgée. Sa main tressaillit dans celle de Liliane qui comprit et haussa l’épaule, fataliste.
« Bah. De toute façon mon frère l’aurait éliminée ». Elle lui adressa un sourire empreint de fierté malgré son masque de souffrance. « C’est quelqu’un mon frère, vous savez. C’est le chef de toute une bande de Bat-le-déserts qui se cachent parfois ici. Il va s’occuper de mon enfant, comme si c’était son fils, je le sais, il faut le lui donner, lui il saura… ».
Un hurlement de douleur l’arrêta et elle se cambra, comme si son ventre gonflé allait exploser. Tharig gémit et se redressa en sursaut. Il souffrait comme les autres des cris déchirants, pourtant, pris d’une sorte de transe, il se pencha de nouveau et s’approcha de la jeune femme pour venir murmurer, la main sur ses cheveux.
« Là…. Ça va aller Liliane .. On est là… On… on va s’en occuper… ouais… z’inquiétez pas… on va faire c’qu’y faut… on est là … vous inquiétez plus…. ».
Il regardait Matilda, interrogatif. La situation était-elle aussi désespérée qu’il le craignait ? Atterrée la jeune traqueuse hocha simplement son petit visage défait. Elle ne pourrait probablement pas sauver la mère et l’enfant, et elle était incapable de choisir entre l’une ou l’autre. Elle se tourna vers son père qui lui renvoya le même regard indécis. Tout ça l’emmerdait et le dérangeait, profondément. C’étaient des affaires de bonne femme amoureuse, ou enceinte, et il n’y avait jamais rien compris. Il haussa les épaules et repartit vers la salle en lâchant un murmure gêné.
« Fais ce que tu as à faire, mais fais le vite. Pas envie de me retrouver face à toute une bande de sectateurs en rage, ni même les gars qui se planquent ici, ils doivent être aussi dangereux. Le mieux serait qu’on la laisse là avec son gosse. Y’a bien quelqu’un qui viendra la chercher. Après tout c’est pour ça qu’elle est là, non ? »
Matilda sursauta.
« Mais… ».
Il ne voulait donc pas comprendre et il avait déjà contourné les caisses. Désespérée elle regarda le quatuor. Les nains avaient compris et ils allaient l’aider, elle n’était pas seule, heureusement.
« Je ne vais pas pouvoir sauver les deux… ».
Tharig s’était relevé pour l’écouter murmurer. Il secoua la tête en lui prenant le bras. Puis il l’attira vers Liliane en parlant d’une voix audible pour tous.
« Elle le sait. Demande lui, c’est son p’tit après tout, c’t à elle de choisir ».
Liliane s’était calmée, le dos de nouveau calé contre les draps qui avaient pris une teinte rouge vif. Elle se vidait de son sang. Ses jambes écartées laissaient apercevoir combien son corps était déjà déchiré. Elle était épuisée, probablement déjà mourante. Elle tendit la main vers Matilda qui s’approcha, tremblante.
« Ma belle… Écoute moi, écoute moi bien… oublie qui tu es et pense à moi, juste à moi et ce bébé qui t’attend pour vivre ». Sa voix était faible mais le ton était déterminé. « Je suis condamnée. Déjà avant de tomber enceinte mais depuis que j’ai accepté ce rituel, c’est sûr, je ne m’appartiens plus. L’empêcher de me prendre cet enfant que j’aime de tout mon cœur, même si je ne l’ai jamais vu, est la seule chose qui compte désormais. Je le porte depuis neuf mois, Matilda, il fait partie de moi, à jamais. Et il compte plus que moi, tu comprends ? Si j’avais pu vivre et le voir, je l’aurais de toute façon abandonné à mon frère avant de fuir. Joris ne me lâchera plus. Plus jamais. Tu comprends ? ». Elle lui adressa un sourire empreint d’une tristesse sans nom. «Je suis morte, déjà. Mettre au monde cet enfant et le sauver est le seul pouvoir que j’ai désormais sur ma vie. Aide moi à prendre ce pouvoir… et à mourir heureuse ». Son ton était soudainement calme, son visage presque reposé, et Matilda sut enfin qu’elle saurait trouver en elle une part du courage de cette femme. Elle acquiesça, hésita quelques secondes puis lâcha dans un murmure.
« Je vais essayer de vous sauver quand même. Mais je ne peux pas vous aider si je vous entends souffrir. Vous avez de l’alcool par ici ? ».
Liliane n’eut pas le temps de répondre, immédiatement les nains s’agitèrent. Là encore ils avaient compris, mille fois plus présents que son père. Elle soupira puis se reprit, tâchant de montrer sa détermination. Tous décrochèrent de leurs ceintures une gourde plus ou moins pleine qu’ils lui tendirent en silence, le regard compatissant. Tharig s’approcha de Liliane avec la sienne.
« C’est d’la gnôle comme t’en a jamais goûtée, Lili… t’vas sentir ça de suite…. Une pure merveille…. ». Il la faisait boire à petites gorgées ininterrompues, elle avait fermé les yeux et semblait téter comme un poupon. « C’t’une recette de famille… à partir de baies… mais pas n’importe quelles baies… ». Il parlait doucement, lui racontant de sa voix émue et chaude, l’histoire d’un breuvage qu’on disait celui des plus anciens nains, un breuvage des dieux. Liliane tétait, de plus en plus lentement, poussée par Tharig qui continuait de raconter, son corps se détendait, lentement, et petit à petit elle sombra dans l’inconscience. Le nain reposa alors sa gourde, puis il essuya délicatement du pouce les lèvres de cette jeune mère qui risquait de ne jamais voir son enfant, et enfin il se tourna vers Matilda, la voix étranglée.
« C’bon, elle est dans les vignes de nos ancêtres. Fais c’que t’as à faire, Matilda. »
Matilda Koen- Citoyen
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Lieu de naissance : Kalimdor
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Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
Une affaire de famille
Malgré tous les efforts de Matilda pour ne pas trop la déchirer, Liliane n’avait pas survécu. Son corps ouvert aurait pu éventuellement être recousu, mais elle s’était vidée de son sang, avant même que le bébé n’en soit complètement sorti. C’était bien un garçon, faible, mais vivant. Wilfried avait tout d’abord essayé de convaincre sa fille de le laisser là, bien emmailloté contre sa mère qui resterait chaude encore quelques heures. Mais Matilda lui avait opposé que l’enfant allait mourir si on le laissait seul plus d’une heure, en attente de l’arrivée hypothétique d’un frère dont on ne savait rien. Matilda ne céderait pas, Koen le savait. Surtout que les nains la soutenaient depuis le début de l’affaire. Il avait donc accepté à regret.
Il n’y avait que deux solutions à ce problème inattendu, non trois. Soit le frère débarquait soudainement et prenait en charge cet enfant. Mais difficile d’imaginer comment toute cette bande de pillards réagiraient à la vue d’un cadavre, celui de la sœur du chef. Soit on espérait que le géniteur débarque et reprenne son fils, ce que Matilda se refusait à envisager. De toute façon, en imaginant qu’il ait retrouvé sa trace dans la montagne, la rencontre ne serait ni calme ni positive. Même Koen, qui affichait pourtant une solide appréhension du féminin et aurait bien dégagé tout problème de cet ordre, ne se voyait pas accueillir un suppôt de Démon, quel qu’il puisse être. Il allait certainement pointer son fusil sans sommation, et lui tirer une balle dans le buffet.
Il y avait néanmoins une troisième solution, la seule viable selon Matilda, mais la pire selon Wilfried qui ne voulait pas s’encombrer. On ramenait l’enfant à Guelta, le village où tous espéraient bien arriver avant la nuit. Là on lui trouverait une nourrice. Matilda était persuadée qu’il ne manquerait pas de femme en mal d’enfant à choyer, à condition bien sûr qu’il soit encore vivant.
Après avoir exposé cette ultime solution, Matilda observait son père, en attente de sa décision. Pour une raison qu’elle ne comprenait pas, Wilfried semblait presque dégoûté par l’enfant. Le ramener lui coûtait, c’était une évidence. Toute solution semblait meilleure que celle d’embarquer avec lui un poupon faiblard qu’il aurait volontiers abandonné à son triste sort. Tharig crut bon d’intervenir en le prenant à part.
« Koen… c’t’un p’tit d’homme… regarde le bon sang ! Il pourrait être c’lui d’ta fille ! Ou le tien p’t’êt’ bien même ! Tu peux pas l’laisser là, y’va s’faire bouffer par les rats !!! Me dis pas qu’tu t’en fous à c’point là d’la vie d’un d’tes semblables tout d’même !! Alors quoi ?!?? La vie d’une bête ça compte plus que la vie d’un p’tiot qu’a rien d’mandé ?!? ».
Koen cogitait. Matilda le connaissait trop bien pour ne pas cerner que son apathie apparente n’en était pas une. Il fixait Tharig, inerte, mais son cerveau moulinait à toute vitesse. Les chats ne donnent pas naissance à des chiens. Il fonctionnait comme elle. Sauf que lui n’avait pas hérité de la formidable énergie positive de Sara. Elle interpella Tharig en lui effleurant l’épaule. Il fallait le laisser cogiter seul, insister risquait d’avoir l’effet inverse. Tharig souffla lourdement en hochant sa grosse tête rousse. Toute cette inertie lui coûtait, il n’en serait tenu qu’à lui, il serait déjà reparti dans le boyau pour quitter cette grotte. Sauf qu’il n’était qu’un simple déserteur qui avait accepté une mission pour payer de quoi se nourrir, sans rien connaître de la zone dans laquelle ils évoluaient. Sans Koen pour les guider, il risquait bien de mettre tout le monde en danger, le bébé y compris. A regret, il retourna vers Liliane pour vérifier que le drap, qui la couvrait maintenant toute entière, était bien calé tout contre elle. Il craignait que les rats ne la bouffent, même s’il savait que l’odeur du sang allait les attirer à peine tout danger écarté.
Koen resta un moment sans bouger, semblant peser le pour et le contre. Il passait son regard sur le cadavre, puis sur sa fille qui portait ce qu’il ne pouvait s’empêcher de considérer comme un fardeau, puis les nains, qu’au fond de lui il respectait, puis il recommençait, il jaugeait, calculait, évaluait, tous les paramètres, positifs et négatifs, les risques et les conséquences, les avantages et les inconvénients. Finalement il lâcha un souffle rapide. «Bon ! » Puis ses ordres sortirent calmement, assénés avec force, l’un après l’autre, sans commentaire possible. Il était décidé et plus rien ne semblait pouvoir le faire changer d’avis. « On l’embarque. On sort d’ici rapidement. On voit si une des tigresses, la mère des plus petits, n’aurait pas encore de quoi le nourrir. Sinon on lui donne à boire de notre eau, il est déshydraté, ça crève les yeux. Ensuite on rentre et je ne veux plus jamais en entendre parler. C’est compris ? ».
Ses derniers mots s’adressaient à Matilda. Elle acquiesça, peinant à rester le plus neutre possible. Surtout pas de sensiblerie, il ne supportait pas, et il risquait de revenir sur sa parole. Elle hocha de nouveau la tête, le visage fermé, et se tourna immédiatement vers Tharig pour lui adresser un immense sourire. Lui au moins comprenait.
Un dernier regard pour Liliane et la petite troupe se remit en route, reprenant le boyau en sens inverse. La présence du bébé les ralentissait un peu mais Koen était bien décidé à les sortir de là. Ils étaient presque arrivés à la sortie lorsqu’ils entendirent hurler derrière eux. Ils semblaient plusieurs qui s’apprêtaient à courir à la suite de celui qui criait des ordres. Ils étaient encore loin, probablement encore dans la chambre de fortune, mais on entendait parfaitement bien les ordres hurlés. Ils allaient rattraper « le fils de pute » qui avait tué sa soeur. Koen hésita. Rendre l’enfant à son oncle aurait non seulement été logique, mais cela l’aurait arrangé. Malheureusement, le ton du type qui allait débouler dans leur dos avec ses gars, ne présageait rien de bon. Ils allaient se ruer sur eux sans chercher à comprendre et ils risquaient de les tuer, tous, sans faire de différences. Dans un murmure inquiet il pressa sa fille de venir près de lui et demanda aux nains de veiller sur les arrières, puis il pressa le pas. Avec un peu de chance ils auraient le temps d’atteindre la sortie afin de leur barrer le passage. La coursive offrait plusieurs possibilités. Pas question de mettre Matilda en danger, même s’il n’en dirait rien.
En quelques minutes ils furent tous dehors et Koen s’apprêtait à leur barrer le passage, lorsqu’il entendit une conversation animée de l’autre côté du ravin. Taz et Rives tâchaient de calmer un homme très agité et violent qui voulait les contourner pour « récupérer sa femme et son gosse ». Mais pour les deux hommes, chargés de surveiller les arrières du groupe, son attitude laissait présager le pire. Cet homme semblait être l’un des tortionnaires de la femme qu’ils avaient entendue hurler. Mieux valait donc le tenir à l’écart. Rives le tenait en joue au bout de son fusil et Taz essayait de temporiser. Dans un sursaut d’inquiétude Matilda posa sa main sur le bras de Wilfried.
« C’est sûrement le père, Joris, il…. ». A quoi bon lui re-expliquer, il savait. « …. S’il te plaît. »
Quel coup du sort. Voilà que l’autre solution se présentait à eux mais il ne pouvait pas l’utiliser. Koen n’envisageait pas du tout de confier l’enfant à cet homme dont on pouvait lire sur le visage toute sa haine de l’autre, toute son inhumanité. Il n’hésita pas et fit signe aux Nains.
« Vous allez tous passer devant et vous débrouiller pour faire diversion. On va l’envoyer vers la bande qui arrive derrière ». Matilda souffla, son inquiétude s’envolait. « Tharig, tu t’avances vers lui tout seul et tu laisses à tes compères le temps de nous masquer dans un recoin de l’autre côté ». Le Nain esquissa un sourire narquois, le plan de Koen était … démoniaque. « Tu te débrouilles avec Taz et vous le laissez passer rapidement. Il va se ruer vers le frère et …. ». Pour une des rares fois de sa vie, Matilda vit son père sourire d’amusement. « … et bien on va les laisser traiter entre eux cette petite affaire de famille ».
Une fois la décision prise, il fallait faire vite, l’idéal étant que le démoniste se rue sur la coursive avant que la bande ne soit sortie du boyau. C’était de base peu probable, mais il était tellement en rage qu’il usa de sa magie pour se téléporter directement dans l’entrée du tunnel. Il avait disparu avant même que Rives ait eu le temps de comprendre pourquoi Tharig lui avait imposé de baisser son arme en laissant ce fou furieux passer. Très vite, tous se mirent à l’œuvre et firent la chaîne jusqu’à Koen. Des roches de toutes tailles furent placées au milieu de la coursive. Ceux qui sortiraient vivants du règlement de comptes en auraient pour un moment avant de pouvoir passer.
Empêchée par le bébé qu’elle craignait de lâcher, Matilda les avait laissés construire ces maigres défenses et s’était rapidement rapprochée des cages. Même s’il était source de problèmes, il fallait sauver cet enfant. Quand ils revinrent vers elle, la jeune femme tenait dans ses bras le bébé qui buvait goulûment à une outre pleine d’eau. Il avait déjà repris quelques couleurs. Interrogative, elle se tourna immédiatement vers Tharig qui, lui, saurait raconter sans noircir le tableau. Il lui adressa un clin d’œil puis lança tout en se préparant à relever les cages.
« Les deux beaux-frères sont en train d’s’étriper ! M’étonnerait que l’père en r’ssorte vivant face à toute une bande. Mais faut s’tirer vite fait d’ici, l’frère lâch’ra pas l’bout, c’est sûr ! ». Il se tourna vers Koen. « Sont arrivés par une aut’ entrée. C’bien possible qu’ils connaissent pas le ch’min qui part d’ici ».
Koen hocha simplement la tête, il y avait bien évidemment réfléchi. Ce chemin vers Guelta n’était pas la route ordinaire qui, elle, partait désormais de Feralas. Personne ne savait qu’il y avait, dans cette partie des montagnes, un accès vers le haut des anciennes Salines. Le frère et ses acolytes allaient certainement descendre vers le Sud, persuadés de les retrouver à Gadgetzan. Mais il fallait tout de même effacer toutes les traces.
« On lève le camp. Taz, tu restes un peu en arrière pour effacer toutes nos traces. Ensuite tu redescends sur quelques mètres en marquant le passage sciemment, suffisamment pour qu’ils s’y engagent sans réfléchir. On t’attend plus haut, traînes pas ».
L’homme hésita un court instant, un regard pour Rives, une incompréhension étonnée, un très léger haussement d’épaule et il s’activa comme demandé en maugréant. Les Nains empoignèrent les cages et entreprirent de s’engager sur le chemin à peine visible que Koen leur indiquait. Le danger était bien réel mais l’ambiance était presque joyeuse pour le quatuor. Ils avaient eu raison de défier Koen pour courir au secours d’une princesse enfermée dans un hypothétique donjon. Certes, ils n’avaient pas pu la garder en vie, mais ils arrivaient de toute façon trop tard. Par contre ils allaient sauver un petit d’homme et cette quasi certitude leur donnait des ailes.
« Haut les coeurs les gars ! C’pas aujourd’hui qu’on pourra critiquer des Marteaux-Hardis ! ».
Malgré tous les efforts de Matilda pour ne pas trop la déchirer, Liliane n’avait pas survécu. Son corps ouvert aurait pu éventuellement être recousu, mais elle s’était vidée de son sang, avant même que le bébé n’en soit complètement sorti. C’était bien un garçon, faible, mais vivant. Wilfried avait tout d’abord essayé de convaincre sa fille de le laisser là, bien emmailloté contre sa mère qui resterait chaude encore quelques heures. Mais Matilda lui avait opposé que l’enfant allait mourir si on le laissait seul plus d’une heure, en attente de l’arrivée hypothétique d’un frère dont on ne savait rien. Matilda ne céderait pas, Koen le savait. Surtout que les nains la soutenaient depuis le début de l’affaire. Il avait donc accepté à regret.
Il n’y avait que deux solutions à ce problème inattendu, non trois. Soit le frère débarquait soudainement et prenait en charge cet enfant. Mais difficile d’imaginer comment toute cette bande de pillards réagiraient à la vue d’un cadavre, celui de la sœur du chef. Soit on espérait que le géniteur débarque et reprenne son fils, ce que Matilda se refusait à envisager. De toute façon, en imaginant qu’il ait retrouvé sa trace dans la montagne, la rencontre ne serait ni calme ni positive. Même Koen, qui affichait pourtant une solide appréhension du féminin et aurait bien dégagé tout problème de cet ordre, ne se voyait pas accueillir un suppôt de Démon, quel qu’il puisse être. Il allait certainement pointer son fusil sans sommation, et lui tirer une balle dans le buffet.
Il y avait néanmoins une troisième solution, la seule viable selon Matilda, mais la pire selon Wilfried qui ne voulait pas s’encombrer. On ramenait l’enfant à Guelta, le village où tous espéraient bien arriver avant la nuit. Là on lui trouverait une nourrice. Matilda était persuadée qu’il ne manquerait pas de femme en mal d’enfant à choyer, à condition bien sûr qu’il soit encore vivant.
Après avoir exposé cette ultime solution, Matilda observait son père, en attente de sa décision. Pour une raison qu’elle ne comprenait pas, Wilfried semblait presque dégoûté par l’enfant. Le ramener lui coûtait, c’était une évidence. Toute solution semblait meilleure que celle d’embarquer avec lui un poupon faiblard qu’il aurait volontiers abandonné à son triste sort. Tharig crut bon d’intervenir en le prenant à part.
« Koen… c’t’un p’tit d’homme… regarde le bon sang ! Il pourrait être c’lui d’ta fille ! Ou le tien p’t’êt’ bien même ! Tu peux pas l’laisser là, y’va s’faire bouffer par les rats !!! Me dis pas qu’tu t’en fous à c’point là d’la vie d’un d’tes semblables tout d’même !! Alors quoi ?!?? La vie d’une bête ça compte plus que la vie d’un p’tiot qu’a rien d’mandé ?!? ».
Koen cogitait. Matilda le connaissait trop bien pour ne pas cerner que son apathie apparente n’en était pas une. Il fixait Tharig, inerte, mais son cerveau moulinait à toute vitesse. Les chats ne donnent pas naissance à des chiens. Il fonctionnait comme elle. Sauf que lui n’avait pas hérité de la formidable énergie positive de Sara. Elle interpella Tharig en lui effleurant l’épaule. Il fallait le laisser cogiter seul, insister risquait d’avoir l’effet inverse. Tharig souffla lourdement en hochant sa grosse tête rousse. Toute cette inertie lui coûtait, il n’en serait tenu qu’à lui, il serait déjà reparti dans le boyau pour quitter cette grotte. Sauf qu’il n’était qu’un simple déserteur qui avait accepté une mission pour payer de quoi se nourrir, sans rien connaître de la zone dans laquelle ils évoluaient. Sans Koen pour les guider, il risquait bien de mettre tout le monde en danger, le bébé y compris. A regret, il retourna vers Liliane pour vérifier que le drap, qui la couvrait maintenant toute entière, était bien calé tout contre elle. Il craignait que les rats ne la bouffent, même s’il savait que l’odeur du sang allait les attirer à peine tout danger écarté.
Koen resta un moment sans bouger, semblant peser le pour et le contre. Il passait son regard sur le cadavre, puis sur sa fille qui portait ce qu’il ne pouvait s’empêcher de considérer comme un fardeau, puis les nains, qu’au fond de lui il respectait, puis il recommençait, il jaugeait, calculait, évaluait, tous les paramètres, positifs et négatifs, les risques et les conséquences, les avantages et les inconvénients. Finalement il lâcha un souffle rapide. «Bon ! » Puis ses ordres sortirent calmement, assénés avec force, l’un après l’autre, sans commentaire possible. Il était décidé et plus rien ne semblait pouvoir le faire changer d’avis. « On l’embarque. On sort d’ici rapidement. On voit si une des tigresses, la mère des plus petits, n’aurait pas encore de quoi le nourrir. Sinon on lui donne à boire de notre eau, il est déshydraté, ça crève les yeux. Ensuite on rentre et je ne veux plus jamais en entendre parler. C’est compris ? ».
Ses derniers mots s’adressaient à Matilda. Elle acquiesça, peinant à rester le plus neutre possible. Surtout pas de sensiblerie, il ne supportait pas, et il risquait de revenir sur sa parole. Elle hocha de nouveau la tête, le visage fermé, et se tourna immédiatement vers Tharig pour lui adresser un immense sourire. Lui au moins comprenait.
Un dernier regard pour Liliane et la petite troupe se remit en route, reprenant le boyau en sens inverse. La présence du bébé les ralentissait un peu mais Koen était bien décidé à les sortir de là. Ils étaient presque arrivés à la sortie lorsqu’ils entendirent hurler derrière eux. Ils semblaient plusieurs qui s’apprêtaient à courir à la suite de celui qui criait des ordres. Ils étaient encore loin, probablement encore dans la chambre de fortune, mais on entendait parfaitement bien les ordres hurlés. Ils allaient rattraper « le fils de pute » qui avait tué sa soeur. Koen hésita. Rendre l’enfant à son oncle aurait non seulement été logique, mais cela l’aurait arrangé. Malheureusement, le ton du type qui allait débouler dans leur dos avec ses gars, ne présageait rien de bon. Ils allaient se ruer sur eux sans chercher à comprendre et ils risquaient de les tuer, tous, sans faire de différences. Dans un murmure inquiet il pressa sa fille de venir près de lui et demanda aux nains de veiller sur les arrières, puis il pressa le pas. Avec un peu de chance ils auraient le temps d’atteindre la sortie afin de leur barrer le passage. La coursive offrait plusieurs possibilités. Pas question de mettre Matilda en danger, même s’il n’en dirait rien.
En quelques minutes ils furent tous dehors et Koen s’apprêtait à leur barrer le passage, lorsqu’il entendit une conversation animée de l’autre côté du ravin. Taz et Rives tâchaient de calmer un homme très agité et violent qui voulait les contourner pour « récupérer sa femme et son gosse ». Mais pour les deux hommes, chargés de surveiller les arrières du groupe, son attitude laissait présager le pire. Cet homme semblait être l’un des tortionnaires de la femme qu’ils avaient entendue hurler. Mieux valait donc le tenir à l’écart. Rives le tenait en joue au bout de son fusil et Taz essayait de temporiser. Dans un sursaut d’inquiétude Matilda posa sa main sur le bras de Wilfried.
« C’est sûrement le père, Joris, il…. ». A quoi bon lui re-expliquer, il savait. « …. S’il te plaît. »
Quel coup du sort. Voilà que l’autre solution se présentait à eux mais il ne pouvait pas l’utiliser. Koen n’envisageait pas du tout de confier l’enfant à cet homme dont on pouvait lire sur le visage toute sa haine de l’autre, toute son inhumanité. Il n’hésita pas et fit signe aux Nains.
« Vous allez tous passer devant et vous débrouiller pour faire diversion. On va l’envoyer vers la bande qui arrive derrière ». Matilda souffla, son inquiétude s’envolait. « Tharig, tu t’avances vers lui tout seul et tu laisses à tes compères le temps de nous masquer dans un recoin de l’autre côté ». Le Nain esquissa un sourire narquois, le plan de Koen était … démoniaque. « Tu te débrouilles avec Taz et vous le laissez passer rapidement. Il va se ruer vers le frère et …. ». Pour une des rares fois de sa vie, Matilda vit son père sourire d’amusement. « … et bien on va les laisser traiter entre eux cette petite affaire de famille ».
Une fois la décision prise, il fallait faire vite, l’idéal étant que le démoniste se rue sur la coursive avant que la bande ne soit sortie du boyau. C’était de base peu probable, mais il était tellement en rage qu’il usa de sa magie pour se téléporter directement dans l’entrée du tunnel. Il avait disparu avant même que Rives ait eu le temps de comprendre pourquoi Tharig lui avait imposé de baisser son arme en laissant ce fou furieux passer. Très vite, tous se mirent à l’œuvre et firent la chaîne jusqu’à Koen. Des roches de toutes tailles furent placées au milieu de la coursive. Ceux qui sortiraient vivants du règlement de comptes en auraient pour un moment avant de pouvoir passer.
Empêchée par le bébé qu’elle craignait de lâcher, Matilda les avait laissés construire ces maigres défenses et s’était rapidement rapprochée des cages. Même s’il était source de problèmes, il fallait sauver cet enfant. Quand ils revinrent vers elle, la jeune femme tenait dans ses bras le bébé qui buvait goulûment à une outre pleine d’eau. Il avait déjà repris quelques couleurs. Interrogative, elle se tourna immédiatement vers Tharig qui, lui, saurait raconter sans noircir le tableau. Il lui adressa un clin d’œil puis lança tout en se préparant à relever les cages.
« Les deux beaux-frères sont en train d’s’étriper ! M’étonnerait que l’père en r’ssorte vivant face à toute une bande. Mais faut s’tirer vite fait d’ici, l’frère lâch’ra pas l’bout, c’est sûr ! ». Il se tourna vers Koen. « Sont arrivés par une aut’ entrée. C’bien possible qu’ils connaissent pas le ch’min qui part d’ici ».
Koen hocha simplement la tête, il y avait bien évidemment réfléchi. Ce chemin vers Guelta n’était pas la route ordinaire qui, elle, partait désormais de Feralas. Personne ne savait qu’il y avait, dans cette partie des montagnes, un accès vers le haut des anciennes Salines. Le frère et ses acolytes allaient certainement descendre vers le Sud, persuadés de les retrouver à Gadgetzan. Mais il fallait tout de même effacer toutes les traces.
« On lève le camp. Taz, tu restes un peu en arrière pour effacer toutes nos traces. Ensuite tu redescends sur quelques mètres en marquant le passage sciemment, suffisamment pour qu’ils s’y engagent sans réfléchir. On t’attend plus haut, traînes pas ».
L’homme hésita un court instant, un regard pour Rives, une incompréhension étonnée, un très léger haussement d’épaule et il s’activa comme demandé en maugréant. Les Nains empoignèrent les cages et entreprirent de s’engager sur le chemin à peine visible que Koen leur indiquait. Le danger était bien réel mais l’ambiance était presque joyeuse pour le quatuor. Ils avaient eu raison de défier Koen pour courir au secours d’une princesse enfermée dans un hypothétique donjon. Certes, ils n’avaient pas pu la garder en vie, mais ils arrivaient de toute façon trop tard. Par contre ils allaient sauver un petit d’homme et cette quasi certitude leur donnait des ailes.
« Haut les coeurs les gars ! C’pas aujourd’hui qu’on pourra critiquer des Marteaux-Hardis ! ».
Matilda Koen- Citoyen
- Nombre de messages : 853
Lieu de naissance : Kalimdor
Age : 36
Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
Un joli petit couple
A une cinquantaine de mètres au Nord, un peu plus haut dans la montagne, tous attendaient en silence que Taz revienne. Cela faisait un moment et les bêtes en cage commençaient à s’agiter. L’ambiance devenait trop lourde, tant pis pour les risques de tomber nez à nez avec les pillards, il fallait réagir. Tharig fit un mouvement que Koen arrêta d’une poigne assurée. Puis il dévala la pente pour y aller voir par lui-même. Immédiatement Rives se tourna vers Matilda pour lui chuchoter, intimidé.
« Taz n’est plus là… il a fui, c’est sûr… je devais partir avec lui, mais… finalement j’ai changé d’avis ».
Matilda sursauta, éberluée.
« Hein ?!? Mais pourquoi tu ne dis rien ?!? ». Cet abruti aurait pu leur donner un bon quart d’heure d’avance et il s’était tu ? Mais quel bougre d’idiot !!! Pour un peu elle l’aurait claqué. Tharig s’approcha, bougon mais amical.
« Alors c’tait pour ça vot’ échange de regards louches ? J’me disais bien qu’y avait un truc qui clochait. C’pour ça que j’voulais y aller voir. ».
Rives guettait le retour de Koen, à raison, car il allait certainement lui mettre une raclée.
« Et bien… ». Le pauvre garçon n’en menait pas large. « On avait dit qu’on partirait tous les deux dès qu’on pourrait ». Il soupira, puis se lança. « Non.. en fait…. ». Il semblait finalement satisfait de lâcher le morceau. « … on venait tout juste de prendre la décision de se barrer quand le type est arrivé, celui qui voulait retrouver son gosse ». Les mots s’arrachaient presque de sa gorge comme des pansements trop bien collés. Cela lui était douloureux mais salvateur, il fallait mettre la plaie à nu. « Mais on a … ». Un regard vers Matilda et il se reprit. « …enfin… je… n’ai pas voulu qu’il passe … parce que si ce gars arrivait jusqu’à vous, il risquait de vous mettre tous en danger ». Le nouveau regard qu’il glissa bien malgré lui sur Matilda ne laissait plus planer aucun doute. « Alors Taz m’a suivi et on l’a empêché d’avancer. Mais à la première occasion on devait foutre le camp ensemble. Enfin…. Oui ».
Il réussit à contrer le troisième regard vers Matilda en s’adressant intensément à Tharig. Le nain acquiesça, le sourire en coin. « Et là… tu t’es dit qu’on aurait p’t’être b’soin d’toi ». Il élargit son sourire et le gratifia d’un bon coup d’épaule. « Mais pour sûr qu’t’as eu raison ! Hein Matilda ? T’peux plus rien faire avec le p’tit gars dans les bras … L’gamin y va t’aider ! Hein mon gars ? ». Rives lâcha un murmure boudeur, heureux tout de même de s’en être sorti à si bon compte. « Je suis pas un gamin… ».
Matilda avait bien capté l’échange de regards entre Rives et Taz, mais elle ne comprit absolument rien aux sous-entendus de Tharig. Le jeune homme avait sans doute eu peur d’être traqué par les pillards. À raison il avait choisi la sécurité du quatuor, même s’il risquait de passer pour un lâche. Pour elle cela n’avait, somme toute, rien d’étonnant. Il aurait tout de même mieux fait de le dire de suite. Mais s’il pouvait aider, elle n’allait pas s’en plaindre. Elle posa avec douceur sa main sur l’avant-bras de Rives.
« Merci … euh…. Rives. Mais c’est pas ton prénom, si ? ».
Le jeune homme s’empourpra au contact, tandis que Koen revenait, furibard.
« Cet enfoiré s’est vraiment crapahuté vers le Sud !! Quel con !!!! Mais tant mieux pour nous ! Ils vont le suivre jusqu’à Gadgetzan. Jamais ils nous retrouveront ! ».
Il semblait s’en amuser dans sa furie, mais il asséna à Rives un solide coup de poing. L’accolade se disait amicale, pourtant elle manqua de le mettre à terre.
« J’ai bien fait de pas te demander de l’aider, hein mon gars ! Ce con-là t’aurait incité à l’accompagner et je suis pas certain que t’aurais su dire non ! Je me trompe ? ».
Son ton narquois et son attitude faussement aimable intriguèrent Matilda qui l’observa avec plus d’acuité. Lui aussi avait capté l’échange muet ! C’était certain ! Il allait lui faire payer cette lâcheté supposée jusqu’à l’arrivée à Guelta, même s’il pensait en son for intérieur que Taz n’en ressortirait sans doute pas vivant. C’était injuste. Brusquement elle tendit le bébé à bout de bras, comme si elle voulait s’en débarrasser.
« Ça tombe bien, il m’a proposé de le prendre, en plus des sacs qu’il doit déjà porter. Heureusement parce que j’aurais du mal à m’en occuper tout en assurant nos arrières. Mais si tu souhaites le faire à sa place, je t’en prie, vas-y. »
Jamais Koen ne s’encombrerait d’un marmot alors qu’il devait les guider, mais le mettre face à son dégoût allait détourner son attention sur cet enfant dont il ne voulait pas. Avec un peu de chance il se tiendrait à l’écart du jeune homme, retournant son ressentiment contre elle, bien plus à même de s’en arranger. Son père lui lança un regard noir, de rage et de dégoût. Mais il en fallait plus pour inquiéter Matilda. Surtout qu’un éclat particulier, étonnant, curieusement un peu terne, filtrait dans cette haine apparente. De la tristesse, du désarroi, une peine qu’elle n’avait jusqu’alors jamais sentie. Qu’avait donc vécu son père qui l’ait rendu aussi dur. Se sentant potentiellement capté, peut-être même percé à jour, Koen esquissa un mouvement de rejet physique de l’enfant, englobant celle qui le portait avec autant de détermination. Il l’aurait volontiers frappée, et même avec violence. Le regard d’incompréhension de sa fille l’arrêta net. Lui expliquer ? S’excuser ? Elle ne pouvait pas comprendre, personne ne pouvait comprendre. Il se tourna brusquement et éructa les ordres du départ.
Rives avait assisté à la scène sans pouvoir faire un geste. Il n’avait pas compris sur le coup l’intention de Matilda, d’autant qu’il n’avait rien proposé de tel. C’est le ton de la jeune femme qui l’avait alerté. Elle défiait son père, en toute connaissance de cause, et elle le faisait pour lui. Il en fut bouleversé. Elle n’avait aucune raison d’agir ainsi. Se pouvait-il qu’elle ait pu souhaiter qu’il les suive ? Non, c’était trop improbable. Qu’était-il pour elle, sinon un des innombrables porteurs de sacs qu’elle avait côtoyés dans sa vie. Sans doute une histoire entre elle et son père. Tout de même, la voir prendre sa défense avait un petit air romantique pas désagréable, voire même… prometteur ?
Il en était là de ses réflexions lorsqu’un coup d’épaule le ramena à la réalité. Tharig lui adressa un clin d’œil exagéré.
« Cesse donc de bailler aux corneilles, t’as vraiment l’air d’un oisillon à la becquée ». Rives sursauta, le regard un peu fou. Il allait rétorquer mais Koen hurlait ses ordres. Sans attendre il alla chercher les sacs de Taz et les siens, les disposa du mieux qu’il put sur ses épaules pour avoir les bras libres, puis il revînt se poster devant Matilda, tendant les mains. Son intention muette était on ne peut plus claire. Mais Matilda n’avait jamais eu l’intention de se séparer du bébé, elle avait même oublié qu’elle s’était servie de cet argument pour agacer son père. Elle le regarda donc sans comprendre et Rives crut qu’elle ne lui faisait pas confiance. Il grimaça un sourire, un peu déçu.
« Je vais y faire attention, t’inquiète… J’ai peut-être pas l’air, comme ça… mais j’suis un gars sérieux.».
Tharig hoqueta non loin, franchement amusé, tandis que Matilda tressaillait, comprenant enfin.
« Oh ! Mais non !!! J’ai confiance en toi, c’est pas ça ! ».
Si Rives en fut rassuré, il ne bougea pas.
« Si tu ne me le donnes pas, ton père va t’en vouloir encore plus. Laisse le moi, au moins le temps qu’il y croit. »
Assumer le mensonge qu’elle avait commis pour le sauver de la rage de Koen, le rendait presque aussi heureux que si elle avait rosi de timidité en le regardant. Il savait parfaitement que Matilda n’était pas du genre à rosir devant un garçon, et encore moins comme lui, mais il s’imagina qu’il venait sérieusement de grimper dans son estime. Voilà qui avait de quoi le rendre heureux pour la journée, même alourdi de plusieurs kilos. Car si le bébé pesait bien moins que les sacs, il était en fait bien plus lourd de sens, et le jeune homme comprenait la crainte de Matilda.
Malheureusement elle hésita quelques secondes de plus et il en eut un pincement au cœur. Elle ne le voyait pas comme il l’aurait souhaité, il fallait se faire une raison. Il essaya de n’en rien montrer mais Tharig, qui les observait du coin de l’œil, en eut mal pour lui. Les épaules soudainement basses, il s’apprêtait à repartir lorsqu’elle lâcha un murmure.
«Non, attends ».
Finalement elle se rapprocha pour poser le bébé dans ses bras et le pincement au cœur se changea soudainement, en un formidable feu d’artifice d’émotions à peine supportables. Son odeur, tout à la fois sucrée et légèrement poivrée, son souffle qu’elle forçait à ralentir, le murmure de sa voix tandis qu’elle rassurait le bébé, le frôlement de sa peau sur la sienne, la pulsation de ses mains au contact de ses bras qu’elle modelait pour accueillir le bébé, tout, absolument tout, le ravissait. Il en eut le souffle coupé et crut défaillir. Heureusement le bébé émit un petit cri qui le rappela à la réalité. Il serra doucement ses mains sur ce qu’il considérait maintenant comme un cadeau. Sa gorge était toute sèche, et il dut s’y reprendre à trois fois en déglutissant pour réussir à murmurer les mêmes paroles d’apaisement. Il était fébrile, comme un jeune père à qui on vient de confier son enfant tout juste sorti du ventre de sa mère, et Tharig en aurait presque versé une larme. Au lieu de ça il hurla vers ses compères, le ton exagérément égrillard.
« Hardi les gars !! Ce soir je paye ma tournée ! De quoi se payer une belle cuite, comme jamais !! Et avec des femmes pour nous accompagner !!! ».
Bien évidemment il craignait surtout que Koen ne vienne casser cette bonne volonté naissante, et le but de sa harangue n’avait pas grand chose à voir avec l’envie de boire. Mais cela eut un effet salvateur sur l’ambiance générale. La troupe se remit gaillardement en marche, s’éloignant rapidement du danger qui ne fut plus qu’un mauvais souvenir tandis que le chemin s’élargissait petit à petit sur un dénivelé moins raide.
Depuis leur départ, deux bonnes heures plus tôt, Matilda avait plusieurs fois hésité à reprendre l’enfant des bras du jeune homme. Elle s’approchait, observait, caressait la tête du bébé, lui parlait doucement, puis finalement elle repartait vers l’arrière, s’excusant même à voix basse du dérangement. Ce n’était pas du tout, précisait-elle à chaque fois, une absence de confiance, mais l’envie, toute simple, de toucher le bébé. Rives se contentait d’acquiescer, tout d’abord inquiet de la voir approcher, puis comblé d’un ravissement tel qu’il aurait sans doute été capable de marcher toute la nuit sans se plaindre. Au contraire, il semblait faire vraiment cas du bébé, ce qui amusait beaucoup les nains qui les zieutaient l’air de rien, trop envieux de les charrier un peu pour s’en priver. Sans s’arrêter de marcher Tharig interpella Matilda mais son regard englobait franchement le jeune couple.
« Alors vous… ‘fin…. ». Il peinait à ne pas imiter les autres qui riaient sous cape. « ….tu penses lui trouver une nourrice ou tu comptes le garder pour… toi ? ».
Le ton était goguenard et lourd de sous-entendus. Le jeune homme les cerna parfaitement, et son visage blême en attesta immédiatement. Mais Matilda n’y comprit rien, comme d’habitude.
« Bien sûr que je vais lui trouver une nourrice ! Cette question !!! T’as déjà bu ou quoi ?!? C’est pas parce que j’ai besoin de le savoir en bonne forme que j’ai envie de plus !!». Étonnamment elle s’offusqua de cette question et Rives eut la certitude qu’elle avait compris comme lui les sous-entendus de Tharig, puisqu’elle y réagissait de la même manière. Mais s’il avait suivi son regard vers Koen, il aurait compris. Matilda n’avait rien compris. Du tout. Elle s’était simplement engagée auprès de son père, et jamais elle ne dérogerait à cette règle implicite. Tharig, lui par contre, avait capté ce regard soucieux et il s’en inquiéta à son tour. Il se fit la promesse d’aider la fille de Koen avant de finir dans le nez dans la poitrine d’une femme suffisamment patiente pour le supporter une fois fin saoul. Cette petite là lui plaisait décidément plus que son père, quand bien même il respectait profondément le traqueur qu’il était.
Koen, quant à lui, ne semblait plus s’en préoccuper. Il marchait devant et ne mouftait pas. Mais sous ses airs absents, il n’en perdait pas une miette. Son humeur s’était encore alourdie, ce qui n’était pas peu dire. Matilda le captait à trente mètres devant, et cela n’augurait rien de bon. Pour une raison qu’elle ne cessait de questionner, la présence de ce bébé agissait sur son père comme un catalyseur, pire que tout ce qu’elle connaissait déjà. Elle le sentait bouillir, rager et couler tout à la fois. Il allait exploser… ou imploser. Et elle n’osait même pas imaginer le moins grave des deux. Une chose était sûre, il allait falloir agir très vite, une fois arrivés à Guelta. Elle avait désormais la possibilité de prendre un logement, mais pour le moment elle vivait encore chez lui. Et il n’était bien sûr pas question qu’elle garde ce bébé auprès d’elle, même pour une nuit. Dès leur arrivée au village, peu importe l’heure, elle irait donc voir la vieille Radja, une sorcière, disait-on, qui aidait les petits d’humains à venir au monde, et qui aidait aussi celles qui voulaient s’en débarrasser avant qu’ils ne prennent forme. Radja connaissait toutes les femmes susceptibles de prendre un enfant de plus, au moins pour quelques temps. Et puis peut-être pourrait-elle rester en contact avec la nourrice.
Tout à coup le poing fermé de Koen se leva haut par dessus sa tête. Matilda cessa immédiatement de rêvasser et vérifia que son fusil était chargé. Elle n’avait rien entendu de particulier mais c’était le signe d’un danger. Le poing s’ouvrit et les doigts se déplièrent. Le pouce, l’index, le majeur. Ils étaient trois, quels qu’ils puissent être. Koen se baissa et recula de deux pas, sa main balayait l’espace derrière lui, il fallait se cacher. Le signe était pourtant clair mais personne n’en connaissait le sens, à part elle. Pliée en deux elle s’avança à petits pas vers le quatuor qui commençait à grommeler quelques questionnements. Elle avait dépassé Rives en lui faisant signe de retourner sur ses pas pour se cacher derrière un gros rocher en contrebas. Tharig comprit immédiatement ses gestes. Il marmonna quelques mots en nain et les cages firent demi tour en silence pour suivre Rives. Le jeune homme atteignait le rocher, les gestes lents pour ne pas éveiller l’enfant qui dormait depuis quelques minutes. Avant de disparaître derrière la masse minérale il tenta de capter le regard de Matilda, peut-être pour la tranquilliser, sans doute plutôt pour se rassurer lui-même. Mais elle s’était déjà retournée vers la source du danger et s’avançait, toujours pliée, vers son père qu’on ne voyait plus qu’à moitié.
Tout à coup Koen disparut et elle se précipita à sa suite. Un grondement sourd, une interjection entre le père et la fille, un premier coup de feu, un second, puis on l’entendît hurler d’une rage impuissante. « Fuis ! Matilda fuis ! Mais fuis bordel !!! ».
A une cinquantaine de mètres au Nord, un peu plus haut dans la montagne, tous attendaient en silence que Taz revienne. Cela faisait un moment et les bêtes en cage commençaient à s’agiter. L’ambiance devenait trop lourde, tant pis pour les risques de tomber nez à nez avec les pillards, il fallait réagir. Tharig fit un mouvement que Koen arrêta d’une poigne assurée. Puis il dévala la pente pour y aller voir par lui-même. Immédiatement Rives se tourna vers Matilda pour lui chuchoter, intimidé.
« Taz n’est plus là… il a fui, c’est sûr… je devais partir avec lui, mais… finalement j’ai changé d’avis ».
Matilda sursauta, éberluée.
« Hein ?!? Mais pourquoi tu ne dis rien ?!? ». Cet abruti aurait pu leur donner un bon quart d’heure d’avance et il s’était tu ? Mais quel bougre d’idiot !!! Pour un peu elle l’aurait claqué. Tharig s’approcha, bougon mais amical.
« Alors c’tait pour ça vot’ échange de regards louches ? J’me disais bien qu’y avait un truc qui clochait. C’pour ça que j’voulais y aller voir. ».
Rives guettait le retour de Koen, à raison, car il allait certainement lui mettre une raclée.
« Et bien… ». Le pauvre garçon n’en menait pas large. « On avait dit qu’on partirait tous les deux dès qu’on pourrait ». Il soupira, puis se lança. « Non.. en fait…. ». Il semblait finalement satisfait de lâcher le morceau. « … on venait tout juste de prendre la décision de se barrer quand le type est arrivé, celui qui voulait retrouver son gosse ». Les mots s’arrachaient presque de sa gorge comme des pansements trop bien collés. Cela lui était douloureux mais salvateur, il fallait mettre la plaie à nu. « Mais on a … ». Un regard vers Matilda et il se reprit. « …enfin… je… n’ai pas voulu qu’il passe … parce que si ce gars arrivait jusqu’à vous, il risquait de vous mettre tous en danger ». Le nouveau regard qu’il glissa bien malgré lui sur Matilda ne laissait plus planer aucun doute. « Alors Taz m’a suivi et on l’a empêché d’avancer. Mais à la première occasion on devait foutre le camp ensemble. Enfin…. Oui ».
Il réussit à contrer le troisième regard vers Matilda en s’adressant intensément à Tharig. Le nain acquiesça, le sourire en coin. « Et là… tu t’es dit qu’on aurait p’t’être b’soin d’toi ». Il élargit son sourire et le gratifia d’un bon coup d’épaule. « Mais pour sûr qu’t’as eu raison ! Hein Matilda ? T’peux plus rien faire avec le p’tit gars dans les bras … L’gamin y va t’aider ! Hein mon gars ? ». Rives lâcha un murmure boudeur, heureux tout de même de s’en être sorti à si bon compte. « Je suis pas un gamin… ».
Matilda avait bien capté l’échange de regards entre Rives et Taz, mais elle ne comprit absolument rien aux sous-entendus de Tharig. Le jeune homme avait sans doute eu peur d’être traqué par les pillards. À raison il avait choisi la sécurité du quatuor, même s’il risquait de passer pour un lâche. Pour elle cela n’avait, somme toute, rien d’étonnant. Il aurait tout de même mieux fait de le dire de suite. Mais s’il pouvait aider, elle n’allait pas s’en plaindre. Elle posa avec douceur sa main sur l’avant-bras de Rives.
« Merci … euh…. Rives. Mais c’est pas ton prénom, si ? ».
Le jeune homme s’empourpra au contact, tandis que Koen revenait, furibard.
« Cet enfoiré s’est vraiment crapahuté vers le Sud !! Quel con !!!! Mais tant mieux pour nous ! Ils vont le suivre jusqu’à Gadgetzan. Jamais ils nous retrouveront ! ».
Il semblait s’en amuser dans sa furie, mais il asséna à Rives un solide coup de poing. L’accolade se disait amicale, pourtant elle manqua de le mettre à terre.
« J’ai bien fait de pas te demander de l’aider, hein mon gars ! Ce con-là t’aurait incité à l’accompagner et je suis pas certain que t’aurais su dire non ! Je me trompe ? ».
Son ton narquois et son attitude faussement aimable intriguèrent Matilda qui l’observa avec plus d’acuité. Lui aussi avait capté l’échange muet ! C’était certain ! Il allait lui faire payer cette lâcheté supposée jusqu’à l’arrivée à Guelta, même s’il pensait en son for intérieur que Taz n’en ressortirait sans doute pas vivant. C’était injuste. Brusquement elle tendit le bébé à bout de bras, comme si elle voulait s’en débarrasser.
« Ça tombe bien, il m’a proposé de le prendre, en plus des sacs qu’il doit déjà porter. Heureusement parce que j’aurais du mal à m’en occuper tout en assurant nos arrières. Mais si tu souhaites le faire à sa place, je t’en prie, vas-y. »
Jamais Koen ne s’encombrerait d’un marmot alors qu’il devait les guider, mais le mettre face à son dégoût allait détourner son attention sur cet enfant dont il ne voulait pas. Avec un peu de chance il se tiendrait à l’écart du jeune homme, retournant son ressentiment contre elle, bien plus à même de s’en arranger. Son père lui lança un regard noir, de rage et de dégoût. Mais il en fallait plus pour inquiéter Matilda. Surtout qu’un éclat particulier, étonnant, curieusement un peu terne, filtrait dans cette haine apparente. De la tristesse, du désarroi, une peine qu’elle n’avait jusqu’alors jamais sentie. Qu’avait donc vécu son père qui l’ait rendu aussi dur. Se sentant potentiellement capté, peut-être même percé à jour, Koen esquissa un mouvement de rejet physique de l’enfant, englobant celle qui le portait avec autant de détermination. Il l’aurait volontiers frappée, et même avec violence. Le regard d’incompréhension de sa fille l’arrêta net. Lui expliquer ? S’excuser ? Elle ne pouvait pas comprendre, personne ne pouvait comprendre. Il se tourna brusquement et éructa les ordres du départ.
Rives avait assisté à la scène sans pouvoir faire un geste. Il n’avait pas compris sur le coup l’intention de Matilda, d’autant qu’il n’avait rien proposé de tel. C’est le ton de la jeune femme qui l’avait alerté. Elle défiait son père, en toute connaissance de cause, et elle le faisait pour lui. Il en fut bouleversé. Elle n’avait aucune raison d’agir ainsi. Se pouvait-il qu’elle ait pu souhaiter qu’il les suive ? Non, c’était trop improbable. Qu’était-il pour elle, sinon un des innombrables porteurs de sacs qu’elle avait côtoyés dans sa vie. Sans doute une histoire entre elle et son père. Tout de même, la voir prendre sa défense avait un petit air romantique pas désagréable, voire même… prometteur ?
Il en était là de ses réflexions lorsqu’un coup d’épaule le ramena à la réalité. Tharig lui adressa un clin d’œil exagéré.
« Cesse donc de bailler aux corneilles, t’as vraiment l’air d’un oisillon à la becquée ». Rives sursauta, le regard un peu fou. Il allait rétorquer mais Koen hurlait ses ordres. Sans attendre il alla chercher les sacs de Taz et les siens, les disposa du mieux qu’il put sur ses épaules pour avoir les bras libres, puis il revînt se poster devant Matilda, tendant les mains. Son intention muette était on ne peut plus claire. Mais Matilda n’avait jamais eu l’intention de se séparer du bébé, elle avait même oublié qu’elle s’était servie de cet argument pour agacer son père. Elle le regarda donc sans comprendre et Rives crut qu’elle ne lui faisait pas confiance. Il grimaça un sourire, un peu déçu.
« Je vais y faire attention, t’inquiète… J’ai peut-être pas l’air, comme ça… mais j’suis un gars sérieux.».
Tharig hoqueta non loin, franchement amusé, tandis que Matilda tressaillait, comprenant enfin.
« Oh ! Mais non !!! J’ai confiance en toi, c’est pas ça ! ».
Si Rives en fut rassuré, il ne bougea pas.
« Si tu ne me le donnes pas, ton père va t’en vouloir encore plus. Laisse le moi, au moins le temps qu’il y croit. »
Assumer le mensonge qu’elle avait commis pour le sauver de la rage de Koen, le rendait presque aussi heureux que si elle avait rosi de timidité en le regardant. Il savait parfaitement que Matilda n’était pas du genre à rosir devant un garçon, et encore moins comme lui, mais il s’imagina qu’il venait sérieusement de grimper dans son estime. Voilà qui avait de quoi le rendre heureux pour la journée, même alourdi de plusieurs kilos. Car si le bébé pesait bien moins que les sacs, il était en fait bien plus lourd de sens, et le jeune homme comprenait la crainte de Matilda.
Malheureusement elle hésita quelques secondes de plus et il en eut un pincement au cœur. Elle ne le voyait pas comme il l’aurait souhaité, il fallait se faire une raison. Il essaya de n’en rien montrer mais Tharig, qui les observait du coin de l’œil, en eut mal pour lui. Les épaules soudainement basses, il s’apprêtait à repartir lorsqu’elle lâcha un murmure.
«Non, attends ».
Finalement elle se rapprocha pour poser le bébé dans ses bras et le pincement au cœur se changea soudainement, en un formidable feu d’artifice d’émotions à peine supportables. Son odeur, tout à la fois sucrée et légèrement poivrée, son souffle qu’elle forçait à ralentir, le murmure de sa voix tandis qu’elle rassurait le bébé, le frôlement de sa peau sur la sienne, la pulsation de ses mains au contact de ses bras qu’elle modelait pour accueillir le bébé, tout, absolument tout, le ravissait. Il en eut le souffle coupé et crut défaillir. Heureusement le bébé émit un petit cri qui le rappela à la réalité. Il serra doucement ses mains sur ce qu’il considérait maintenant comme un cadeau. Sa gorge était toute sèche, et il dut s’y reprendre à trois fois en déglutissant pour réussir à murmurer les mêmes paroles d’apaisement. Il était fébrile, comme un jeune père à qui on vient de confier son enfant tout juste sorti du ventre de sa mère, et Tharig en aurait presque versé une larme. Au lieu de ça il hurla vers ses compères, le ton exagérément égrillard.
« Hardi les gars !! Ce soir je paye ma tournée ! De quoi se payer une belle cuite, comme jamais !! Et avec des femmes pour nous accompagner !!! ».
Bien évidemment il craignait surtout que Koen ne vienne casser cette bonne volonté naissante, et le but de sa harangue n’avait pas grand chose à voir avec l’envie de boire. Mais cela eut un effet salvateur sur l’ambiance générale. La troupe se remit gaillardement en marche, s’éloignant rapidement du danger qui ne fut plus qu’un mauvais souvenir tandis que le chemin s’élargissait petit à petit sur un dénivelé moins raide.
Depuis leur départ, deux bonnes heures plus tôt, Matilda avait plusieurs fois hésité à reprendre l’enfant des bras du jeune homme. Elle s’approchait, observait, caressait la tête du bébé, lui parlait doucement, puis finalement elle repartait vers l’arrière, s’excusant même à voix basse du dérangement. Ce n’était pas du tout, précisait-elle à chaque fois, une absence de confiance, mais l’envie, toute simple, de toucher le bébé. Rives se contentait d’acquiescer, tout d’abord inquiet de la voir approcher, puis comblé d’un ravissement tel qu’il aurait sans doute été capable de marcher toute la nuit sans se plaindre. Au contraire, il semblait faire vraiment cas du bébé, ce qui amusait beaucoup les nains qui les zieutaient l’air de rien, trop envieux de les charrier un peu pour s’en priver. Sans s’arrêter de marcher Tharig interpella Matilda mais son regard englobait franchement le jeune couple.
« Alors vous… ‘fin…. ». Il peinait à ne pas imiter les autres qui riaient sous cape. « ….tu penses lui trouver une nourrice ou tu comptes le garder pour… toi ? ».
Le ton était goguenard et lourd de sous-entendus. Le jeune homme les cerna parfaitement, et son visage blême en attesta immédiatement. Mais Matilda n’y comprit rien, comme d’habitude.
« Bien sûr que je vais lui trouver une nourrice ! Cette question !!! T’as déjà bu ou quoi ?!? C’est pas parce que j’ai besoin de le savoir en bonne forme que j’ai envie de plus !!». Étonnamment elle s’offusqua de cette question et Rives eut la certitude qu’elle avait compris comme lui les sous-entendus de Tharig, puisqu’elle y réagissait de la même manière. Mais s’il avait suivi son regard vers Koen, il aurait compris. Matilda n’avait rien compris. Du tout. Elle s’était simplement engagée auprès de son père, et jamais elle ne dérogerait à cette règle implicite. Tharig, lui par contre, avait capté ce regard soucieux et il s’en inquiéta à son tour. Il se fit la promesse d’aider la fille de Koen avant de finir dans le nez dans la poitrine d’une femme suffisamment patiente pour le supporter une fois fin saoul. Cette petite là lui plaisait décidément plus que son père, quand bien même il respectait profondément le traqueur qu’il était.
Koen, quant à lui, ne semblait plus s’en préoccuper. Il marchait devant et ne mouftait pas. Mais sous ses airs absents, il n’en perdait pas une miette. Son humeur s’était encore alourdie, ce qui n’était pas peu dire. Matilda le captait à trente mètres devant, et cela n’augurait rien de bon. Pour une raison qu’elle ne cessait de questionner, la présence de ce bébé agissait sur son père comme un catalyseur, pire que tout ce qu’elle connaissait déjà. Elle le sentait bouillir, rager et couler tout à la fois. Il allait exploser… ou imploser. Et elle n’osait même pas imaginer le moins grave des deux. Une chose était sûre, il allait falloir agir très vite, une fois arrivés à Guelta. Elle avait désormais la possibilité de prendre un logement, mais pour le moment elle vivait encore chez lui. Et il n’était bien sûr pas question qu’elle garde ce bébé auprès d’elle, même pour une nuit. Dès leur arrivée au village, peu importe l’heure, elle irait donc voir la vieille Radja, une sorcière, disait-on, qui aidait les petits d’humains à venir au monde, et qui aidait aussi celles qui voulaient s’en débarrasser avant qu’ils ne prennent forme. Radja connaissait toutes les femmes susceptibles de prendre un enfant de plus, au moins pour quelques temps. Et puis peut-être pourrait-elle rester en contact avec la nourrice.
Tout à coup le poing fermé de Koen se leva haut par dessus sa tête. Matilda cessa immédiatement de rêvasser et vérifia que son fusil était chargé. Elle n’avait rien entendu de particulier mais c’était le signe d’un danger. Le poing s’ouvrit et les doigts se déplièrent. Le pouce, l’index, le majeur. Ils étaient trois, quels qu’ils puissent être. Koen se baissa et recula de deux pas, sa main balayait l’espace derrière lui, il fallait se cacher. Le signe était pourtant clair mais personne n’en connaissait le sens, à part elle. Pliée en deux elle s’avança à petits pas vers le quatuor qui commençait à grommeler quelques questionnements. Elle avait dépassé Rives en lui faisant signe de retourner sur ses pas pour se cacher derrière un gros rocher en contrebas. Tharig comprit immédiatement ses gestes. Il marmonna quelques mots en nain et les cages firent demi tour en silence pour suivre Rives. Le jeune homme atteignait le rocher, les gestes lents pour ne pas éveiller l’enfant qui dormait depuis quelques minutes. Avant de disparaître derrière la masse minérale il tenta de capter le regard de Matilda, peut-être pour la tranquilliser, sans doute plutôt pour se rassurer lui-même. Mais elle s’était déjà retournée vers la source du danger et s’avançait, toujours pliée, vers son père qu’on ne voyait plus qu’à moitié.
Tout à coup Koen disparut et elle se précipita à sa suite. Un grondement sourd, une interjection entre le père et la fille, un premier coup de feu, un second, puis on l’entendît hurler d’une rage impuissante. « Fuis ! Matilda fuis ! Mais fuis bordel !!! ».
Matilda Koen- Citoyen
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Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
Pas deux fois.
Ni une ni deux, le quatuor avait précipitamment posé les cages, attrapé les armes, s'était mis d’accord d’un regard, et ils se précipitèrent en quelques bonds vers les hauteurs. Tharig eut le temps de faire signe à Rives, il ne devait bouger sous aucun prétexte et protéger l’enfant. Le jeune homme acquiesça, moitié à regret, moitié rassuré. Courir au secours de Matilda lui était immédiatement venu à l’esprit, dans une volonté chevaleresque un peu naïve, mais il se savait sans expérience et, pire, il se pensait lâche. Qui disait qu’il ne serait pas plutôt un poids, dans cette lutte contre l’inconnu, qu’il imaginait monstrueux. Il observa le quatuor disparaître tandis que le bébé se mettait à geindre, de plus en plus fort malgré sa faiblesse corporelle. Toute cette agitation le terrorisait et le jeune homme avait bien du mal à le calmer. Comment aurait-il pu. Il était lui même terrorisé, son regard fixé au loin, sur la masse rocheuse qui cachait certainement le pire. Peut-être fallait-il cesser de regarder sans voir. Il se tourna vers le Sud et entreprit de chanter une comptine de son enfance. « Un, deux, trois nous irons au bois…quatre, cinq, six, cueillir des cerises…. ».
En haut derrière le rocher, les nains découvrirent une sorte de repli minéral, plat et protégé, où se trouvait Koen, étendu à terre et pissant le sang au niveau de la hanche droite. Il semblait mal en point, blême et la respiration difficile, mais il tenait fermement son fusil en joue vers les rochers plus haut. Matilda, agenouillée près de lui, tentait de le soigner, ou du moins d’endiguer le flot rouge qui imbibait ses vêtements. Juste devant eux, mais à découvert du repli, un énorme gangrechien gisait, inerte, probablement tué d’un coup de fusil. Tombé si près de Koen, qu’il avait salement amoché, il n’était pas difficile de comprendre que c’était Matilda qui l’avait tué alors qu’il attaquait son père.
Plus loin, plus haut, on entendait un conciliabule à voix basse. Les deux autres dangers étaient donc des hommes, et, à en juger par l’immonde bête qui se vidait elle aussi de son sang, ils étaient du même genre que le père de l’enfant, peut-être même des acolytes. Des sectateurs comme il en traînait dans les montagnes, les rumeurs disaient vrai. La situation ne s’était donc pas arrangée de ce côté-là. Pourquoi ils n’avaient pas attaqué tout de suite après avoir lancé le gangrechien à sa gorge, voilà ce que Koen ne comprenait pas. En tombant sous les coups de la bête il s’était persuadé que les hommes allaient suivre et les tuer tous deux. Voilà pourquoi il avait ordonné à Matilda de fuir. Mais heureusement elle n’avait pas obéit et curieusement son coup de feu les avait effrayés. Sectateurs de pacotille ? Possible. Ou peut-être des acolytes certes zélés mais sans envie de mourir pour un autre. Ou encore… Koen releva la tête vers Tharig en grimaçant.
« Ils n’avaient aucune raison de m’attaquer, ils ne sont pas là pour rien. Mais ils auraient dû finir le travail. Tâche de voir ce qu’il en est, s’ils viennent sur ordre du père, ils ne vont pas être seuls longtemps. C’est juste l’avant-garde. »
Tharig donna une tape amicale sur l’épaule de Matilda. Ils étaient là, ils allaient les protéger, il voulait l’en assurer. Mais son regard inquiet ne le trompa pas. Elle pensait à l’enfant. Il murmura.
« Tout va bien. Ils sont cachés bien plus bas ».
Mais Koen avait entendu. Il se tourna vers Tharig.
« Demande donc à un de tes gars de redescendre pour les protéger… ».Il hésita, comme s’il se demandait bien pourquoi il s’en préoccupait. « … le gamin saura pas se défendre, s’il y en a qui remontent. Il faut aussi protéger nos arrières ».
Matilda le remercia d’un sourire qu’il ne voulait pas voir tandis qu’elle appuyait un peu plus fort sur le point de compression. Il grimaça en râlant.
« Nom d’un Troll ! T’es pire que Dan ! ».
Nommer le soigneur attitré de la meute la ramena vers Milan en un éclair. Ou était-il ? S’il était là, il l’aurait comprise, lui, et il l’aurait aidée. Pourquoi ne lui avait-il pas dit au revoir ? Et est-ce qu’elle allait même le revoir ? Un premier sifflement arrêta net le tourbillon de ses pensées. Une suite de chuintements aigus venait de bien plus haut. Les deux inconnus répondaient au premier. À n’en pas douter, les renforts arrivaient. Koen arrêta Tharig qui s’apprêtait à se faufiler pour aller voir.
« Laisse, c’est bon, j’ai compris. Redescendez moi vers le gamin. On se regroupe et on se cache ». Voyant le regard étonné du nain il ajouta avec un sourire narquois. « Je connais ces montagnes comme si j’y étais né… en fait j’y suis né ».
Il avait lâché l’information sans y penser, il coula un regard rapide vers Matilda en soupirant. Il regrettait mais c’était trop tard, elle s’interrogeait déjà. Il se redressa en éructant des ordres qu’il voulait capable de la détourner du flot de questions qu’elle n’allait pas manquer de ruminer.« Bordel ! Grouillez vous ! On dégage de là ! ». Mais ses invectives n’avaient rien de terrifiant. Il était tellement mal en point qu’il retomba lourdement sur le dos, hurlant de douleur avant de perdre connaissance. Matilda sursauta, effarée, de nouveau bien présente. Il fallait faire vite. Elle fit signe aux nains de l’aider. Koen n’aimerait pas quand il le saurait, mais il fallait le porter, et descendre rapidement vers le rocher en contrebas.
Rives les attendait, le visage marqué par l’inquiétude, le bébé pleurant dans ses bras. Matilda lui jeta un regard lourd de reproches, mais immédiatement elle s’en voulut, le pauvre, il faisait ce qu’il pouvait. Elle lui adressa un sourire compatissant, puis elle s’empressa de s’occuper de son père, toujours inconscient. Sortir précipitamment une partie du matériel de soigneur laissé par Dan la ramena de nouveau en arrière. Maintes fois elle l’avait observé, admirant ses gestes précis, toujours calmes même au plus fort de la tempête ; son autorité bienveillante, quand bien même le blessé était récalcitrant comme son père ; ou encore ses connaissances des simples qui avaient bien des fois sauvé la meute, traqueurs et animaux. Elle l’avait observé et elle avait mémorisé. Elle s’en était même délectée lorsqu’il accompagnait ses gestes d’explications qui lui étaient destinées. Depuis près de dix ans, elle avait probablement engrangé la plupart des connaissances qu’il détenait et dont il n’était pas avare. Et comme son père l’avait très tôt laissée s’occuper des animaux qu’ils traquaient, elle était désormais avertie et efficace pour soigner tout type de bête. Mais jamais encore elle n’avait eu à gérer seule une blessure aussi profonde sur un humain, et encore moins son père. Lui faire plus de mal que de bien la tétanisait. Elle essayait pourtant de le cacher, mais elle tremblait tellement que ses doigts peinaient à ouvrir la sacoche de secours.
Elle devait se reprendre, canaliser ses émotions, les reléguer en arrière plan, voir son père comme un ours, ou un tigre, oublier les hommes qui allaient débouler à dix pour reprendre l’enfant…. Respirer, largement…. inspirer… expirer… inspirer… expirer…. Faire corps avec la nature environnante… aussi puissant que le rocher qui les protégeait, aussi légère que le vent qui la rafraîchissait, aussi fluide que le sang qui irriguait son corps comme la sève irriguait les plantes, aussi bienveillante que l’amour qui vibrait en toutes choses… Son père l’avait rudoyée, élevée à la dure, endurcie, cassée peut-être même un peu, mais il l’aimait, c’était une certitude. Et elle allait le soigner comme n’importe laquelle des bêtes qu’elle avait sauvée d’une mort certaine. Mieux même. Un tapotement de main sur son épaule la réveilla. Tharig s’était placé en face d’elle et attendait ses ordres.
« Tu m’as entendu ? ». Il souriait, il savait que non. « Dès qu’t’es prête, dis moi exact’ment c’que j’dois faire. J’y connais rien mais l’sang m’fait pas peur… et ton père non plus ». Un clin d’œil, un nouveau sourire entendu et Matilda se retrouva instantanément en pleine possession de ses moyens.
« Oui ! Merci ! Je vais le recoudre, et ce qui m’arrangerait c’est qu’il ne bouge pas du tout. Attends… ». Elle versa sur la plaie un peu d’alcool, vérifiant par là même qu’il était toujours inconscient, puis elle lui adressa en retour le même sourire entendu. « Donc tu l’en empêches… de la façon dont tu préfères ».
Tharig lança quelques ordres en nain puis acquiesça. « C’bon, y’vont s’assurer qu’t’aies l’temps… ‘fin… traines pas trop quand même ».
Mais Matilda n’écoutait plus. Aiguille et fil en mains elle suturait à points rapides la plaie qui s’ouvrait sur plusieurs centimètres à hauteur du foie. Pas le temps d’aller y voir de plus près. Il n’y avait plus qu’à espérer que les dents du gangrechien n’avaient pas pu pénétrer plus avant dans les chairs. La peau se garnissait rapidement de jolis points en croix, un sourire illumina brièvement son visage, la cicatrice s’annonçait plutôt jolie.
« On va pouvoir le réveiller mais avant je dois trouver un baume pour… une minute, ne bouge pas ».
Elle se leva pour aller fouiller dans son sac. Afin de devenir experte en endormissement de bêtes sauvages il lui avait fallu apprendre le pouvoir des simples, mais aussi celui de tous les minéraux, ainsi que la combinaison des deux. Elle devait bien pouvoir concocter un anti-poison capable de lutter contre des sectateurs et surtout leurs bêtes gangrenées.
C’est en appliquant la bande finale autour des hanches de Koen qu’il reprit connaissance, le nez dans les bras de Tharig qui le retournait pour accompagner les gestes de Matilda. Il grommela un juron de douleur avant d’immédiatement tenter de se relever, sans laisser à sa fille le temps de finaliser le pansement. Elle le rabroua d’une bourrade, faisant signe au nain de le forcer à rester allongé.
« Ne bouge pas !! Arrête de faire ton sale gamin et laisse moi terminer ce que j’ai commencé !!! Tu ne nous serviras à rien si tu te vides de ton sang à nouveau !!! Tu m’agaces !!! Merde à la fin !! ».
Le ton était si brusque, si étonnant dans sa bouche d’ordinaire plutôt muette, que tous la dévisagèrent, interloqués. Tharig fut le premier à rire, s’adressant à ses compères, sans pour autant lâcher Koen qu’il tenait fermement.
« Corn’ de biqu’en rut !! Pas commode la p’tite dame ! Rapp’lez moi d’pas lui opposer d’résistance l’prochaine fois que j’tombe à terre ! ».
Il souriait en coin, espérant que cela calmerait Koen. Ce n’était certainement pas le genre de gars à accepter se faire moucher par sa fille. Les nains s’esclaffèrent suffisamment fort en renchérissant. Koen n’eut le temps de rien, Matilda était déjà sur pieds et le toisait, le visage neutre, sans chercher à l’aider. Elle le connaissait trop bien. Il aurait très mal pris une main tendue, surtout la sienne. Il fallait le laisser se relever seul, même s’il devait souffrir le martyre.
« Tu veux nous emmener par où alors ? ».
Koen se releva en grimaçant, refusant l’aide de Tharig qui s’était approché. Le regard qu’il adressa à Matilda n’avait plus rien de haineux, ni de personnel. C’était le chef de meute qui remerciait son soigneur, ni plus, ni moins.
« Il y a un réseau de tunnels qui démarre plus bas vers l’ouest. C’était déjà aride et difficile d’accès mais personne n’y est passé depuis l’an dernier, c’est devenu très dangereux… mais on ne va sans doute pas pouvoir passer avec les bêtes… ». Il leva un regard vers Rives, comme se souvenant tout à coup de l’enfant. Il soupira longuement. « C’est ce moutard qui les amène à nous… ». Il l’observait, les yeux plissés. Les bêtes ou l’enfant… Matilda l’entendait réfléchir. Elle sentit son cœur faire un bond. Ne pas bouger, ne pas réagir, ne rien dire. Surtout ne pas lui donner à penser qu’on l’obligeait en quoi que ce soit. Un regard vers Tharig pour l’avertir, mais il avait compris. Koen était en proie à ses vieux démons, nul n’y pouvait rien, il fallait le laisser seul faire le chemin vers son propre coeur. Finalement il secoua la tête en fronçant le regard.
« Plutôt crever que de laisser ces fous furieux faire leur sale boulot, qui plus est sur un gosse. On se prépare, et vite». Matilda souffla un lourd soupir de satisfaction avant de l’arrêter, d’une main posée sur son bras.
« Non mais…. Attends…. Comment ça on ne peut pas passer avec les bêtes, tu vas en faire quoi ? ». Les bêtes en cage étaient le résultat d’un long travail de traque qui leur avait demandé des efforts gigantesques. Cette prise avait un prix quasi inestimable et il parlait de s’en séparer ?!? Ça n’avait aucun sens. Mais Koen lui adressa un de ces sourires mauvais qu’elle connaissait bien. Il avait un plan inattendu et probablement inespéré. Sans même l’avoir entendu elle sût qu’il allait les sortir de là, sans rien perdre des possessions difficilement capturées, ni de celles involontairement acquises. Elle acquiesça simplement, attendant ses ordres, le regard pétillant d’une fierté amusée.
« Explique alors».
Koen se tourna vers Tharig qui avait, lui aussi, un petit regard pétillant d’admiration. Il commençait à bien comprendre le bonhomme.
« Je vais lâcher les fauves sur eux. À trois, affamés comme ils sont, ils vont les massacrer en quelques bouchées. Par contre, pas question qu’ils s’en prennent à nous ensuite, ni qu’on les perde dans la nature. Donc… ». Il coula un regard rapide et involontaire vers Matilda, c’est aussi à elle qu’il s’adressait. « …. on va devoir les endormir dès qu’ils les auront mis en pièces. Matilda prendra le mâle, c’est de loin le plus gros, elle connaît la quantité, et puis c’est celui auquel je tiens le plus. Moi je prendrai les deux femelles, coup sur coup, en espérant que ça n’ira pas plus loin que le sommeil ».
Matilda resta interdite quelques secondes. En quelques mots vite soufflés son père venait de lui faire le plus beau des compliments, et devant témoins. Il comptait vraiment sur elle et l’annonçait simplement. Elle écarquilla les yeux vers Tharig qui n’en perdait pas une miette, ravi pour elle, heureux comme un gosse. Il lui adressa un clin d’œil appuyé, assorti d’un pouce discrètement levé.
Mais le moment n’était pas aux congratulations, pas encore. Au loin on entendait des bruits de pas, de rassemblement, de bataille à venir. Koen observait Rives tandis que Matilda préparait les flèches hypodermiques. Les nains de leur côté commençaient à défaire les noeuds autour des cages.
« Rives !?! Pose ton barda et viens nous aider au lieu de jouer les nourrices effarouchées ! ».
Le jeune homme ne savait plus comment faire avec le bébé qui maintenant pleurait en continu, bien que de plus en plus faiblement. Il se tourna vers Matilda, cherchant une réponse. Mais Koen s’énervait, il beugla.
« Oh !?!! Tu me regardes quand je te parle, nom d’un Titan !! MOI !!! C’est moi qui te parle et pas Matilda qui a autre chose à faire qu’à te pouponner ! ».
Le pauvre garçon secoua la tête, il tremblait de peur. Mais était-ce la crainte de ce qui se tramait là haut ou celle d’avoir à affronter Koen pour ne pas déplaire à Matilda, nul n’aurait pu le dire. Probablement tout en même temps. Il osa émettre un murmure.
« Mais… je peux pas le lâcher comme ça… ».
Koen fut sur lui en un bond vif qui lui arracha un juron de douleur. Il attrapa l’enfant sans ménagement.
« Bordel de merde !!! T’as fini de te conduire comme une fillette ?!! File moi ça ! ». Le ton était de dégoût, de rage et presque de haine. « Je veux bien défendre la vie d’un marmot mais certainement pas risquer ma vie pour lui !!!! Pas deux fois et pas pour le gosse d’un inconnu !!! ».
Il hurlait tellement fort que tous s’arrêtèrent, éberlués. Matilda qui les observait, accroupie près des fusils hypodermiques, en tomba brusquement sur le cul, absolument sidérée. Pas deux fois pour un enfant ?!?
Ni une ni deux, le quatuor avait précipitamment posé les cages, attrapé les armes, s'était mis d’accord d’un regard, et ils se précipitèrent en quelques bonds vers les hauteurs. Tharig eut le temps de faire signe à Rives, il ne devait bouger sous aucun prétexte et protéger l’enfant. Le jeune homme acquiesça, moitié à regret, moitié rassuré. Courir au secours de Matilda lui était immédiatement venu à l’esprit, dans une volonté chevaleresque un peu naïve, mais il se savait sans expérience et, pire, il se pensait lâche. Qui disait qu’il ne serait pas plutôt un poids, dans cette lutte contre l’inconnu, qu’il imaginait monstrueux. Il observa le quatuor disparaître tandis que le bébé se mettait à geindre, de plus en plus fort malgré sa faiblesse corporelle. Toute cette agitation le terrorisait et le jeune homme avait bien du mal à le calmer. Comment aurait-il pu. Il était lui même terrorisé, son regard fixé au loin, sur la masse rocheuse qui cachait certainement le pire. Peut-être fallait-il cesser de regarder sans voir. Il se tourna vers le Sud et entreprit de chanter une comptine de son enfance. « Un, deux, trois nous irons au bois…quatre, cinq, six, cueillir des cerises…. ».
En haut derrière le rocher, les nains découvrirent une sorte de repli minéral, plat et protégé, où se trouvait Koen, étendu à terre et pissant le sang au niveau de la hanche droite. Il semblait mal en point, blême et la respiration difficile, mais il tenait fermement son fusil en joue vers les rochers plus haut. Matilda, agenouillée près de lui, tentait de le soigner, ou du moins d’endiguer le flot rouge qui imbibait ses vêtements. Juste devant eux, mais à découvert du repli, un énorme gangrechien gisait, inerte, probablement tué d’un coup de fusil. Tombé si près de Koen, qu’il avait salement amoché, il n’était pas difficile de comprendre que c’était Matilda qui l’avait tué alors qu’il attaquait son père.
Plus loin, plus haut, on entendait un conciliabule à voix basse. Les deux autres dangers étaient donc des hommes, et, à en juger par l’immonde bête qui se vidait elle aussi de son sang, ils étaient du même genre que le père de l’enfant, peut-être même des acolytes. Des sectateurs comme il en traînait dans les montagnes, les rumeurs disaient vrai. La situation ne s’était donc pas arrangée de ce côté-là. Pourquoi ils n’avaient pas attaqué tout de suite après avoir lancé le gangrechien à sa gorge, voilà ce que Koen ne comprenait pas. En tombant sous les coups de la bête il s’était persuadé que les hommes allaient suivre et les tuer tous deux. Voilà pourquoi il avait ordonné à Matilda de fuir. Mais heureusement elle n’avait pas obéit et curieusement son coup de feu les avait effrayés. Sectateurs de pacotille ? Possible. Ou peut-être des acolytes certes zélés mais sans envie de mourir pour un autre. Ou encore… Koen releva la tête vers Tharig en grimaçant.
« Ils n’avaient aucune raison de m’attaquer, ils ne sont pas là pour rien. Mais ils auraient dû finir le travail. Tâche de voir ce qu’il en est, s’ils viennent sur ordre du père, ils ne vont pas être seuls longtemps. C’est juste l’avant-garde. »
Tharig donna une tape amicale sur l’épaule de Matilda. Ils étaient là, ils allaient les protéger, il voulait l’en assurer. Mais son regard inquiet ne le trompa pas. Elle pensait à l’enfant. Il murmura.
« Tout va bien. Ils sont cachés bien plus bas ».
Mais Koen avait entendu. Il se tourna vers Tharig.
« Demande donc à un de tes gars de redescendre pour les protéger… ».Il hésita, comme s’il se demandait bien pourquoi il s’en préoccupait. « … le gamin saura pas se défendre, s’il y en a qui remontent. Il faut aussi protéger nos arrières ».
Matilda le remercia d’un sourire qu’il ne voulait pas voir tandis qu’elle appuyait un peu plus fort sur le point de compression. Il grimaça en râlant.
« Nom d’un Troll ! T’es pire que Dan ! ».
Nommer le soigneur attitré de la meute la ramena vers Milan en un éclair. Ou était-il ? S’il était là, il l’aurait comprise, lui, et il l’aurait aidée. Pourquoi ne lui avait-il pas dit au revoir ? Et est-ce qu’elle allait même le revoir ? Un premier sifflement arrêta net le tourbillon de ses pensées. Une suite de chuintements aigus venait de bien plus haut. Les deux inconnus répondaient au premier. À n’en pas douter, les renforts arrivaient. Koen arrêta Tharig qui s’apprêtait à se faufiler pour aller voir.
« Laisse, c’est bon, j’ai compris. Redescendez moi vers le gamin. On se regroupe et on se cache ». Voyant le regard étonné du nain il ajouta avec un sourire narquois. « Je connais ces montagnes comme si j’y étais né… en fait j’y suis né ».
Il avait lâché l’information sans y penser, il coula un regard rapide vers Matilda en soupirant. Il regrettait mais c’était trop tard, elle s’interrogeait déjà. Il se redressa en éructant des ordres qu’il voulait capable de la détourner du flot de questions qu’elle n’allait pas manquer de ruminer.« Bordel ! Grouillez vous ! On dégage de là ! ». Mais ses invectives n’avaient rien de terrifiant. Il était tellement mal en point qu’il retomba lourdement sur le dos, hurlant de douleur avant de perdre connaissance. Matilda sursauta, effarée, de nouveau bien présente. Il fallait faire vite. Elle fit signe aux nains de l’aider. Koen n’aimerait pas quand il le saurait, mais il fallait le porter, et descendre rapidement vers le rocher en contrebas.
Rives les attendait, le visage marqué par l’inquiétude, le bébé pleurant dans ses bras. Matilda lui jeta un regard lourd de reproches, mais immédiatement elle s’en voulut, le pauvre, il faisait ce qu’il pouvait. Elle lui adressa un sourire compatissant, puis elle s’empressa de s’occuper de son père, toujours inconscient. Sortir précipitamment une partie du matériel de soigneur laissé par Dan la ramena de nouveau en arrière. Maintes fois elle l’avait observé, admirant ses gestes précis, toujours calmes même au plus fort de la tempête ; son autorité bienveillante, quand bien même le blessé était récalcitrant comme son père ; ou encore ses connaissances des simples qui avaient bien des fois sauvé la meute, traqueurs et animaux. Elle l’avait observé et elle avait mémorisé. Elle s’en était même délectée lorsqu’il accompagnait ses gestes d’explications qui lui étaient destinées. Depuis près de dix ans, elle avait probablement engrangé la plupart des connaissances qu’il détenait et dont il n’était pas avare. Et comme son père l’avait très tôt laissée s’occuper des animaux qu’ils traquaient, elle était désormais avertie et efficace pour soigner tout type de bête. Mais jamais encore elle n’avait eu à gérer seule une blessure aussi profonde sur un humain, et encore moins son père. Lui faire plus de mal que de bien la tétanisait. Elle essayait pourtant de le cacher, mais elle tremblait tellement que ses doigts peinaient à ouvrir la sacoche de secours.
Elle devait se reprendre, canaliser ses émotions, les reléguer en arrière plan, voir son père comme un ours, ou un tigre, oublier les hommes qui allaient débouler à dix pour reprendre l’enfant…. Respirer, largement…. inspirer… expirer… inspirer… expirer…. Faire corps avec la nature environnante… aussi puissant que le rocher qui les protégeait, aussi légère que le vent qui la rafraîchissait, aussi fluide que le sang qui irriguait son corps comme la sève irriguait les plantes, aussi bienveillante que l’amour qui vibrait en toutes choses… Son père l’avait rudoyée, élevée à la dure, endurcie, cassée peut-être même un peu, mais il l’aimait, c’était une certitude. Et elle allait le soigner comme n’importe laquelle des bêtes qu’elle avait sauvée d’une mort certaine. Mieux même. Un tapotement de main sur son épaule la réveilla. Tharig s’était placé en face d’elle et attendait ses ordres.
« Tu m’as entendu ? ». Il souriait, il savait que non. « Dès qu’t’es prête, dis moi exact’ment c’que j’dois faire. J’y connais rien mais l’sang m’fait pas peur… et ton père non plus ». Un clin d’œil, un nouveau sourire entendu et Matilda se retrouva instantanément en pleine possession de ses moyens.
« Oui ! Merci ! Je vais le recoudre, et ce qui m’arrangerait c’est qu’il ne bouge pas du tout. Attends… ». Elle versa sur la plaie un peu d’alcool, vérifiant par là même qu’il était toujours inconscient, puis elle lui adressa en retour le même sourire entendu. « Donc tu l’en empêches… de la façon dont tu préfères ».
Tharig lança quelques ordres en nain puis acquiesça. « C’bon, y’vont s’assurer qu’t’aies l’temps… ‘fin… traines pas trop quand même ».
Mais Matilda n’écoutait plus. Aiguille et fil en mains elle suturait à points rapides la plaie qui s’ouvrait sur plusieurs centimètres à hauteur du foie. Pas le temps d’aller y voir de plus près. Il n’y avait plus qu’à espérer que les dents du gangrechien n’avaient pas pu pénétrer plus avant dans les chairs. La peau se garnissait rapidement de jolis points en croix, un sourire illumina brièvement son visage, la cicatrice s’annonçait plutôt jolie.
« On va pouvoir le réveiller mais avant je dois trouver un baume pour… une minute, ne bouge pas ».
Elle se leva pour aller fouiller dans son sac. Afin de devenir experte en endormissement de bêtes sauvages il lui avait fallu apprendre le pouvoir des simples, mais aussi celui de tous les minéraux, ainsi que la combinaison des deux. Elle devait bien pouvoir concocter un anti-poison capable de lutter contre des sectateurs et surtout leurs bêtes gangrenées.
C’est en appliquant la bande finale autour des hanches de Koen qu’il reprit connaissance, le nez dans les bras de Tharig qui le retournait pour accompagner les gestes de Matilda. Il grommela un juron de douleur avant d’immédiatement tenter de se relever, sans laisser à sa fille le temps de finaliser le pansement. Elle le rabroua d’une bourrade, faisant signe au nain de le forcer à rester allongé.
« Ne bouge pas !! Arrête de faire ton sale gamin et laisse moi terminer ce que j’ai commencé !!! Tu ne nous serviras à rien si tu te vides de ton sang à nouveau !!! Tu m’agaces !!! Merde à la fin !! ».
Le ton était si brusque, si étonnant dans sa bouche d’ordinaire plutôt muette, que tous la dévisagèrent, interloqués. Tharig fut le premier à rire, s’adressant à ses compères, sans pour autant lâcher Koen qu’il tenait fermement.
« Corn’ de biqu’en rut !! Pas commode la p’tite dame ! Rapp’lez moi d’pas lui opposer d’résistance l’prochaine fois que j’tombe à terre ! ».
Il souriait en coin, espérant que cela calmerait Koen. Ce n’était certainement pas le genre de gars à accepter se faire moucher par sa fille. Les nains s’esclaffèrent suffisamment fort en renchérissant. Koen n’eut le temps de rien, Matilda était déjà sur pieds et le toisait, le visage neutre, sans chercher à l’aider. Elle le connaissait trop bien. Il aurait très mal pris une main tendue, surtout la sienne. Il fallait le laisser se relever seul, même s’il devait souffrir le martyre.
« Tu veux nous emmener par où alors ? ».
Koen se releva en grimaçant, refusant l’aide de Tharig qui s’était approché. Le regard qu’il adressa à Matilda n’avait plus rien de haineux, ni de personnel. C’était le chef de meute qui remerciait son soigneur, ni plus, ni moins.
« Il y a un réseau de tunnels qui démarre plus bas vers l’ouest. C’était déjà aride et difficile d’accès mais personne n’y est passé depuis l’an dernier, c’est devenu très dangereux… mais on ne va sans doute pas pouvoir passer avec les bêtes… ». Il leva un regard vers Rives, comme se souvenant tout à coup de l’enfant. Il soupira longuement. « C’est ce moutard qui les amène à nous… ». Il l’observait, les yeux plissés. Les bêtes ou l’enfant… Matilda l’entendait réfléchir. Elle sentit son cœur faire un bond. Ne pas bouger, ne pas réagir, ne rien dire. Surtout ne pas lui donner à penser qu’on l’obligeait en quoi que ce soit. Un regard vers Tharig pour l’avertir, mais il avait compris. Koen était en proie à ses vieux démons, nul n’y pouvait rien, il fallait le laisser seul faire le chemin vers son propre coeur. Finalement il secoua la tête en fronçant le regard.
« Plutôt crever que de laisser ces fous furieux faire leur sale boulot, qui plus est sur un gosse. On se prépare, et vite». Matilda souffla un lourd soupir de satisfaction avant de l’arrêter, d’une main posée sur son bras.
« Non mais…. Attends…. Comment ça on ne peut pas passer avec les bêtes, tu vas en faire quoi ? ». Les bêtes en cage étaient le résultat d’un long travail de traque qui leur avait demandé des efforts gigantesques. Cette prise avait un prix quasi inestimable et il parlait de s’en séparer ?!? Ça n’avait aucun sens. Mais Koen lui adressa un de ces sourires mauvais qu’elle connaissait bien. Il avait un plan inattendu et probablement inespéré. Sans même l’avoir entendu elle sût qu’il allait les sortir de là, sans rien perdre des possessions difficilement capturées, ni de celles involontairement acquises. Elle acquiesça simplement, attendant ses ordres, le regard pétillant d’une fierté amusée.
« Explique alors».
Koen se tourna vers Tharig qui avait, lui aussi, un petit regard pétillant d’admiration. Il commençait à bien comprendre le bonhomme.
« Je vais lâcher les fauves sur eux. À trois, affamés comme ils sont, ils vont les massacrer en quelques bouchées. Par contre, pas question qu’ils s’en prennent à nous ensuite, ni qu’on les perde dans la nature. Donc… ». Il coula un regard rapide et involontaire vers Matilda, c’est aussi à elle qu’il s’adressait. « …. on va devoir les endormir dès qu’ils les auront mis en pièces. Matilda prendra le mâle, c’est de loin le plus gros, elle connaît la quantité, et puis c’est celui auquel je tiens le plus. Moi je prendrai les deux femelles, coup sur coup, en espérant que ça n’ira pas plus loin que le sommeil ».
Matilda resta interdite quelques secondes. En quelques mots vite soufflés son père venait de lui faire le plus beau des compliments, et devant témoins. Il comptait vraiment sur elle et l’annonçait simplement. Elle écarquilla les yeux vers Tharig qui n’en perdait pas une miette, ravi pour elle, heureux comme un gosse. Il lui adressa un clin d’œil appuyé, assorti d’un pouce discrètement levé.
Mais le moment n’était pas aux congratulations, pas encore. Au loin on entendait des bruits de pas, de rassemblement, de bataille à venir. Koen observait Rives tandis que Matilda préparait les flèches hypodermiques. Les nains de leur côté commençaient à défaire les noeuds autour des cages.
« Rives !?! Pose ton barda et viens nous aider au lieu de jouer les nourrices effarouchées ! ».
Le jeune homme ne savait plus comment faire avec le bébé qui maintenant pleurait en continu, bien que de plus en plus faiblement. Il se tourna vers Matilda, cherchant une réponse. Mais Koen s’énervait, il beugla.
« Oh !?!! Tu me regardes quand je te parle, nom d’un Titan !! MOI !!! C’est moi qui te parle et pas Matilda qui a autre chose à faire qu’à te pouponner ! ».
Le pauvre garçon secoua la tête, il tremblait de peur. Mais était-ce la crainte de ce qui se tramait là haut ou celle d’avoir à affronter Koen pour ne pas déplaire à Matilda, nul n’aurait pu le dire. Probablement tout en même temps. Il osa émettre un murmure.
« Mais… je peux pas le lâcher comme ça… ».
Koen fut sur lui en un bond vif qui lui arracha un juron de douleur. Il attrapa l’enfant sans ménagement.
« Bordel de merde !!! T’as fini de te conduire comme une fillette ?!! File moi ça ! ». Le ton était de dégoût, de rage et presque de haine. « Je veux bien défendre la vie d’un marmot mais certainement pas risquer ma vie pour lui !!!! Pas deux fois et pas pour le gosse d’un inconnu !!! ».
Il hurlait tellement fort que tous s’arrêtèrent, éberlués. Matilda qui les observait, accroupie près des fusils hypodermiques, en tomba brusquement sur le cul, absolument sidérée. Pas deux fois pour un enfant ?!?
Matilda Koen- Citoyen
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Lieu de naissance : Kalimdor
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Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
Fracas
Si Matilda en était bien tombée à la renverse, manquant de peu de briser la cartouche hypodermique qu’elle préparait, elle n’eut pas le temps de se questionner plus avant. Elle se redressa vite fait pour s’interposer entre ce père qu’elle connaissait très mal, et cet enfant qui le pétrifiait de rage. Mais il ne semblait pourtant pas disposé à le blesser. Car il y avait du respect pour sa vulnérabilité, dans sa façon d’envelopper le « moutard » d’une couverture qu’il aménagea adroitement en sacoche de fortune. Emmailloté de la sorte, il serait facilement prenable et transportable, même en pleine pagaille. Au final son intervention s’avérait plus que pragmatique, elle était carrément bénéfique, pour tous. Une fois l’enfant empaqueté, il le posa bien à plat contre un rocher. Il ne pouvait pas être plus en sécurité.
Matilda murmura un remerciement qu’il fit mine de ne pas entendre. Pour rien au monde il n’aurait montré qu’il s’en trouvait presque heureux. Il ne regrettait pas tant que ça d’avoir rompu le silence sur sa vie lointaine, lorsqu’il n’était encore qu’un adolescent. En finalisant sa sacoche porte-bébé il avait croisé les petits yeux vifs de Tharig qui le sondaient. Le nain avait suffisamment de bouteille pour appréhender ce genre de secrets, typiques des êtres à qui on a trop vite demandé d’être adulte. Koen l’avait foudroyé du regard, mais Tharig avait réagi d’un sourire entendu, voire même complice. Et Wilfried s’en était senti étrangement rasséréné. Il était peut-être temps de lâcher du lest, maintenant que Matilda prenait son envol hors du nid.
Rives, débarrassé de l’enfant, s’était précipité vers Matilda. Il voulait s’excuser, bafouiller un regret, montrer qu’il était désolé, mais la jeune femme n’y avait rien compris et c’est d’un regard absent qu’elle lui avait montré les cages, puis le tas d’armes posées à terre. Il fallait aider les nains, mais ce qui pressait encore plus, c’était de se tenir prêt pour défendre leurs vies à tous. Au loin on entendait de plus en plus clairement les pas et les cris, de ceux qui avançaient en ordre de bataille. Ils devaient bien être une vingtaine, et c’était désormais impossible de croire à un sauvetage sans carnage et dégâts collatéraux. On allait avoir besoin de dagues et de fusils, pour accompagner les fauves. Même affamés et dangereux, ils n’étaient tout de même que trois.
Le jeune homme encaissa mal le regard de Matilda, qu’il prit pour du mépris. Le cœur en berne, incapable de se concentrer sur sa tâche, il ruminait encore lorsque les premiers sectateurs apparurent à l’écart du repli minéral. Ils se tenaient tous serrés autour de Joris, le père, qui avait donc su ressortir vivant du piège imaginé par Koen, et rejoindre les siens. Il avait manifestement des pouvoirs hors du commun. Koen lâcha un murmure sourd.
« Matilda, prête ? ».
Un déclic de détonateur le rassura, mieux qu’un simple mot. Elle s’approcha et lui tendit les quatre ampoules qu’elle avait préparées pour lui. Tout était prévu en double, une habitude.
« Quand tu veux. »
Un regard vers les nains. Les cages avaient été déplacées un peu plus haut pour s’ouvrir en haut vers le Sud, là où devait apparaître la chair fraîche. Tous avaient leurs armes en mains. Il ne restait plus qu’à faire glisser les cordages pour dégager les fauves qui grondaient déjà, vers la masse alléchante qui s’était amassée autour de Joris. Tout à coup on le vit lever une main grande ouverte. Il voulait parlementer.
« Stop. »
Koen plaça sa main fermée vers l’arrière et se tendit un instant. Tous l’observaient, attendant son signal. Ses traits étaient concentrés, il réfléchissait, à toute vitesse. Un regard en arrière vers le bébé, un autre sur Tharig, un dernier sur Matilda puis un murmure rageur.
« Non, c’est bon. Je sais ce qu’il veut. Et moi je ne veux pas. Préparez-vous. Tharig, on lâche les fauves ».
Ce qui se passa dans les minutes qui suivirent fut presque indescriptible, lorsque, plus tard à la veillée, Matilda essayait de raconter cet épisode. Un tourbillon de sang, de chairs voletant dans les airs, de membres arrachés, de feulements, de craquements, de bruits de succion, de hurlements, de cris, d’ordres de repli et d’appels à l’aide, une folie sanguinaire sans pareille, les fauves s’en étaient donné à cœur joie, mais les nains aussi.
Le plan se déroulait comme prévu, mais le plus difficile restait à faire. Il fallait endormir les bêtes juste avant qu’elles aient terminé leur festin, et ce n’était pas une mince affaire. Matilda s’était avancée pour mettre Griffe-Glace en joue, Koen aussi pour les femelles, et aucun des deux ne vit Joris qui s’était extrait de la tuerie et s’approchait à couvert de ce bébé qu’il estimait lui appartenir. Seul Rives gardait encore un œil sur l’enfant dont il se sentait désormais responsable. Dès qu’il vit le père et comprit son intention, il fila vers la sacoche d’où frissonnaient quelques plaintes. Mais le démoniste se propulsa en un bond magique que Rives ne put contrer.
Joris tenait déjà la sacoche de tissu lorsque Rives le prit par le col, pour le mettre à terre en lui enfonçant sa dague dans le flan. Mais le sectateur avait bien plus de pouvoir qu’un simple démoniste de foire et Rives fut propulsé à deux mètres contre un rocher, dans un fracas d’os fracturés, assorti d’un hurlement plaintif qui survolta tout le monde. Koen se retourna d’un mouvement sec, jaugea la scène en un quart de seconde et, sans l’ombre d’une hésitation, trouva la parade. D’un geste il fit signe à Matilda de rester concentrée et d’endormir sa cible plus haut. Puis dans le même temps, il propulsa sa première cartouche sur le démoniste qui s’effondra immédiatement, éjectant à terre la sacoche plaintive. Dans la foulée il réarma, se retourna sans se préoccuper des deux hommes maintenant à terre, puis il tira sur une femelle, la plus lointaine des deux. Enfin, sans attendre ni se préoccuper des sectateurs survivants qui paniquaient, il réarma de nouveau et tira sur la seconde femelle qui déchiquetait non loin un gangrechien déjà bien mal en point.
Il y eut comme un arrêt sur images. Les rares survivants avaient fui. Un immonde cloaque de chairs sanguinolentes, des déchirements lugubres ici et là, les trois bêtes affalées sur des corps déchiquetés parfois encore fébriles, une odeur de sang, de pisse et de mort, mêlée à celle des fauves en rage, Matilda s’imprégnait jusqu’au dégoût de cette scène effroyable. Il ne faisait aucun doute que cet épisode reviendrait un certain temps dans ses cauchemars.
Un miaulement plaintif la fit sursauter. Le bébé ! Elle laissa son père et les nains remettre les fauves dans leurs cages respectives et se précipita vers la sacoche de tissu qui s’était défaite, laissant l’enfant sans protection sur le sol. Il était pâle, les yeux bleuis de détresse, le pouls faible, et les membres presque inertes. Il fallait le nourrir rapidement sinon il allait mourir, c’était désormais une question de minutes. Elle se releva tout en le cajolant, un regard désespéré vers Rives, qui avait lui aussi grand besoin de soins. Elle devait faire vite, pas question d’abandonner le jeune homme à son triste sort.
Elle réfléchissait, essayant de reclasser ses connaissances. De quoi le bébé avait-il besoin ? Des nutriments que l’on trouvait dans le lait maternel ! Mais qu’est-ce qui pouvait bien ressembler au lait maternel d’un mammifère … quelque chose de vivant, qui alimente le corps… animal… ou végétal… du jus, de la sève, des sucs. Il fallait trouver un fruit, une fleur, une plante, n’importe quoi de vivant pour réalimenter le petit corps que la vie quittait. Des fleurs de cactus attirèrent son attention un peu plus loin. Les tiges contenaient une sève sucrée, facile à extraire. Vite, elle devait y croire. Elle reposa le bébé à terre, coupa une tige bien longue en plusieurs morceaux qu’elle écrasa délicatement les uns après les autres sur la langue déjà pâteuse du bébé. D’abord trop faible pour téter, son instinct de survie reprit le dessus en déglutissant la sève que Matilda faisait glisser au fond de sa gorge. Peu à peu il prit le rythme, ses joues se coloraient d’un léger blanc qui effaçait le bleu. Elle reprit espoir, s’agitant. Ce genre de fleur était éphémère et rare, ils n’en trouveraient peut-être pas d’autres d’ici Guelta, il faudrait en ramasser plusieurs, pour le nourrir avant d’arriver au village.
Mais il fallait d’abord revenir vers Rives. Pas question de le laisser en plan alors qu’il avait certainement sauvé l’enfant. Tout en déposant le bébé à nouveau repus au pied du rocher, elle songeait à cette arrivée impromptue dans leurs vies à tous. Étrange de constater comment un si petit être pouvait à ce point déranger la trajectoire de tout un groupe voire des individus eux mêmes, comme apparemment son père, ou ce jeune homme qui s’était sacrifié pour lui, sans hésiter.
Rives était inconscient et bien mal en point. Le démoniste l’avait tout à la fois brûlé, vidé de son énergie vitale et fracassé de plein fouet contre un rocher. C’était à peine s’il respirait, du sang coagulé sur la bouche. Son regard était vide, ses yeux à moitié révulsés, son pouls très faible et son corps plié semblait carrément disloqué. Il était mourant. Elle hurla de détresse.
«Noooon ! ».
Koen redressa la tête, puis il la regarda un moment sans rien dire, finissant de refermer les cages. Il l’avait compris au moment même où le corps avait heurté le rocher. Les craquements avaient parlé, le jeune homme n’était sans doute plus que bouillie intérieure, d’os et de viscères mélangés. Difficile de croire à sa remise sur pieds, surtout loin de tout. Mais Matilda n’était pas du tout prête à l’entendre, il suffisait de l’observer agir. Rien ne la détournerait de sa mission. Elle voulait le sauver et rien n’y ferait, il le savait. Pourtant il fallait rentrer.
Un regard vers Tharig qui lui aussi avait compris. Il n’y avait que deux solutions à cette triste situation. Soit Koen mettait directement, et proprement, fin à la vie du jeune homme, ce qui semblait le geste le plus bienveillant, vu son état. Soit ils tentaient de le transporter jusqu’au village, avec une volonté presque fataliste, puisqu’il n’y avait guère d’espoir de le sauver. Néanmoins la seconde option permettrait probablement de convaincre Matilda de ne pas tenter l’impossible sur place, et c’était pour le coup la seule chose à faire. Il fallait quitter ces lieux avant que d’autres sectateurs ne reviennent chercher leur maître, suffisamment endormi pour rester inerte toute une journée, sinon plus.
Tharig opina du chef, le regard lourd. Ils allaient poser le gamin sur une civière de fortune, elle même accrochée sur le dessus des cages. Il n’avait aucune idée du temps restant à marcher, mais au point où ils en étaient des difficultés accumulées, ils pouvaient bien peiner un peu plus jusqu’au village. Par contre, la possibilité de revoir Joris courir à leurs trousses ne le satisfaisait pas du tout. Il se mit en conciliabule secret avec ses compères. Pendant ce temps Koen s’approcha doucement de Matilda. Il fallait lui faire entendre raison. Sur place elle ne pouvait de toute façon rien faire de pertinent pour le jeune homme, dans l’état où il était. Ils devaient repartir, le plus rapidement possible, atteindre le village avant la nuit, et le confier aux bons soins de Radja, en espérant que la vieille sorcière saurait y faire quelque chose.
« Matilda… ».
Matilda avait vidé sa sacoche de soins et fouillait, sans gestes précis. Elle était agitée, fébrile, absente au monde alentour, toute son énergie et sa vibration intérieure tournées vers celui qu’elle regrettait déjà de n’avoir pas mieux écouté. Qui était-il, vraiment, elle n’en savait rien. Elle n’en avait vu que la gaucherie, la timidité, l’inexpérience, la crainte de son père, la témérité malhabile de la jeunesse masculine aussi, en fait rien qui aurait pu l’atteindre, pas réellement. Alors qu’il venait justement de sauver la vie d’un enfant qui ne lui était rien, un bébé dont il n’avait même pas vu la mère mourante. Et pour qu’elle raison s’était-il ainsi jeté contre un père aux multiples pouvoirs, sinon une profonde humanité, un authentique sens de ce qui était juste. Sa présence à elle ? Plus tôt dans la journée, oui, sans doute. Mais pas là, pas dans cette urgence absolue, pas sans hésitation, pas dans un tel abandon de soi. Car il ne pouvait pas ne pas savoir, même inconsciemment, que c’était peut-être au prix de sa vie. Elle releva lentement son corps effondré, son petit visage ne cachait rien de sa détresse, elle était perdue, incapable d’agir, désespérée. Que pouvait-elle faire qui n’ait pas de pire impact que …. Ça. Elle esquissa un geste doux vers Rives, les larmes dérivant déjà sur ses joues pleines de terre.
« Je ne sais pas quoi faire… J’ai peur de le blesser encore plus… On ne peut pas le laisser comme ça…s’il te plaît…».
Elle pleurait à chaudes larmes, tout à coup abattue. Koen se baissa pour ramasser le matériel étalé par terre. Sa voix était sourde, peut-être un peu émue, ou tendue. Il prenait sur lui.
« On va l’emmener à Guelta, toi tu ne peux rien, sinon éviter qu’il souffre s’il se réveille. Radja saura... » Une seconde d’hésitation. « … elle saura probablement que faire. Il a besoin de magie, pour contrer celle qui l’a atteint, et ce n’est plus de ton ressort. On va l’emmener. »
Était-ce le ton, ferme mais sûr de lui, l’évocation de Radja, qui représentait le tout dernier espoir, ou simplement la prise en compte de sa détresse, une attention qu’elle ressentait intensément, vue sa rareté ? Toujours est-il qu’elle ne fit aucun commentaire. Ils allaient l’emmener, elle leur faisait confiance, c’était certainement la seule solution viable.
« Je vais cueillir quelques fleurs pour nourrir le bébé. Je vais peut-être m’éloigner un peu mais pas plus de dix ou quinze minutes ».
Sans attendre son aval, et surtout sans jeter un dernier regard au jeune homme étendu à terre, elle descendit rapidement la colline vers un ruisseau qu’on entendait vaguement frémir plus loin. Près de l’eau, il y aurait certainement plus de plantes. Koen l’observa bondir de roche en roche. D’où lui venait cette émotivité qui l’agaçait tant. Sans doute parce qu’elle n’était pas le garçon dont il rêvait… Un long soupir, que Tharig capta juste au moment où il venait le chercher.
« La civière est prête. On a besoin de toi pour le glisser dessus ». Une légère pression sur son bras. « Ça va ? ». Le ton se voulait anodin mais l’intention était claire. Tharig s’inquiétait, probablement pour Matilda. Koen acquiesça brièvement.
« Mmh. Elle est partie chercher de quoi nourrir l’enfant. On va pouvoir y aller… ». Il se ressaisit en secouant sa tête des mauvais jours. "Bordel, ce satané gosse… ". Il soupira, essayant de chasser ses propres cauchemars. "Je ne sais vraiment pas pourquoi je ne l’ai pas laissé là-bas… ".
Si Matilda en était bien tombée à la renverse, manquant de peu de briser la cartouche hypodermique qu’elle préparait, elle n’eut pas le temps de se questionner plus avant. Elle se redressa vite fait pour s’interposer entre ce père qu’elle connaissait très mal, et cet enfant qui le pétrifiait de rage. Mais il ne semblait pourtant pas disposé à le blesser. Car il y avait du respect pour sa vulnérabilité, dans sa façon d’envelopper le « moutard » d’une couverture qu’il aménagea adroitement en sacoche de fortune. Emmailloté de la sorte, il serait facilement prenable et transportable, même en pleine pagaille. Au final son intervention s’avérait plus que pragmatique, elle était carrément bénéfique, pour tous. Une fois l’enfant empaqueté, il le posa bien à plat contre un rocher. Il ne pouvait pas être plus en sécurité.
Matilda murmura un remerciement qu’il fit mine de ne pas entendre. Pour rien au monde il n’aurait montré qu’il s’en trouvait presque heureux. Il ne regrettait pas tant que ça d’avoir rompu le silence sur sa vie lointaine, lorsqu’il n’était encore qu’un adolescent. En finalisant sa sacoche porte-bébé il avait croisé les petits yeux vifs de Tharig qui le sondaient. Le nain avait suffisamment de bouteille pour appréhender ce genre de secrets, typiques des êtres à qui on a trop vite demandé d’être adulte. Koen l’avait foudroyé du regard, mais Tharig avait réagi d’un sourire entendu, voire même complice. Et Wilfried s’en était senti étrangement rasséréné. Il était peut-être temps de lâcher du lest, maintenant que Matilda prenait son envol hors du nid.
Rives, débarrassé de l’enfant, s’était précipité vers Matilda. Il voulait s’excuser, bafouiller un regret, montrer qu’il était désolé, mais la jeune femme n’y avait rien compris et c’est d’un regard absent qu’elle lui avait montré les cages, puis le tas d’armes posées à terre. Il fallait aider les nains, mais ce qui pressait encore plus, c’était de se tenir prêt pour défendre leurs vies à tous. Au loin on entendait de plus en plus clairement les pas et les cris, de ceux qui avançaient en ordre de bataille. Ils devaient bien être une vingtaine, et c’était désormais impossible de croire à un sauvetage sans carnage et dégâts collatéraux. On allait avoir besoin de dagues et de fusils, pour accompagner les fauves. Même affamés et dangereux, ils n’étaient tout de même que trois.
Le jeune homme encaissa mal le regard de Matilda, qu’il prit pour du mépris. Le cœur en berne, incapable de se concentrer sur sa tâche, il ruminait encore lorsque les premiers sectateurs apparurent à l’écart du repli minéral. Ils se tenaient tous serrés autour de Joris, le père, qui avait donc su ressortir vivant du piège imaginé par Koen, et rejoindre les siens. Il avait manifestement des pouvoirs hors du commun. Koen lâcha un murmure sourd.
« Matilda, prête ? ».
Un déclic de détonateur le rassura, mieux qu’un simple mot. Elle s’approcha et lui tendit les quatre ampoules qu’elle avait préparées pour lui. Tout était prévu en double, une habitude.
« Quand tu veux. »
Un regard vers les nains. Les cages avaient été déplacées un peu plus haut pour s’ouvrir en haut vers le Sud, là où devait apparaître la chair fraîche. Tous avaient leurs armes en mains. Il ne restait plus qu’à faire glisser les cordages pour dégager les fauves qui grondaient déjà, vers la masse alléchante qui s’était amassée autour de Joris. Tout à coup on le vit lever une main grande ouverte. Il voulait parlementer.
« Stop. »
Koen plaça sa main fermée vers l’arrière et se tendit un instant. Tous l’observaient, attendant son signal. Ses traits étaient concentrés, il réfléchissait, à toute vitesse. Un regard en arrière vers le bébé, un autre sur Tharig, un dernier sur Matilda puis un murmure rageur.
« Non, c’est bon. Je sais ce qu’il veut. Et moi je ne veux pas. Préparez-vous. Tharig, on lâche les fauves ».
Ce qui se passa dans les minutes qui suivirent fut presque indescriptible, lorsque, plus tard à la veillée, Matilda essayait de raconter cet épisode. Un tourbillon de sang, de chairs voletant dans les airs, de membres arrachés, de feulements, de craquements, de bruits de succion, de hurlements, de cris, d’ordres de repli et d’appels à l’aide, une folie sanguinaire sans pareille, les fauves s’en étaient donné à cœur joie, mais les nains aussi.
Le plan se déroulait comme prévu, mais le plus difficile restait à faire. Il fallait endormir les bêtes juste avant qu’elles aient terminé leur festin, et ce n’était pas une mince affaire. Matilda s’était avancée pour mettre Griffe-Glace en joue, Koen aussi pour les femelles, et aucun des deux ne vit Joris qui s’était extrait de la tuerie et s’approchait à couvert de ce bébé qu’il estimait lui appartenir. Seul Rives gardait encore un œil sur l’enfant dont il se sentait désormais responsable. Dès qu’il vit le père et comprit son intention, il fila vers la sacoche d’où frissonnaient quelques plaintes. Mais le démoniste se propulsa en un bond magique que Rives ne put contrer.
Joris tenait déjà la sacoche de tissu lorsque Rives le prit par le col, pour le mettre à terre en lui enfonçant sa dague dans le flan. Mais le sectateur avait bien plus de pouvoir qu’un simple démoniste de foire et Rives fut propulsé à deux mètres contre un rocher, dans un fracas d’os fracturés, assorti d’un hurlement plaintif qui survolta tout le monde. Koen se retourna d’un mouvement sec, jaugea la scène en un quart de seconde et, sans l’ombre d’une hésitation, trouva la parade. D’un geste il fit signe à Matilda de rester concentrée et d’endormir sa cible plus haut. Puis dans le même temps, il propulsa sa première cartouche sur le démoniste qui s’effondra immédiatement, éjectant à terre la sacoche plaintive. Dans la foulée il réarma, se retourna sans se préoccuper des deux hommes maintenant à terre, puis il tira sur une femelle, la plus lointaine des deux. Enfin, sans attendre ni se préoccuper des sectateurs survivants qui paniquaient, il réarma de nouveau et tira sur la seconde femelle qui déchiquetait non loin un gangrechien déjà bien mal en point.
Il y eut comme un arrêt sur images. Les rares survivants avaient fui. Un immonde cloaque de chairs sanguinolentes, des déchirements lugubres ici et là, les trois bêtes affalées sur des corps déchiquetés parfois encore fébriles, une odeur de sang, de pisse et de mort, mêlée à celle des fauves en rage, Matilda s’imprégnait jusqu’au dégoût de cette scène effroyable. Il ne faisait aucun doute que cet épisode reviendrait un certain temps dans ses cauchemars.
Un miaulement plaintif la fit sursauter. Le bébé ! Elle laissa son père et les nains remettre les fauves dans leurs cages respectives et se précipita vers la sacoche de tissu qui s’était défaite, laissant l’enfant sans protection sur le sol. Il était pâle, les yeux bleuis de détresse, le pouls faible, et les membres presque inertes. Il fallait le nourrir rapidement sinon il allait mourir, c’était désormais une question de minutes. Elle se releva tout en le cajolant, un regard désespéré vers Rives, qui avait lui aussi grand besoin de soins. Elle devait faire vite, pas question d’abandonner le jeune homme à son triste sort.
Elle réfléchissait, essayant de reclasser ses connaissances. De quoi le bébé avait-il besoin ? Des nutriments que l’on trouvait dans le lait maternel ! Mais qu’est-ce qui pouvait bien ressembler au lait maternel d’un mammifère … quelque chose de vivant, qui alimente le corps… animal… ou végétal… du jus, de la sève, des sucs. Il fallait trouver un fruit, une fleur, une plante, n’importe quoi de vivant pour réalimenter le petit corps que la vie quittait. Des fleurs de cactus attirèrent son attention un peu plus loin. Les tiges contenaient une sève sucrée, facile à extraire. Vite, elle devait y croire. Elle reposa le bébé à terre, coupa une tige bien longue en plusieurs morceaux qu’elle écrasa délicatement les uns après les autres sur la langue déjà pâteuse du bébé. D’abord trop faible pour téter, son instinct de survie reprit le dessus en déglutissant la sève que Matilda faisait glisser au fond de sa gorge. Peu à peu il prit le rythme, ses joues se coloraient d’un léger blanc qui effaçait le bleu. Elle reprit espoir, s’agitant. Ce genre de fleur était éphémère et rare, ils n’en trouveraient peut-être pas d’autres d’ici Guelta, il faudrait en ramasser plusieurs, pour le nourrir avant d’arriver au village.
Mais il fallait d’abord revenir vers Rives. Pas question de le laisser en plan alors qu’il avait certainement sauvé l’enfant. Tout en déposant le bébé à nouveau repus au pied du rocher, elle songeait à cette arrivée impromptue dans leurs vies à tous. Étrange de constater comment un si petit être pouvait à ce point déranger la trajectoire de tout un groupe voire des individus eux mêmes, comme apparemment son père, ou ce jeune homme qui s’était sacrifié pour lui, sans hésiter.
Rives était inconscient et bien mal en point. Le démoniste l’avait tout à la fois brûlé, vidé de son énergie vitale et fracassé de plein fouet contre un rocher. C’était à peine s’il respirait, du sang coagulé sur la bouche. Son regard était vide, ses yeux à moitié révulsés, son pouls très faible et son corps plié semblait carrément disloqué. Il était mourant. Elle hurla de détresse.
«Noooon ! ».
Koen redressa la tête, puis il la regarda un moment sans rien dire, finissant de refermer les cages. Il l’avait compris au moment même où le corps avait heurté le rocher. Les craquements avaient parlé, le jeune homme n’était sans doute plus que bouillie intérieure, d’os et de viscères mélangés. Difficile de croire à sa remise sur pieds, surtout loin de tout. Mais Matilda n’était pas du tout prête à l’entendre, il suffisait de l’observer agir. Rien ne la détournerait de sa mission. Elle voulait le sauver et rien n’y ferait, il le savait. Pourtant il fallait rentrer.
Un regard vers Tharig qui lui aussi avait compris. Il n’y avait que deux solutions à cette triste situation. Soit Koen mettait directement, et proprement, fin à la vie du jeune homme, ce qui semblait le geste le plus bienveillant, vu son état. Soit ils tentaient de le transporter jusqu’au village, avec une volonté presque fataliste, puisqu’il n’y avait guère d’espoir de le sauver. Néanmoins la seconde option permettrait probablement de convaincre Matilda de ne pas tenter l’impossible sur place, et c’était pour le coup la seule chose à faire. Il fallait quitter ces lieux avant que d’autres sectateurs ne reviennent chercher leur maître, suffisamment endormi pour rester inerte toute une journée, sinon plus.
Tharig opina du chef, le regard lourd. Ils allaient poser le gamin sur une civière de fortune, elle même accrochée sur le dessus des cages. Il n’avait aucune idée du temps restant à marcher, mais au point où ils en étaient des difficultés accumulées, ils pouvaient bien peiner un peu plus jusqu’au village. Par contre, la possibilité de revoir Joris courir à leurs trousses ne le satisfaisait pas du tout. Il se mit en conciliabule secret avec ses compères. Pendant ce temps Koen s’approcha doucement de Matilda. Il fallait lui faire entendre raison. Sur place elle ne pouvait de toute façon rien faire de pertinent pour le jeune homme, dans l’état où il était. Ils devaient repartir, le plus rapidement possible, atteindre le village avant la nuit, et le confier aux bons soins de Radja, en espérant que la vieille sorcière saurait y faire quelque chose.
« Matilda… ».
Matilda avait vidé sa sacoche de soins et fouillait, sans gestes précis. Elle était agitée, fébrile, absente au monde alentour, toute son énergie et sa vibration intérieure tournées vers celui qu’elle regrettait déjà de n’avoir pas mieux écouté. Qui était-il, vraiment, elle n’en savait rien. Elle n’en avait vu que la gaucherie, la timidité, l’inexpérience, la crainte de son père, la témérité malhabile de la jeunesse masculine aussi, en fait rien qui aurait pu l’atteindre, pas réellement. Alors qu’il venait justement de sauver la vie d’un enfant qui ne lui était rien, un bébé dont il n’avait même pas vu la mère mourante. Et pour qu’elle raison s’était-il ainsi jeté contre un père aux multiples pouvoirs, sinon une profonde humanité, un authentique sens de ce qui était juste. Sa présence à elle ? Plus tôt dans la journée, oui, sans doute. Mais pas là, pas dans cette urgence absolue, pas sans hésitation, pas dans un tel abandon de soi. Car il ne pouvait pas ne pas savoir, même inconsciemment, que c’était peut-être au prix de sa vie. Elle releva lentement son corps effondré, son petit visage ne cachait rien de sa détresse, elle était perdue, incapable d’agir, désespérée. Que pouvait-elle faire qui n’ait pas de pire impact que …. Ça. Elle esquissa un geste doux vers Rives, les larmes dérivant déjà sur ses joues pleines de terre.
« Je ne sais pas quoi faire… J’ai peur de le blesser encore plus… On ne peut pas le laisser comme ça…s’il te plaît…».
Elle pleurait à chaudes larmes, tout à coup abattue. Koen se baissa pour ramasser le matériel étalé par terre. Sa voix était sourde, peut-être un peu émue, ou tendue. Il prenait sur lui.
« On va l’emmener à Guelta, toi tu ne peux rien, sinon éviter qu’il souffre s’il se réveille. Radja saura... » Une seconde d’hésitation. « … elle saura probablement que faire. Il a besoin de magie, pour contrer celle qui l’a atteint, et ce n’est plus de ton ressort. On va l’emmener. »
Était-ce le ton, ferme mais sûr de lui, l’évocation de Radja, qui représentait le tout dernier espoir, ou simplement la prise en compte de sa détresse, une attention qu’elle ressentait intensément, vue sa rareté ? Toujours est-il qu’elle ne fit aucun commentaire. Ils allaient l’emmener, elle leur faisait confiance, c’était certainement la seule solution viable.
« Je vais cueillir quelques fleurs pour nourrir le bébé. Je vais peut-être m’éloigner un peu mais pas plus de dix ou quinze minutes ».
Sans attendre son aval, et surtout sans jeter un dernier regard au jeune homme étendu à terre, elle descendit rapidement la colline vers un ruisseau qu’on entendait vaguement frémir plus loin. Près de l’eau, il y aurait certainement plus de plantes. Koen l’observa bondir de roche en roche. D’où lui venait cette émotivité qui l’agaçait tant. Sans doute parce qu’elle n’était pas le garçon dont il rêvait… Un long soupir, que Tharig capta juste au moment où il venait le chercher.
« La civière est prête. On a besoin de toi pour le glisser dessus ». Une légère pression sur son bras. « Ça va ? ». Le ton se voulait anodin mais l’intention était claire. Tharig s’inquiétait, probablement pour Matilda. Koen acquiesça brièvement.
« Mmh. Elle est partie chercher de quoi nourrir l’enfant. On va pouvoir y aller… ». Il se ressaisit en secouant sa tête des mauvais jours. "Bordel, ce satané gosse… ". Il soupira, essayant de chasser ses propres cauchemars. "Je ne sais vraiment pas pourquoi je ne l’ai pas laissé là-bas… ".
Matilda Koen- Citoyen
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Lieu de naissance : Kalimdor
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Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
Perle
Personne ne comprit vraiment comment ils réussirent à ramener Rives encore vivant à Guelta. Tout au long de la route il n’avait pas même bougé le petit doigt de sa main pendue, inerte, le long des cages où dormaient encore les fauves. Parfois il geignait faiblement, secoué par le roulis des nains qui ne ménageaient pas leur peine en marchant d’un bon pas. Mais la plupart du temps il avait semblé se fondre dans les ombres, vide de vie et d’énergie. Constater qu’il respirait, encore un peu, une fois déposé dans l’antre de la chamane, odorant d’essences florales multiples, avait été un soulagement pour tous. Même Koen s’était dit content de ramener «le gamin », sous-entendant dans un sourire narquois, en regardant Matilda qui déposait l’enfant dans un coin, qu’à choisir il aurait tout de même préféré que tout cela n’arrive pas.
Radja avait été réveillée en pleine nuit, mais elle n’avait rien dit. Elle connaissait bien Koen et sa fille, qu’elle avait parfois pris sous son aile lorsque le père s’avérait trop violent. Et c’était arrivé plus souvent qu’il n’aurait fallu. Puisque tous arrivaient en pleine nuit avec Matilda, accompagnant deux blessés dont un bébé, la vieille femme s’était simplement levée, avait tout de suite indiqué d’un geste où poser l’enfant, inerte et pâle. Puis, toujours en silence, elle avait remis du bois dans la cheminée pour ré-alimenter le feu. Enfin elle avait pris l’ensemble des choses et des gens en mains, sans se presser ni hausser le ton. Avec des gestes sûrs elle avait aidé à installer le jeune homme sur un large établi qui pouvait servi de table d’opération, puis elle les avait fait sortir, les chassant tous d’un geste large, sauf Matilda qu’elle souhaitait garder auprès d’elle pour l’assister. Elle avait tout d’abord estimé les chances du jeune homme. Puis, hochant simplement la tête vers son assistante du jour, elle avait esquissé un léger sourire qui se voulait rassurant, elle pensait pouvoir le garder en vie.
Mais Matilda avait l’air craindre encore plus pour le bébé, ce qui étonna Radja, son sourire édenté fendant tout à coup son visage tout en vallons et collines. La vieille l’avait donc ausculté rapidement. Il fallait surtout le nourrir, et elle s’arrêta quelques instants pour réfléchir.
« Tu connais Perle, la jeune métisse qui est arrivée seule il y a sept ou huit mois ? ».
Matilda opina, grimaçant un sourire. L’arrivée de cette jeune femme étrange, à moitié ennemie, avec une peau légèrement verdâtre qui trahissait une ascendance orque, avait donné lieu à de nombreuses, et parfois violentes, disputes. Tous avaient compris qu’elle s’était échappée d’une caravane d’esclavagistes qui l’avaient capturée et avaient sans doute abusée d’elle. Mais cela n’avait rien changé. Alors qu’elle avait besoin de soutien, épuisée et même enceinte, le village s’était déchiré longuement, entre ceux qui voulaient directement la lapider alors qu’elle logeait alors chez Radja , ceux qui voulaient la chasser, et ceux qui voulaient simplement aider. La vieille femme leva les yeux au plafond, agacée par la bêtise des êtres qui peuplaient ce monde, puis elle continua.
«Après ton départ j’ai finalement obtenu gain de cause, mais en la reléguant tout au bout du village, à la sortie Ouest. Elle a accouché le mois dernier, un drôle de petit…. Très beau d’ailleurs. Emmène lui donc ce bébé en venant de ma part, elle va s’en occuper en attendant qu’on lui trouve une vraie mère. À moins qu’elle ne l’adopte… on verra».
Elle plissa les yeux pour sonder la jeune femme.
« Parce que tu m’as l’air d’y tenir, mais…. ce n’est tout de même pas le tien ? Je ne suis pas encore sénile au point de ne pas avoir remarqué que tu étais enceinte quand tu as quitté le village ? ».
Le ton était gentiment moqueur, et Matilda se détendit, amusée.
« Non ! Non, bien sûr que non ! ».
Elle reprit délicatement l’enfant dans ses bras.
« Je te raconterai… je n’ai pas pu sauver sa mère… ».
Son regard vers le jeune homme trahissait le choix difficile qu’elle faisait sur le moment.
« Mais… tu peux commencer sans moi ? ».
Elle le désigna du menton.
« Sans lui, ce bébé aurait été repris par son père qui en aurait fait un monstre… Il l’a sauvé, lui aussi, tu comprends… Je … Il faut le sauver, lui aussi ».
Radja posa sa main sur la tête du bébé.
« File là bas. Ma magie ne peut rien pour celui-ci. Il doit être nourri, très vite. Je vais préparer un filtre pour ton jeune ami. Je t’attends pour le rituel, ne t’inquiètes pas, tu vas le sauver, avec moi, et il sera sur pieds d’ici quelques jours. Bon… ». Elle le regarda en grimaçant. « … je ne te promets pas qu’il pourra te suivre partout… mais il sera près de toi. »
Matilda sursauta en secouant la tête.
« Ah mais !?! Non ! Non, ce n’est pas ce que tu crois ! ».
La vieille éclata d’un petit rire rauque et vaguement moqueur.
« Files, je te dis ! Plus de temps à perdre ! ».
Radja s’assura de son départ d’une petite tape amicale sur son dos et Matilda s’empressa d’emmener le petit corps vers cette Perle qui, selon tous ceux qui l’avaient défendue avant son départ, portait particulièrement bien son prénom. Elle avait peut-être un air étrange, mais son cœur était pur. Elle ferait une très bonne mère pour ce bébé qui pourrait être comme le jumeau du sien, si elle se prenait d’affection pour lui. C’est donc avec beaucoup d’espoir que la jeune femme s’empressa vers la sortie Ouest. Mais ce n’était pas au bout du village que la métisse logeait. On l’avait installée à l’écart des habitations, dans une petite cabane en bois, construite récemment en retrait de la route. La masure était cachée, à l’abri d’un taillis qui lui garantissait une bien meilleure sécurité si les centaures voisins décidaient de faire une razzia au village.
Ce furent les plaintes de son bébé qui guidèrent Matilda vers Perle. Lorsqu’elle frappa à la porte, les cris avaient cessé, la jeune mère avait le corsage ouvert et elle portait son enfant au sein. Elle s’excusa de sa tenue, cherchant à cacher sa poitrine, voluptueuse de lait, mais arrêta son geste en apercevant Matilda qui lui montrait le bébé qu’elle tenait en souriant.
« Bonsoir. Excuse le dérangement en pleine nuit. Je viens de la part de Radja. On peut discuter à l’intérieur ? ».
La cabane était rudimentaire dans sa construction mais l’intérieur en était chaleureux. Les villageois l’avaient finalement bien accueillie, Perle ne manquait de rien et semblait même avoir un quotidien agréable à en juger par les traces laissées par ses visiteurs.
« C’est drôlement joli chez toi ! Tu en as de la chance ! ».
Elle souriait comme une enfant en faisant le tour de cet intérieur qu’elle découvrait. Ici un plaid qu’elle avait vu chez le forgeron, là, de la vaisselle en terre cuite en provenance du potier, un peu plus loin un tas de linge usagé mais plié proprement, offert probablement. Et dans un coin du matériel de vannerie, preuve que certains lui avaient même procuré de quoi travailler et vivre de façon autonome. Les villageois s’étaient déchirés mais ils avaient su se reprendre et Matilda s’en trouva tellement heureuse, que c’en était presque étonnant. La métisse crut bon de compléter.
« Oh… oui c’est vrai. J’ai de la chance qu’ils m’aient finalement acceptée, même si j’aurais tout de même préféré vivre au milieu de tous. ». Mais la jeune femme comprit qu’elle avait l’air de se plaindre. Elle se reprit donc rapidement, embarrassée. « Mais oui ! Je suis bien ici ! ».
Sa gêne sauta à la tête de Matilda.
« Ah mais ?!? Non ! Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire !!!! ». Elle grimaça un sourire. « Je vis chez mon père et je t’assure que j’échangerais bien avec toi ! Sans problème ! ». Elle laissa échapper un rire un peu triste que la métisse accueillit d’un geste que Matilda ne lui laissa pas le temps de compléter. C’était évident, Perle allait proposer de la loger quelques temps et cela gênerait encore plus. « Mais je m’y coltine dès demain ! J’en ai envie et je vais vite me trouver un petit logement, maintenant que j’en ai le droit ». Toute assurance retrouvée, elle lui montra l’enfant ramené de la grotte. « Je te présente… ce bébé qui n’a pas de nom, je n’ai pas eu le temps de demander à sa mère. Nous l’avons sauvé des griffes de son démon de père, alors que sa mère mourait en le mettant au monde… je l’ai nourri comme j’ai pu, c’est à dire mal et… enfin voilà ». Elle lorgnait vers le bébé de Perle qui s’était endormi au sein. « Je me doute que tu n’as pas besoin d’un autre enfant en ce moment, mais… si tu pouvais aider un peu celui-ci… ».
La jeune métisse n’avait pas mis longtemps à comprendre. D’autant plus qu’il n’était pas rare qu’un bébé soit confié à une nourrice lorsque sa mère était trop faible pour le nourrir. Elle alla poser délicatement son enfant dans un petit berceau de bois, lui aussi offert ou prêté, sans aucun doute, puis elle prit l’autre avec autant de délicatesse, le sourire aux lèvres.
« Il est tellement petit… il vient tout juste de naitre, cela se voit ». Le bébé trouva immédiatement le téton nourrissant et les gestes de succion salvateurs. Perle grimaça un sourire. « Hey, petit sauvage… ». Elle riait, la main posée sur la tête de cet enfant qui lui tombait du ciel. « Tu peux me le laisser… je vais m’en occuper le temps qu’il faudra. Par contre il lui faudrait un prénom. »
Matilda le regardait reprendre des couleurs, le sourire large des bons jours. Celui-là était sauvé, et cela la remplissait d’une joie indicible. Un prénom ? Bigre…
« Oh… écoute, là je… je n’ai pas d’idée et puis je ne suis pas seule dans cette histoire. J’en parle aux autres et je reviens te voir demain, ça te va ? ».
Un dernier regard attendri et son visage marqua de nouveau l’inquiétude qui la tenaillait en sourdine.
« Je peux te laisser ? Celui qui l’a sauvé est très mal en point et je dois faire un rituel avec Radja… ».
« Oui, bien sûr. Mais si tu veux revenir pour dormir près de celui-ci ensuite, ne te gênes surtout pas. Je vais te préparer une paillasse par terre et je laisse la porte ouverte. Je me sentirai moins seule ! ».
C’était dit avec une telle sincérité joyeuse que Matilda en eut le souffle coupé. Elle ne sût que répondre. Pouvait-elle refuser pareille invitation ? Elle se contenta d’un sourire, aussi embarrassée que si la jeune métisse avait tenté de l’approcher… Décidément elle devait bien avoir quelques problèmes à régler avec ceux ou celles qui lui voulaient du bien. Elle y réfléchirait plus tard !
Lorsqu’elle arriva chez la sorcière, tout était prêt. Rives… mais pourquoi n’avait-il pas donné son prénom, le rituel fonctionnait moins bien si on ne pouvait s’adresser intimement aux esprits… le jeune homme était toujours sur l’établi. Par contre il avait été glissé sur une vieille natte de cuir où étaient gravés des signes, des runes ou des symboles, que Matilda avait déjà vus sans en connaître le sens. Il avait les bras et les jambes légèrement écartés et l’on pouvait voir qu’ils étaient cassés et mal replacés. Son corps disloqué gisait comme une marionnette abandonnée. Des traces d’un liquide sombre et poisseux, aux commissures des lèvres, trahissaient l’ingestion d’un breuvage. Probablement le filtre destiné à accompagner le rituel. Des bougies de diverses couleurs éclairaient les quatre quadrants du cercle ainsi formé. Noir au Sud, Jaune au Nord, Rouge à l’Ouest et Bleu à l’Est, Matilda reconnut les couleurs des portes chamaniques du clan sororal de Radja. Elle allait invoquer les Gardiennes de la Terre Mère …. Matilda s’en trouva immédiatement émue et inquiète. Depuis quelques temps déjà la vieille femme lui proposait régulièrement de l’initier à cet enseignement secret. Mais elle avait toujours refusé de s’y plonger, se contentant d’écouter, d’observer, mais sans vraiment y prendre part. Cette idée d’un féminin sacré ancestral, qui pourrait la soigner, la rebutait bien trop. Difficile en effet d’imaginer survivre sans les injonctions paternelles, quand on a grandi en regrettant de n’être pas le fils désiré.
Radja psalmodiait à voix basse en l’attendant. Elle ouvrit subitement les yeux et vrilla son regard dans celui de la jeune femme.
« Tu veux vraiment le sauver ? ».
Matilda comprît immédiatement où elle voulait en venir. Elle déglutît, hochant lentement la tête.
« Sûre ? Tu sais ce que cela signifie ? ».
Un nouveau signe de tête, la voix de Matilda était sourde et peinait à franchir sa gorge.
« … Oui… ».
Radja la sonda encore une bonne minute.
« Bon. Tu plonges, à fond. Ne te pose pas de questions, écoute ce qui vient et suis moi. Ne t’arrêtes nulle part et devant personne… ou rien. Surtout ne me lâche pas. On descend loin dans la terre pour rencontrer la Gardienne qui peut lui ôter cette malédiction. Mais en chemin on va croiser beaucoup d’esprits. Certains sont là pour t’accompagner, laisse les t’aider. D’autres seront là pour t’empêcher, tu vas le sentir, tu auras mal. Tu sauras, c’est une douleur intense, très personnelle, piquante, brûlante, tâche de ne pas t’écouter à ce moment là, reviens vers moi ».
Le cœur de Matilda s’était mis à battre la chamade. Radja la regarda à nouveau longuement puis elle tendit la main vers un tambour qu’elle réchauffa contre la flamme d’une bougie.
« Viens tout près de moi et prends à pleines mains mon bras, celui qui tient le tambour. Je vais frapper en rythme pour entrer en méditation, écoute le chant qui aide à faire le chemin, et suis mon geste. Tu vas entendre mais aussi sentir ma vibration et celle du tambour. C’est ce qui va te permettre d’entrer avec moi en transe. Laisse toi faire et fais moi confiance. Compris ? ».
Matilda secoua la tête, le souffle court.
« Radja, j’ai peur… Il va se passer quoi… ».
La chamane esquissa un léger rire, puis lâcha dans un murmure. « Tu vas enfin pouvoir savoir qui tu es Matilda ». Elle se reprit et son ton redonna toute son intensité aux craintes de la jeune femme. « Mais ce sera pour plus tard, quand on y retournera pour toi. Là… suis moi et ne me lâche surtout pas ».Sans attendre elle entonna un chant sourd et lent, s’aidant du tambour pour rythmer la descente qui commença dès qu’elle sentit que sa jeune assistante entrait dans la méditation.
« Viens…. Suis moi… Nous entrons dans la forêt. Une luxuriante forêt, verte et accueillante… Sens comme elle te veut du bien… C’est une amie… une mère… une âme à nulle autre pareille….Viens…. ». Radja sentait Matilda plonger, elle accentua l’intensité de ses coups de tambour en baissant le rythme, s’accordant au souffle de la jeune femme. « Ne crains rien, suis moi… Écoute la forêt …. Elle nous entraîne devant un arbre, superbe, gigantesque et puissant….. Regarde le cet arbre…. Il vibre au vent, de toutes ses feuilles, et tu entends son chant qui te pénètre au cœur…. Ton cœur qui pulse avec lui … écoute son chant… respire avec lui… sens la sève de cet arbre couler en toi, coule toi en lui…. Inspire et plonge dans le flux… expire et glisse le long de ses racines… inspire… expire… inspire… expire, lentement… enfonce toi dans cette terre nourricière… glisse toi en elle…. fais corps avec elle… ».
Personne ne comprit vraiment comment ils réussirent à ramener Rives encore vivant à Guelta. Tout au long de la route il n’avait pas même bougé le petit doigt de sa main pendue, inerte, le long des cages où dormaient encore les fauves. Parfois il geignait faiblement, secoué par le roulis des nains qui ne ménageaient pas leur peine en marchant d’un bon pas. Mais la plupart du temps il avait semblé se fondre dans les ombres, vide de vie et d’énergie. Constater qu’il respirait, encore un peu, une fois déposé dans l’antre de la chamane, odorant d’essences florales multiples, avait été un soulagement pour tous. Même Koen s’était dit content de ramener «le gamin », sous-entendant dans un sourire narquois, en regardant Matilda qui déposait l’enfant dans un coin, qu’à choisir il aurait tout de même préféré que tout cela n’arrive pas.
Radja avait été réveillée en pleine nuit, mais elle n’avait rien dit. Elle connaissait bien Koen et sa fille, qu’elle avait parfois pris sous son aile lorsque le père s’avérait trop violent. Et c’était arrivé plus souvent qu’il n’aurait fallu. Puisque tous arrivaient en pleine nuit avec Matilda, accompagnant deux blessés dont un bébé, la vieille femme s’était simplement levée, avait tout de suite indiqué d’un geste où poser l’enfant, inerte et pâle. Puis, toujours en silence, elle avait remis du bois dans la cheminée pour ré-alimenter le feu. Enfin elle avait pris l’ensemble des choses et des gens en mains, sans se presser ni hausser le ton. Avec des gestes sûrs elle avait aidé à installer le jeune homme sur un large établi qui pouvait servi de table d’opération, puis elle les avait fait sortir, les chassant tous d’un geste large, sauf Matilda qu’elle souhaitait garder auprès d’elle pour l’assister. Elle avait tout d’abord estimé les chances du jeune homme. Puis, hochant simplement la tête vers son assistante du jour, elle avait esquissé un léger sourire qui se voulait rassurant, elle pensait pouvoir le garder en vie.
Mais Matilda avait l’air craindre encore plus pour le bébé, ce qui étonna Radja, son sourire édenté fendant tout à coup son visage tout en vallons et collines. La vieille l’avait donc ausculté rapidement. Il fallait surtout le nourrir, et elle s’arrêta quelques instants pour réfléchir.
« Tu connais Perle, la jeune métisse qui est arrivée seule il y a sept ou huit mois ? ».
Matilda opina, grimaçant un sourire. L’arrivée de cette jeune femme étrange, à moitié ennemie, avec une peau légèrement verdâtre qui trahissait une ascendance orque, avait donné lieu à de nombreuses, et parfois violentes, disputes. Tous avaient compris qu’elle s’était échappée d’une caravane d’esclavagistes qui l’avaient capturée et avaient sans doute abusée d’elle. Mais cela n’avait rien changé. Alors qu’elle avait besoin de soutien, épuisée et même enceinte, le village s’était déchiré longuement, entre ceux qui voulaient directement la lapider alors qu’elle logeait alors chez Radja , ceux qui voulaient la chasser, et ceux qui voulaient simplement aider. La vieille femme leva les yeux au plafond, agacée par la bêtise des êtres qui peuplaient ce monde, puis elle continua.
«Après ton départ j’ai finalement obtenu gain de cause, mais en la reléguant tout au bout du village, à la sortie Ouest. Elle a accouché le mois dernier, un drôle de petit…. Très beau d’ailleurs. Emmène lui donc ce bébé en venant de ma part, elle va s’en occuper en attendant qu’on lui trouve une vraie mère. À moins qu’elle ne l’adopte… on verra».
Elle plissa les yeux pour sonder la jeune femme.
« Parce que tu m’as l’air d’y tenir, mais…. ce n’est tout de même pas le tien ? Je ne suis pas encore sénile au point de ne pas avoir remarqué que tu étais enceinte quand tu as quitté le village ? ».
Le ton était gentiment moqueur, et Matilda se détendit, amusée.
« Non ! Non, bien sûr que non ! ».
Elle reprit délicatement l’enfant dans ses bras.
« Je te raconterai… je n’ai pas pu sauver sa mère… ».
Son regard vers le jeune homme trahissait le choix difficile qu’elle faisait sur le moment.
« Mais… tu peux commencer sans moi ? ».
Elle le désigna du menton.
« Sans lui, ce bébé aurait été repris par son père qui en aurait fait un monstre… Il l’a sauvé, lui aussi, tu comprends… Je … Il faut le sauver, lui aussi ».
Radja posa sa main sur la tête du bébé.
« File là bas. Ma magie ne peut rien pour celui-ci. Il doit être nourri, très vite. Je vais préparer un filtre pour ton jeune ami. Je t’attends pour le rituel, ne t’inquiètes pas, tu vas le sauver, avec moi, et il sera sur pieds d’ici quelques jours. Bon… ». Elle le regarda en grimaçant. « … je ne te promets pas qu’il pourra te suivre partout… mais il sera près de toi. »
Matilda sursauta en secouant la tête.
« Ah mais !?! Non ! Non, ce n’est pas ce que tu crois ! ».
La vieille éclata d’un petit rire rauque et vaguement moqueur.
« Files, je te dis ! Plus de temps à perdre ! ».
Radja s’assura de son départ d’une petite tape amicale sur son dos et Matilda s’empressa d’emmener le petit corps vers cette Perle qui, selon tous ceux qui l’avaient défendue avant son départ, portait particulièrement bien son prénom. Elle avait peut-être un air étrange, mais son cœur était pur. Elle ferait une très bonne mère pour ce bébé qui pourrait être comme le jumeau du sien, si elle se prenait d’affection pour lui. C’est donc avec beaucoup d’espoir que la jeune femme s’empressa vers la sortie Ouest. Mais ce n’était pas au bout du village que la métisse logeait. On l’avait installée à l’écart des habitations, dans une petite cabane en bois, construite récemment en retrait de la route. La masure était cachée, à l’abri d’un taillis qui lui garantissait une bien meilleure sécurité si les centaures voisins décidaient de faire une razzia au village.
Ce furent les plaintes de son bébé qui guidèrent Matilda vers Perle. Lorsqu’elle frappa à la porte, les cris avaient cessé, la jeune mère avait le corsage ouvert et elle portait son enfant au sein. Elle s’excusa de sa tenue, cherchant à cacher sa poitrine, voluptueuse de lait, mais arrêta son geste en apercevant Matilda qui lui montrait le bébé qu’elle tenait en souriant.
« Bonsoir. Excuse le dérangement en pleine nuit. Je viens de la part de Radja. On peut discuter à l’intérieur ? ».
La cabane était rudimentaire dans sa construction mais l’intérieur en était chaleureux. Les villageois l’avaient finalement bien accueillie, Perle ne manquait de rien et semblait même avoir un quotidien agréable à en juger par les traces laissées par ses visiteurs.
« C’est drôlement joli chez toi ! Tu en as de la chance ! ».
Elle souriait comme une enfant en faisant le tour de cet intérieur qu’elle découvrait. Ici un plaid qu’elle avait vu chez le forgeron, là, de la vaisselle en terre cuite en provenance du potier, un peu plus loin un tas de linge usagé mais plié proprement, offert probablement. Et dans un coin du matériel de vannerie, preuve que certains lui avaient même procuré de quoi travailler et vivre de façon autonome. Les villageois s’étaient déchirés mais ils avaient su se reprendre et Matilda s’en trouva tellement heureuse, que c’en était presque étonnant. La métisse crut bon de compléter.
« Oh… oui c’est vrai. J’ai de la chance qu’ils m’aient finalement acceptée, même si j’aurais tout de même préféré vivre au milieu de tous. ». Mais la jeune femme comprit qu’elle avait l’air de se plaindre. Elle se reprit donc rapidement, embarrassée. « Mais oui ! Je suis bien ici ! ».
Sa gêne sauta à la tête de Matilda.
« Ah mais ?!? Non ! Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire !!!! ». Elle grimaça un sourire. « Je vis chez mon père et je t’assure que j’échangerais bien avec toi ! Sans problème ! ». Elle laissa échapper un rire un peu triste que la métisse accueillit d’un geste que Matilda ne lui laissa pas le temps de compléter. C’était évident, Perle allait proposer de la loger quelques temps et cela gênerait encore plus. « Mais je m’y coltine dès demain ! J’en ai envie et je vais vite me trouver un petit logement, maintenant que j’en ai le droit ». Toute assurance retrouvée, elle lui montra l’enfant ramené de la grotte. « Je te présente… ce bébé qui n’a pas de nom, je n’ai pas eu le temps de demander à sa mère. Nous l’avons sauvé des griffes de son démon de père, alors que sa mère mourait en le mettant au monde… je l’ai nourri comme j’ai pu, c’est à dire mal et… enfin voilà ». Elle lorgnait vers le bébé de Perle qui s’était endormi au sein. « Je me doute que tu n’as pas besoin d’un autre enfant en ce moment, mais… si tu pouvais aider un peu celui-ci… ».
La jeune métisse n’avait pas mis longtemps à comprendre. D’autant plus qu’il n’était pas rare qu’un bébé soit confié à une nourrice lorsque sa mère était trop faible pour le nourrir. Elle alla poser délicatement son enfant dans un petit berceau de bois, lui aussi offert ou prêté, sans aucun doute, puis elle prit l’autre avec autant de délicatesse, le sourire aux lèvres.
« Il est tellement petit… il vient tout juste de naitre, cela se voit ». Le bébé trouva immédiatement le téton nourrissant et les gestes de succion salvateurs. Perle grimaça un sourire. « Hey, petit sauvage… ». Elle riait, la main posée sur la tête de cet enfant qui lui tombait du ciel. « Tu peux me le laisser… je vais m’en occuper le temps qu’il faudra. Par contre il lui faudrait un prénom. »
Matilda le regardait reprendre des couleurs, le sourire large des bons jours. Celui-là était sauvé, et cela la remplissait d’une joie indicible. Un prénom ? Bigre…
« Oh… écoute, là je… je n’ai pas d’idée et puis je ne suis pas seule dans cette histoire. J’en parle aux autres et je reviens te voir demain, ça te va ? ».
Un dernier regard attendri et son visage marqua de nouveau l’inquiétude qui la tenaillait en sourdine.
« Je peux te laisser ? Celui qui l’a sauvé est très mal en point et je dois faire un rituel avec Radja… ».
« Oui, bien sûr. Mais si tu veux revenir pour dormir près de celui-ci ensuite, ne te gênes surtout pas. Je vais te préparer une paillasse par terre et je laisse la porte ouverte. Je me sentirai moins seule ! ».
C’était dit avec une telle sincérité joyeuse que Matilda en eut le souffle coupé. Elle ne sût que répondre. Pouvait-elle refuser pareille invitation ? Elle se contenta d’un sourire, aussi embarrassée que si la jeune métisse avait tenté de l’approcher… Décidément elle devait bien avoir quelques problèmes à régler avec ceux ou celles qui lui voulaient du bien. Elle y réfléchirait plus tard !
Lorsqu’elle arriva chez la sorcière, tout était prêt. Rives… mais pourquoi n’avait-il pas donné son prénom, le rituel fonctionnait moins bien si on ne pouvait s’adresser intimement aux esprits… le jeune homme était toujours sur l’établi. Par contre il avait été glissé sur une vieille natte de cuir où étaient gravés des signes, des runes ou des symboles, que Matilda avait déjà vus sans en connaître le sens. Il avait les bras et les jambes légèrement écartés et l’on pouvait voir qu’ils étaient cassés et mal replacés. Son corps disloqué gisait comme une marionnette abandonnée. Des traces d’un liquide sombre et poisseux, aux commissures des lèvres, trahissaient l’ingestion d’un breuvage. Probablement le filtre destiné à accompagner le rituel. Des bougies de diverses couleurs éclairaient les quatre quadrants du cercle ainsi formé. Noir au Sud, Jaune au Nord, Rouge à l’Ouest et Bleu à l’Est, Matilda reconnut les couleurs des portes chamaniques du clan sororal de Radja. Elle allait invoquer les Gardiennes de la Terre Mère …. Matilda s’en trouva immédiatement émue et inquiète. Depuis quelques temps déjà la vieille femme lui proposait régulièrement de l’initier à cet enseignement secret. Mais elle avait toujours refusé de s’y plonger, se contentant d’écouter, d’observer, mais sans vraiment y prendre part. Cette idée d’un féminin sacré ancestral, qui pourrait la soigner, la rebutait bien trop. Difficile en effet d’imaginer survivre sans les injonctions paternelles, quand on a grandi en regrettant de n’être pas le fils désiré.
Radja psalmodiait à voix basse en l’attendant. Elle ouvrit subitement les yeux et vrilla son regard dans celui de la jeune femme.
« Tu veux vraiment le sauver ? ».
Matilda comprît immédiatement où elle voulait en venir. Elle déglutît, hochant lentement la tête.
« Sûre ? Tu sais ce que cela signifie ? ».
Un nouveau signe de tête, la voix de Matilda était sourde et peinait à franchir sa gorge.
« … Oui… ».
Radja la sonda encore une bonne minute.
« Bon. Tu plonges, à fond. Ne te pose pas de questions, écoute ce qui vient et suis moi. Ne t’arrêtes nulle part et devant personne… ou rien. Surtout ne me lâche pas. On descend loin dans la terre pour rencontrer la Gardienne qui peut lui ôter cette malédiction. Mais en chemin on va croiser beaucoup d’esprits. Certains sont là pour t’accompagner, laisse les t’aider. D’autres seront là pour t’empêcher, tu vas le sentir, tu auras mal. Tu sauras, c’est une douleur intense, très personnelle, piquante, brûlante, tâche de ne pas t’écouter à ce moment là, reviens vers moi ».
Le cœur de Matilda s’était mis à battre la chamade. Radja la regarda à nouveau longuement puis elle tendit la main vers un tambour qu’elle réchauffa contre la flamme d’une bougie.
« Viens tout près de moi et prends à pleines mains mon bras, celui qui tient le tambour. Je vais frapper en rythme pour entrer en méditation, écoute le chant qui aide à faire le chemin, et suis mon geste. Tu vas entendre mais aussi sentir ma vibration et celle du tambour. C’est ce qui va te permettre d’entrer avec moi en transe. Laisse toi faire et fais moi confiance. Compris ? ».
Matilda secoua la tête, le souffle court.
« Radja, j’ai peur… Il va se passer quoi… ».
La chamane esquissa un léger rire, puis lâcha dans un murmure. « Tu vas enfin pouvoir savoir qui tu es Matilda ». Elle se reprit et son ton redonna toute son intensité aux craintes de la jeune femme. « Mais ce sera pour plus tard, quand on y retournera pour toi. Là… suis moi et ne me lâche surtout pas ».Sans attendre elle entonna un chant sourd et lent, s’aidant du tambour pour rythmer la descente qui commença dès qu’elle sentit que sa jeune assistante entrait dans la méditation.
« Viens…. Suis moi… Nous entrons dans la forêt. Une luxuriante forêt, verte et accueillante… Sens comme elle te veut du bien… C’est une amie… une mère… une âme à nulle autre pareille….Viens…. ». Radja sentait Matilda plonger, elle accentua l’intensité de ses coups de tambour en baissant le rythme, s’accordant au souffle de la jeune femme. « Ne crains rien, suis moi… Écoute la forêt …. Elle nous entraîne devant un arbre, superbe, gigantesque et puissant….. Regarde le cet arbre…. Il vibre au vent, de toutes ses feuilles, et tu entends son chant qui te pénètre au cœur…. Ton cœur qui pulse avec lui … écoute son chant… respire avec lui… sens la sève de cet arbre couler en toi, coule toi en lui…. Inspire et plonge dans le flux… expire et glisse le long de ses racines… inspire… expire… inspire… expire, lentement… enfonce toi dans cette terre nourricière… glisse toi en elle…. fais corps avec elle… ».
Matilda Koen- Citoyen
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Re: Tu seras un homme, ma fille.
La force du rituel
Matilda avait plongé, très vite, malgré ses peurs. La vibration du tambour était diversement perçue selon les individus, mais, comme le pensait Radja, la jeune femme avait été rapidement happée par la force qui s’en dégageait. Sa grande sensibilité émotionnelle était un atout pour ce genre de voyage. La vieille chamane savait depuis longtemps que Matilda serait un jour appelée à suivre cet enseignement. Peut-être même était-elle espérée, voire attendue, mais il fallait pourtant qu’elle ressente seule cet appel, en son for intérieur, pour emprunter d’elle-même ce chemin difficile et parfois dangereux. Nulle ne pouvait être forcée à entamer cette descente en soi-même. Il était nécessaire d’en avoir la force, et donc le désir. Mais cela viendrait en son temps, peut-être à la faveur d’un rituel pour sauver un proche, par exemple. Radja n’avait pas besoin de Matilda pour ramener le jeune homme dans le monde visible. Mais puisque cela pouvait lui donner un aperçu de la force des Gardiennes, elle aurait eu tort de ne pas en profiter.
Surmontant sa peur, bien réelle, Matilda avait donc tenu le bras de Radja, serré fort, jusqu’à en oublier où elle était, et qui elle était. C’était une plongée en soi-même, en même temps qu’une incursion dans le monde infini des ombres et des esprits, ce royaume invisible qu’elle avait déjà entr’aperçu en glissant avec délice dans le regard de Milan. Peuplé de tous ceux, minéraux, végétaux ou animaux, qui avaient modelé le monde visible et le transformaient encore, ce royaume n’était accessible qu’à ceux qui en acceptaient le risque, celui d’en être altérés, à jamais. Voilà pourquoi Radja n’avait souhaité qu’une seule personne auprès d’elle pour le rituel. Il fallait être initié ou potentiellement pouvoir l’être.
Pourtant, lorsque la chamane avait entamé le voyage du retour, Matilda ne s’était pas sentie différente, pas encore, pas vraiment. Elle avait bien eu l’impression de participer à une conversation muette avec « quelqu’un » ou « quelque chose » de magistral, ainsi que la sensation d’avoir rencontré plusieurs esprits animaux qui l’avaient accompagnée. Mais lorsqu’elle s’était réveillée, chancelante au bras de Radja, tout avait disparu dans une brume opaque et cotonneuse. Seul restait un arbre, qu’elle avait le sentiment d’avoir traversé ou parcouru ou… enfin un arbre, superbe, qui restait en elle et la faisait se redresser, pleine d’une force nouvelle.
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, encore étourdie par ses visions, le corps du jeune homme était toujours disloqué, mais il avait repris des couleurs et de la vie. Son souffle était lent et puissant, comme celui de cet arbre invisible qui semblait maintenant trôner au milieu de la masure et lui servir de tuteur. Rives geignait, de plus en plus fort, preuve qu’il prenait petit à petit conscience de sa douleur. Radja avait attrapé, sur une table proche de la cheminée, un bol contenant un liquide qui fumait encore un peu. Elle attendit un moment, le laissant geindre, puis elle fit signe à Matilda de soulever la tête du jeune homme pour le faire boire. Elle murmura, mais le ton était ferme.
« Vas-y, bois… cela va atténuer la douleur ».
Elle répondit ensuite au désarroi de Matilda qui ne comprenait pas l’attente douloureuse infligée au jeune homme.
« Il fallait que je l’entende souffrir physiquement, pour être certaine qu’il était bien de retour. Nous avons rencontré la Gardienne, et je sais même qu’Elle t’a parlé. Mais le rituel peut ne pas avoir fonctionné. Il faut donc toujours s’en assurer, avant de fermer la porte qui s’est ouverte sur l’Invisible. »
Elle parlait à voix basse tout en faisant glisser le liquide tiède dans la gorge de Rives.
« Or il n’y a pas d’autre moyen que de laisser s’exprimer la douleur. C’est la seule preuve, bien tangible, que le presque mort est revenu dans le monde des Vivants. »
Matilda se contenta d’acquiescer, signe de sa compréhension intellectuelle. Mais son visage fermé démontrait le contraire. Tout son être refusait l’idée d’une douleur nécessaire, elle restait choquée par ce qu’elle ne trouvait pas juste.
Le jeune homme était maintenant inconscient, ou du moins insensible à la douleur. Il avait de nouveau le teint rosé, quoique bronzé par le soleil de Tanaris, et ses lèvres reprenaient leur couleur carmin d’origine. Son souffle était lent et sa mollesse n’était qu’engourdissement dû au sédatif. Radja allait maintenant pouvoir réduire les cassures et tenter de rabibocher les déchirures, sans le faire souffrir. Malheureusement, elle ne pourrait pas contourner les limites physiques imposées par ce corps particulièrement amoché. Il semblait d’ores et déjà évident qu’il ne marcherait plus aussi bien qu’auparavant, probable estropié qui alourdirait les rangs de ceux qui peinaient à se débrouiller seuls.
Cette seconde partie du rituel était bien moins angoissante, surtout maintenant que la transe n’était plus qu’un vague souvenir et que le parcours chamanique était clos. Matilda était à son aise dans ces soins du corps qu’elle pratiquait avec succès déjà sur les animaux. Elle s’empressa donc d’aider Radja. Très vite elle retrouva son assurance, donnant son avis sur les déplacements de côtes qui risquaient d’entraîner une déchirure supplémentaire ou sur les cervicales qu’il fallait tenir bien enchâssées entre elles pour ne pas risquer la paralysie totale. Sa concentration était à la hauteur de son besoin viscéral de remettre sur pieds le jeune homme qui avait tout de même risqué sa vie pour un bébé qui ne lui était rien.
Aussi fut-elle totalement désarçonnée en se sentant de nouveau partir en transe, incapable d’empêcher son corps de vibrer. Emportée dans une réplique, similaire à celle d’un tremblement de terre, elle vacillait sur ses jambes et se cramponnait désespérément à la table. Elle hoqueta, ses yeux se révulsèrent, puis, comme un tissu, elle glissa doucement sur elle-même vers le sol. Immédiatement Radja lâcha Rives qui pourtant reprenait peu à peu conscience. Chaque déplacement le faisait gémir et il fallait en terminer ou bien lui redonner du sédatif. Mais le renvoi de Matilda dans le royaume des esprits était autrement préoccupant.
« Ouh là… viens par là ma belle… ».
Elle la rattrapa de justesse avant qu’elle ne s’effondre complètement à terre, presque inconsciente.
« Et bien… te voilà repartie bien plus vite que je ne pensais… ».
Portée à bout de bras Matilda eut à peine le temps de tituber vers le lit de la vieille ou ce qui en tenait lieu. Radja l’allongea tout en murmurant.
« Surtout ne prends pas peur. Elle a probablement jugé que tu étais prête… C’est ton voyage cette fois-ci, je ne t’accompagne pas, de toute façon tu es déjà en chemin ».
Elle la recouvrit d’une couverture, ses gestes étaient doux, presque maternels.
« Mais je suis là, tout près. Je m’occupe de ton ami, juste à côté. Surtout ne prend pas peur, Elle s’occupe de toi ».
Cette seconde plongée fut immédiate et vertigineuse. C’est à peine si la jeune femme entendit le murmure de Radja, mais sa présence la rassura. Elle pénétrait seule en terres inconnues mais elle se sentait tout de même guidée par la voix de la vieille femme, rauque et chaleureuse. L’entrée dans le flux la prit par surprise, et tout se brouilla en un instant. La vision ne fût plus que taches de couleur puis traits hachés. L’ouïe n’était plus que fréquences, basses puis hautes, presque inaudibles. L’odorat la submergea, comme si une multitude d’odeurs fusionnaient en une masse écrasante qui pénétrait son corps tout entier, par tous les pores. La perception du lit sous son dos, celle de la couverture sur son torse, le frôlement d’un coussin sur sa joue, tout la piquait, son enveloppe corporelle semblait prise dans un étau brûlant d’énergie pure. Son corps avait beau être alangui sur le lit, il était animé d’une vibration qui la transportait. Ses sens explosaient, tous en même temps, en un fracas assourdissant. Tout son corps vibrait. Un charivari … une implosion … ou un spasme, phénoménal, incomparable, à peine descriptible. Puis le calme, absolu. Le silence, le vide, le Rien, ou plutôt le Tout. La sensation de faire corps avec le monde dans toute son immensité et même plus encore que le monde, l’infini, l’Invisible.
Puis la Gardienne se mit à parler, et tout son corps vibra comme une corde dont elle aurait joué, avec délicatesse. Elle l’habitait, lui donnait Vie, lui montrant d’un pincement de corde combien la portée de cette petite musique qui était la sienne s’accordait avec celles de tous les êtres vivants, ceux du présent mais aussi ceux du passé et ceux qui viendraient plus tard. La perception de Matilda s’étendait à l’infini, au delà de cette enveloppe corporelle qui gisait inerte sur une couche de paille dans une masure sombre, et cela dans un bien-être à nul autre pareil.
Le retour à la réalité fut douloureux. À nouveau le flux, encore plus rapide et vertigineux et à l’arrivée, la perception d’un corps lourd et contraignant, presque angoissant de finitude, piquant d’une chaleur suffocante, comme une côte de maille bien trop petite qui aurait corseté son corps tout entier jusqu’à le rendre minuscule et l’écraser, ou l’étouffer. C’était donc ça « réintégrer son corps »…. Matilda grimaça puis porta la main à son cou, comme pour se dégager d’un étau qui l’aurait empêchée de respirer. Les yeux fermés elle essayait de reprendre pied sur la terre ferme, retrouver ses sensations corporelles, ses esprits aussi…
Inspirer… Expirer… Le souffle se stabilisait… Au loin dans la nuit des chacals se passaient le mot… Des battements d’ailes, les vautours se joignaient au festin…. Plus près l’arbre invisible bruissait d’une force qui la traversait de nouveau…. Les crépitements du feu réduisaient l’espace… Le parfum de la dorépine se mêlait à celui de la fleur de feu pour s’infiltrer délicatement en elle, pénétration non intrusive car acceptée, calmante, le tissage de la couverture frissonnait agréablement sous ses doigts, elle reprenait peu à peu sa place dans le monde. Finalement elle happa l’air à grandes goulées puis se redressa d’un coup en gémissant. Tout son corps semblait piqué d’épingles, elle grimaça un sourire.
« Mais tu t’es servie de moi comme poupée de médecine ou quoi ? ».
Radja posait un emplâtre sur les membres de Rives, toujours sous sédatif. « Bah ! ». Elle riait. « C’est presque ça, tu sais ! ». Son rire était joyeux, complice et bienveillant. « Sauf que ce n’est pas moi qui les ai enfoncées, mais toi ».
Matilda se releva lentement, telle une convalescente.
« Moi ?!? Mais comment ça ? Je ne sais même pas ce qui s’est passé ! ».
Radja terminait sa tache tout en l’observant du coin de l’œil, amusée, manifestement heureuse de l’entendre se plaindre ainsi.
« Tu as fait le grand voyage ma belle… Et quand on revient, c’est toujours compliqué les premiers temps. Avec l’expérience tu reviendras de plus en plus facilement et tu finiras pas passer de l’un à l’autre comme on passe une porte… ou un portail de mage, tiens ».
Matilda frottait ses membres avec vigueur, essayant de retrouver la fluidité de toutes ses sensations intimes.
« Ah ? C’est comme un portail de mage, pourtant je… ».
Radja explosa d’un rire qui cette fois-ci était moqueur.
« Rien à voir ! Du tout ! Justement ! Quand tu maîtriseras cela ressemblera à ces petits sauts de puce que font les mages. Ils traversent à peine le Royaume Invisible, ils n’y pénètrent pas vraiment. Ils ne voient rien de ce qui s’y passe, ils ne font pas corps avec lui, ils ne deviennent pas le Grand Tout. Nous, si » Elle la regardait intensément. « Toi aussi Matilda. Désormais tu en fais partie. Tu connais le chemin. Tu es initiée, désormais. Toi aussi tu es le flux. Il n’appartient plus qu’à toi d’y retourner, et de rester Eveillée. »
La jeune femme regardait l’ancienne, hébétée.
« Mais… Je n’ai pas décidé d’y aller, là… Comment je pourrais y retourner puisque j’ai été happée sans le vouloir… Tu as bien vu… Je ne sais rien de tout ça, moi… Et puis… je ne sais pas non plus si j’ai vraiment envie d’y retourner…».
Radja haussa les épaules tout en rangeant son matériel, Rives avait maintenant deux membres pris dans un emplâtre épais, un bras contenu de l’épaule aux doigts, et une jambe totalement recouverte en dessous du genou, plus le bassin, lui aussi corseté dans un emplâtre. Avec cet appareillage il n’était pas prêt de se débrouiller seul avant un moment.
« Jamais une Gardienne ne forcerait un esprit. Tu ne t’en es pas rendue compte mais tu le souhaitais. Cette plongée correspond à un besoin qui s’est probablement manifesté autrement ». La sorcière l’observait, prête à se précipiter si elle repartait en transe, car c’était encore possible, vu son état flottant. « Tu n’as jamais eu la sensation d’accéder à autre chose, d’invisible et de grandiose ? ».
Matilda secoua doucement la tête tout en frottant vigoureusement ses bras serrés tout contre elle. Elle tremblait.
« Non…. Enfin…. Si, quand j’écoute ce qui se passe autour de moi, pour m’empêcher de trop penser… tu vois ? Et puis aussi… quand on est à l’affût par exemple… ». Elle était repartie dans ses réflexions, le regard en dedans. « Ou… ah… si…. Maintenant que tu le dis… en plus avec cette histoire de portail… si… oui… ». Elle piqua un fard et se redressa, tâchant de chasser les images qui maintenant l’assaillaient. Radja s’approcha et la recouvrit de la couverture.
« Ne prends pas froid. Tu y es déjà allée, n’est-ce pas ? ».
Elle lui frottait doucement le dos. Matilda fronça les yeux, refusant toujours l’idée.
« Mais non… ça n’a rien à voir… c’est… ». Elle soupira, pourquoi fallait-il dévoiler ce genre de détails. Elle ne le souhaitait pas et pourtant elle ne pouvait pas y échapper. Elle murmura. «Il y a un des traqueurs… Milan il s’appelle… quand on se regarde… dans les yeux, tu vois… tout au fond quoi… et bien… là, oui, je… j’ai l’impression de passer un portail pour … je ne sais pas où… mais… ». Elle secouait son petit visage fermé, l’idée lui paraissait farfelue, et même dangereuse. Radja esquissa un sourire amusé avant de compléter.
« Mais c’est effectivement là-bas. C’est la plénitude de la Vie qui y mène. Une plénitude en conscience. Le sentiment amoureux, quand il est fort, et partagé, peut parfois offrir cette plénitude. Si les deux personnes sont sincères, et le ressentent ensemble, on peut aussi y accéder de cette façon. C’est différent, car partagé mais … tout aussi efficace. Peut-être même plus fort, plus…. ». Elle esquissa un autre sourire en posant sa main sur le front de la jeune femme. « Enfin, tu verras bien ! Tu reprends des couleurs, je pense que cette fois-ci, tu es bien revenue. On va devoir déplacer ton ami pour qu’il se repose. Va chercher ton père, je vais voir avec lui ce qu’on en fait. Il faut lui trouver un logement pour du long terme».
Matilda avait oublié Rives qui les écoutait, le visage défait, comprenant tout à coup que Matilda ne s’intéresserait jamais à lui. Il grimaça un sourire, la bouche pâteuse.
« Milan… c’est le grand costaud qui a dit à ton père qu’il fallait te prévenir qu’il reviendrait avant la prochaine Traque, c’est ça ? ».
Elle le regarda, bouche bée.
« Hein ?!? Tu as vu Milan ! Il a dit quelque chose ?!? Mais… personne ne m’a prévenue, moi ! ».
Matilda avait plongé, très vite, malgré ses peurs. La vibration du tambour était diversement perçue selon les individus, mais, comme le pensait Radja, la jeune femme avait été rapidement happée par la force qui s’en dégageait. Sa grande sensibilité émotionnelle était un atout pour ce genre de voyage. La vieille chamane savait depuis longtemps que Matilda serait un jour appelée à suivre cet enseignement. Peut-être même était-elle espérée, voire attendue, mais il fallait pourtant qu’elle ressente seule cet appel, en son for intérieur, pour emprunter d’elle-même ce chemin difficile et parfois dangereux. Nulle ne pouvait être forcée à entamer cette descente en soi-même. Il était nécessaire d’en avoir la force, et donc le désir. Mais cela viendrait en son temps, peut-être à la faveur d’un rituel pour sauver un proche, par exemple. Radja n’avait pas besoin de Matilda pour ramener le jeune homme dans le monde visible. Mais puisque cela pouvait lui donner un aperçu de la force des Gardiennes, elle aurait eu tort de ne pas en profiter.
Surmontant sa peur, bien réelle, Matilda avait donc tenu le bras de Radja, serré fort, jusqu’à en oublier où elle était, et qui elle était. C’était une plongée en soi-même, en même temps qu’une incursion dans le monde infini des ombres et des esprits, ce royaume invisible qu’elle avait déjà entr’aperçu en glissant avec délice dans le regard de Milan. Peuplé de tous ceux, minéraux, végétaux ou animaux, qui avaient modelé le monde visible et le transformaient encore, ce royaume n’était accessible qu’à ceux qui en acceptaient le risque, celui d’en être altérés, à jamais. Voilà pourquoi Radja n’avait souhaité qu’une seule personne auprès d’elle pour le rituel. Il fallait être initié ou potentiellement pouvoir l’être.
Pourtant, lorsque la chamane avait entamé le voyage du retour, Matilda ne s’était pas sentie différente, pas encore, pas vraiment. Elle avait bien eu l’impression de participer à une conversation muette avec « quelqu’un » ou « quelque chose » de magistral, ainsi que la sensation d’avoir rencontré plusieurs esprits animaux qui l’avaient accompagnée. Mais lorsqu’elle s’était réveillée, chancelante au bras de Radja, tout avait disparu dans une brume opaque et cotonneuse. Seul restait un arbre, qu’elle avait le sentiment d’avoir traversé ou parcouru ou… enfin un arbre, superbe, qui restait en elle et la faisait se redresser, pleine d’une force nouvelle.
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, encore étourdie par ses visions, le corps du jeune homme était toujours disloqué, mais il avait repris des couleurs et de la vie. Son souffle était lent et puissant, comme celui de cet arbre invisible qui semblait maintenant trôner au milieu de la masure et lui servir de tuteur. Rives geignait, de plus en plus fort, preuve qu’il prenait petit à petit conscience de sa douleur. Radja avait attrapé, sur une table proche de la cheminée, un bol contenant un liquide qui fumait encore un peu. Elle attendit un moment, le laissant geindre, puis elle fit signe à Matilda de soulever la tête du jeune homme pour le faire boire. Elle murmura, mais le ton était ferme.
« Vas-y, bois… cela va atténuer la douleur ».
Elle répondit ensuite au désarroi de Matilda qui ne comprenait pas l’attente douloureuse infligée au jeune homme.
« Il fallait que je l’entende souffrir physiquement, pour être certaine qu’il était bien de retour. Nous avons rencontré la Gardienne, et je sais même qu’Elle t’a parlé. Mais le rituel peut ne pas avoir fonctionné. Il faut donc toujours s’en assurer, avant de fermer la porte qui s’est ouverte sur l’Invisible. »
Elle parlait à voix basse tout en faisant glisser le liquide tiède dans la gorge de Rives.
« Or il n’y a pas d’autre moyen que de laisser s’exprimer la douleur. C’est la seule preuve, bien tangible, que le presque mort est revenu dans le monde des Vivants. »
Matilda se contenta d’acquiescer, signe de sa compréhension intellectuelle. Mais son visage fermé démontrait le contraire. Tout son être refusait l’idée d’une douleur nécessaire, elle restait choquée par ce qu’elle ne trouvait pas juste.
Le jeune homme était maintenant inconscient, ou du moins insensible à la douleur. Il avait de nouveau le teint rosé, quoique bronzé par le soleil de Tanaris, et ses lèvres reprenaient leur couleur carmin d’origine. Son souffle était lent et sa mollesse n’était qu’engourdissement dû au sédatif. Radja allait maintenant pouvoir réduire les cassures et tenter de rabibocher les déchirures, sans le faire souffrir. Malheureusement, elle ne pourrait pas contourner les limites physiques imposées par ce corps particulièrement amoché. Il semblait d’ores et déjà évident qu’il ne marcherait plus aussi bien qu’auparavant, probable estropié qui alourdirait les rangs de ceux qui peinaient à se débrouiller seuls.
Cette seconde partie du rituel était bien moins angoissante, surtout maintenant que la transe n’était plus qu’un vague souvenir et que le parcours chamanique était clos. Matilda était à son aise dans ces soins du corps qu’elle pratiquait avec succès déjà sur les animaux. Elle s’empressa donc d’aider Radja. Très vite elle retrouva son assurance, donnant son avis sur les déplacements de côtes qui risquaient d’entraîner une déchirure supplémentaire ou sur les cervicales qu’il fallait tenir bien enchâssées entre elles pour ne pas risquer la paralysie totale. Sa concentration était à la hauteur de son besoin viscéral de remettre sur pieds le jeune homme qui avait tout de même risqué sa vie pour un bébé qui ne lui était rien.
Aussi fut-elle totalement désarçonnée en se sentant de nouveau partir en transe, incapable d’empêcher son corps de vibrer. Emportée dans une réplique, similaire à celle d’un tremblement de terre, elle vacillait sur ses jambes et se cramponnait désespérément à la table. Elle hoqueta, ses yeux se révulsèrent, puis, comme un tissu, elle glissa doucement sur elle-même vers le sol. Immédiatement Radja lâcha Rives qui pourtant reprenait peu à peu conscience. Chaque déplacement le faisait gémir et il fallait en terminer ou bien lui redonner du sédatif. Mais le renvoi de Matilda dans le royaume des esprits était autrement préoccupant.
« Ouh là… viens par là ma belle… ».
Elle la rattrapa de justesse avant qu’elle ne s’effondre complètement à terre, presque inconsciente.
« Et bien… te voilà repartie bien plus vite que je ne pensais… ».
Portée à bout de bras Matilda eut à peine le temps de tituber vers le lit de la vieille ou ce qui en tenait lieu. Radja l’allongea tout en murmurant.
« Surtout ne prends pas peur. Elle a probablement jugé que tu étais prête… C’est ton voyage cette fois-ci, je ne t’accompagne pas, de toute façon tu es déjà en chemin ».
Elle la recouvrit d’une couverture, ses gestes étaient doux, presque maternels.
« Mais je suis là, tout près. Je m’occupe de ton ami, juste à côté. Surtout ne prend pas peur, Elle s’occupe de toi ».
Cette seconde plongée fut immédiate et vertigineuse. C’est à peine si la jeune femme entendit le murmure de Radja, mais sa présence la rassura. Elle pénétrait seule en terres inconnues mais elle se sentait tout de même guidée par la voix de la vieille femme, rauque et chaleureuse. L’entrée dans le flux la prit par surprise, et tout se brouilla en un instant. La vision ne fût plus que taches de couleur puis traits hachés. L’ouïe n’était plus que fréquences, basses puis hautes, presque inaudibles. L’odorat la submergea, comme si une multitude d’odeurs fusionnaient en une masse écrasante qui pénétrait son corps tout entier, par tous les pores. La perception du lit sous son dos, celle de la couverture sur son torse, le frôlement d’un coussin sur sa joue, tout la piquait, son enveloppe corporelle semblait prise dans un étau brûlant d’énergie pure. Son corps avait beau être alangui sur le lit, il était animé d’une vibration qui la transportait. Ses sens explosaient, tous en même temps, en un fracas assourdissant. Tout son corps vibrait. Un charivari … une implosion … ou un spasme, phénoménal, incomparable, à peine descriptible. Puis le calme, absolu. Le silence, le vide, le Rien, ou plutôt le Tout. La sensation de faire corps avec le monde dans toute son immensité et même plus encore que le monde, l’infini, l’Invisible.
Puis la Gardienne se mit à parler, et tout son corps vibra comme une corde dont elle aurait joué, avec délicatesse. Elle l’habitait, lui donnait Vie, lui montrant d’un pincement de corde combien la portée de cette petite musique qui était la sienne s’accordait avec celles de tous les êtres vivants, ceux du présent mais aussi ceux du passé et ceux qui viendraient plus tard. La perception de Matilda s’étendait à l’infini, au delà de cette enveloppe corporelle qui gisait inerte sur une couche de paille dans une masure sombre, et cela dans un bien-être à nul autre pareil.
Le retour à la réalité fut douloureux. À nouveau le flux, encore plus rapide et vertigineux et à l’arrivée, la perception d’un corps lourd et contraignant, presque angoissant de finitude, piquant d’une chaleur suffocante, comme une côte de maille bien trop petite qui aurait corseté son corps tout entier jusqu’à le rendre minuscule et l’écraser, ou l’étouffer. C’était donc ça « réintégrer son corps »…. Matilda grimaça puis porta la main à son cou, comme pour se dégager d’un étau qui l’aurait empêchée de respirer. Les yeux fermés elle essayait de reprendre pied sur la terre ferme, retrouver ses sensations corporelles, ses esprits aussi…
Inspirer… Expirer… Le souffle se stabilisait… Au loin dans la nuit des chacals se passaient le mot… Des battements d’ailes, les vautours se joignaient au festin…. Plus près l’arbre invisible bruissait d’une force qui la traversait de nouveau…. Les crépitements du feu réduisaient l’espace… Le parfum de la dorépine se mêlait à celui de la fleur de feu pour s’infiltrer délicatement en elle, pénétration non intrusive car acceptée, calmante, le tissage de la couverture frissonnait agréablement sous ses doigts, elle reprenait peu à peu sa place dans le monde. Finalement elle happa l’air à grandes goulées puis se redressa d’un coup en gémissant. Tout son corps semblait piqué d’épingles, elle grimaça un sourire.
« Mais tu t’es servie de moi comme poupée de médecine ou quoi ? ».
Radja posait un emplâtre sur les membres de Rives, toujours sous sédatif. « Bah ! ». Elle riait. « C’est presque ça, tu sais ! ». Son rire était joyeux, complice et bienveillant. « Sauf que ce n’est pas moi qui les ai enfoncées, mais toi ».
Matilda se releva lentement, telle une convalescente.
« Moi ?!? Mais comment ça ? Je ne sais même pas ce qui s’est passé ! ».
Radja terminait sa tache tout en l’observant du coin de l’œil, amusée, manifestement heureuse de l’entendre se plaindre ainsi.
« Tu as fait le grand voyage ma belle… Et quand on revient, c’est toujours compliqué les premiers temps. Avec l’expérience tu reviendras de plus en plus facilement et tu finiras pas passer de l’un à l’autre comme on passe une porte… ou un portail de mage, tiens ».
Matilda frottait ses membres avec vigueur, essayant de retrouver la fluidité de toutes ses sensations intimes.
« Ah ? C’est comme un portail de mage, pourtant je… ».
Radja explosa d’un rire qui cette fois-ci était moqueur.
« Rien à voir ! Du tout ! Justement ! Quand tu maîtriseras cela ressemblera à ces petits sauts de puce que font les mages. Ils traversent à peine le Royaume Invisible, ils n’y pénètrent pas vraiment. Ils ne voient rien de ce qui s’y passe, ils ne font pas corps avec lui, ils ne deviennent pas le Grand Tout. Nous, si » Elle la regardait intensément. « Toi aussi Matilda. Désormais tu en fais partie. Tu connais le chemin. Tu es initiée, désormais. Toi aussi tu es le flux. Il n’appartient plus qu’à toi d’y retourner, et de rester Eveillée. »
La jeune femme regardait l’ancienne, hébétée.
« Mais… Je n’ai pas décidé d’y aller, là… Comment je pourrais y retourner puisque j’ai été happée sans le vouloir… Tu as bien vu… Je ne sais rien de tout ça, moi… Et puis… je ne sais pas non plus si j’ai vraiment envie d’y retourner…».
Radja haussa les épaules tout en rangeant son matériel, Rives avait maintenant deux membres pris dans un emplâtre épais, un bras contenu de l’épaule aux doigts, et une jambe totalement recouverte en dessous du genou, plus le bassin, lui aussi corseté dans un emplâtre. Avec cet appareillage il n’était pas prêt de se débrouiller seul avant un moment.
« Jamais une Gardienne ne forcerait un esprit. Tu ne t’en es pas rendue compte mais tu le souhaitais. Cette plongée correspond à un besoin qui s’est probablement manifesté autrement ». La sorcière l’observait, prête à se précipiter si elle repartait en transe, car c’était encore possible, vu son état flottant. « Tu n’as jamais eu la sensation d’accéder à autre chose, d’invisible et de grandiose ? ».
Matilda secoua doucement la tête tout en frottant vigoureusement ses bras serrés tout contre elle. Elle tremblait.
« Non…. Enfin…. Si, quand j’écoute ce qui se passe autour de moi, pour m’empêcher de trop penser… tu vois ? Et puis aussi… quand on est à l’affût par exemple… ». Elle était repartie dans ses réflexions, le regard en dedans. « Ou… ah… si…. Maintenant que tu le dis… en plus avec cette histoire de portail… si… oui… ». Elle piqua un fard et se redressa, tâchant de chasser les images qui maintenant l’assaillaient. Radja s’approcha et la recouvrit de la couverture.
« Ne prends pas froid. Tu y es déjà allée, n’est-ce pas ? ».
Elle lui frottait doucement le dos. Matilda fronça les yeux, refusant toujours l’idée.
« Mais non… ça n’a rien à voir… c’est… ». Elle soupira, pourquoi fallait-il dévoiler ce genre de détails. Elle ne le souhaitait pas et pourtant elle ne pouvait pas y échapper. Elle murmura. «Il y a un des traqueurs… Milan il s’appelle… quand on se regarde… dans les yeux, tu vois… tout au fond quoi… et bien… là, oui, je… j’ai l’impression de passer un portail pour … je ne sais pas où… mais… ». Elle secouait son petit visage fermé, l’idée lui paraissait farfelue, et même dangereuse. Radja esquissa un sourire amusé avant de compléter.
« Mais c’est effectivement là-bas. C’est la plénitude de la Vie qui y mène. Une plénitude en conscience. Le sentiment amoureux, quand il est fort, et partagé, peut parfois offrir cette plénitude. Si les deux personnes sont sincères, et le ressentent ensemble, on peut aussi y accéder de cette façon. C’est différent, car partagé mais … tout aussi efficace. Peut-être même plus fort, plus…. ». Elle esquissa un autre sourire en posant sa main sur le front de la jeune femme. « Enfin, tu verras bien ! Tu reprends des couleurs, je pense que cette fois-ci, tu es bien revenue. On va devoir déplacer ton ami pour qu’il se repose. Va chercher ton père, je vais voir avec lui ce qu’on en fait. Il faut lui trouver un logement pour du long terme».
Matilda avait oublié Rives qui les écoutait, le visage défait, comprenant tout à coup que Matilda ne s’intéresserait jamais à lui. Il grimaça un sourire, la bouche pâteuse.
« Milan… c’est le grand costaud qui a dit à ton père qu’il fallait te prévenir qu’il reviendrait avant la prochaine Traque, c’est ça ? ».
Elle le regarda, bouche bée.
« Hein ?!? Tu as vu Milan ! Il a dit quelque chose ?!? Mais… personne ne m’a prévenue, moi ! ».
Matilda Koen- Citoyen
- Nombre de messages : 853
Lieu de naissance : Kalimdor
Age : 36
Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
Un bon choix.
Il faisait nuit, tout le village dormait, ou presque. Seuls traînaient les derniers habitués de la taverne à qui s’étaient joints les nains, bien réveillés. Incapables d’aller dormir sans savoir ce qu’il advenait de Rives, ils éclusaient rhums et bières en compagnie de Wilfried, qui s’était finalement laissé convaincre, sans grand mal. Le désir de retrouver Sofia, pourtant bien ancré en lui depuis leur arrivée à Gadgetzan, était tout de même moins fort que celui de savoir le jeune homme sorti d’affaires. Il s’en sentait responsable.
Matilda les retrouva donc sans peine, d’autant plus que les rires de Tharig portaient loin. À l’entendre il semblait fin saoul. Pourtant dès qu’il la vit entrer, la mine inquiète, il se redressa comme s’il la guettait, aussi alerte qu’un sanglier prêt à charger sur sa proie.
« Alors ?!? Comment va le gamin ? ».
La jeune femme avait fait signe au fils du tavernier en entrant, elle avait soif. Pas de bière, et encore moins de rhum, mais si c’était tout ce qu’il avait à proposer, elle s’en contenterait. Heureusement il la connaissait, et c’est un grand verre de jus de pommes qu’il lui présenta. Il avait le sourire attentionné et le regard vaguement charmeur, mais elle ne s’en aperçut pas. Elle était préoccupée. Elle le remercia sans vraiment le regarder et vida presque le verre d’une traite, avant de répondre aux nains, le sourire dépité.
« Il est vivant, et revenu de là où il était. C’est déjà ça…. ».
Le fils Belfond était reparti avec le verre vide, sans demander son reste. Tharig eut le temps de percevoir son embarras. Encore un qui en pinçait pour elle. Il en fut ravi, presque fier, et s’en amusa en silence. Matilda hésitait à parler du danger qui entourait Rives. Un murmure de satisfaction, de le savoir sorti d’affaire puis le nain se lança.
« …. Mais ? Vas-y… Dis nous tout. ».
Elle haussa les épaules tout en quémandant, d’un regard plus franc et souriant, le second verre que le jeune tavernier avait déjà anticipé.
« Mais il ne marchera peut-être plus jamais… ou alors avec une béquille. Radja a réduit les fractures mais elle a aussi probablement soudé quelques os. Il faut donc attendre de lui enlever sa coque d’emplâtres et voir comment il s’en sort. Et encore, s’il ne perd pas sa jambe ou autre chose d’ici là, car on craint aussi une déchirure invisible et purulente, et ce serait autrement plus grave. Il n’est pas à l’abri d’une infection, qui pourrait même le tuer… ». Elle se tourna vers son père. « Il en a pour un moment, il va devoir rester au village et il va falloir lui trouver un logement. Radja m’envoie pour que tu t’en occupes.»
Koen avait le regard vague, le visage fermé, tenant son bock de bière à moitié plein. Il n’avait pas vraiment bu, il patientait avec les autres, simplement. Il lui lança un regard noir, de défi et de rage.
« Et le chiard ? Tu t’en es bien débarrassée comme prévu ? ».
Elle hoqueta.
« Comment tu dis ça… Le chiard…. S’en débarrasser… ». Elle leva les yeux au plafond, dépitée, puis elle soupira, répondant à regret. « Pour le moment il est chez Perle ». Elle planta alors son regard dans celui de son père. Le ton était acerbe. « Je suppose que tu vois qui c’est».
Il acquiesça, de nouveau muet. Tharig lui effleura le bras, questionnant du regard. Matilda secoua la tête pour son père, vaguement méprisante, puis elle se chargea d’expliquer.
« C’est une métisse qui est arrivée ici il y environ huit mois. Elle était enceinte mais…. la peau verdâtre et… ».
Koen lui coupa la parole, le ton dédaigneux.
« Les braves gens, d’ici ou d’ailleurs, n’aiment pas les différences. Ils en ont peur. Ceux d’ici ont bien failli la lapider. Radja devait s’en occuper quand on a quitté le village pour partir en Traque. J’imagine qu’elle lui a trouvé un abri. Il est donc chez elle ? ».
Matilda acquiesça, finissant son jus. Elle regardait de nouveau son père comme le monstre qu’il s’évertuait à vouloir montrer. « Les gens d’ici…. Certes tu n’en faisais pas partie mais … on ne peut pas dire non plus que tu l’as aidée. » Le ton était de nouveau acerbe. « Ça s’est finalement arrangé, oui, mais pas grâce à toi. »
Koen haussa les épaules, il se fichait complètement de ce qu’elle pensait.
« Si tu crois qu’on m’écoute, ici, tu as tort. Ils n’ont jamais eu de respect pour moi, encore moins depuis que je fréquente Sofia. Quand ils en ont besoin, ils savent où la trouver, mais sinon ils la traitent comme une pestiférée. Je me fous de ce qu’ils pensent et la plupart m’en veulent d’être celui qu’elle met dans son lit. Me mettre en avant sur cette affaire aurait plus desservie cette pauvre Perle qu’autre chose. Demande à Radja, elle connaît mes raisons… et elle les approuve ».
Matilda se redressa, piquée au vif. L’idée que son père puisse avoir des relations amicales avec Radja tout en fréquentant Sofia lui déplaisait, sans qu’elle en comprenne la raison. Elle avait envie de repartir voir Rives mais elle continua, s’adressant à Tharig.
« Perle est vraiment adorable. C’est impossible de ne pas l’apprécier. Elle a accouché il y a un mois et demi, et elle peut nourrir l’enfant de Liliane. Elle va le garder quelques jours, ou semaines, le temps qu’on trouve une autre solution. Mais elle aimerait un prénom… ».
Matilda ne le regardait plus mais Koen secoua la tête en grognant, l’air mauvais.
« Et ? Que veux-tu qu’on y fasse ? Elle n’a qu’à décider, c’est plus mon problème ! ». Il frappa la table de son bock, éparpillant quelques giclées de bière sur la table, secouée par tout son corps qui venait de se tendre. Matilda l’observait, déçue, amère, sourcils froncés.
« Bien sûr que si c’est ton problème !!! C’est notre problème à tous !!! Et ce n’est pas un problème d’ailleurs ! Je l’ai mis au monde cet enfant ! Nous l’avons tous mis au monde ! C’est à nous de le nommer, c’est logique et… et… et humain ! ». Elle adressa un petit sourire contrit à Tharig et ses compères. « Enfin… vous voyez ce que je veux dire… ».
Le rouquin explosa de rire.
« Pour sûr que j’vois ! Mais on va pas lui donner un nom d’chez nous à c’gamin là ! Donnes-y donc l’prénom du pauv’ gars qui va mal. Après tout, au final, c’est lui son sauveur, non ? ».
Matilda acquiesça d’un sourire reconnaissant. « J’espère qu’il ne s’appelle pas Rives… ». Puis elle regarda de nouveau son père. « Tu connais son prénom ? ».
Koen était déjà prêt à bondir. Il se releva brutalement, dégageant sa chaise qui ripa jusqu’au mur.
« Non ! Et je m’en tape ! Donnes lui donc un prénom nain ou même orc, tiens, si ça te chante !!! Je vais voir Radja ! ». Il hurlait en sortant lorsqu’il se retourna brusquement. « Maintenant que tu peux voler de tes propres ailes, je suppose que tu vas laisser ta chambre ? ».
Matilda sursauta, abasourdie.
« Euh… oui… D’ailleurs Perle m’a proposé d’aller dormir chez elle ce soir, mais… ».
Il ne lui laissa pas le temps de compléter.
« Et bien vas-y ! Te gênes surtout pas pour moi ! Je vais héberger le gamin le temps qu’il aille mieux. Ça c’est vraiment mon affaire !!! ».
Matilda en eut le souffle coupé. Elle resta un bon moment sans rien dire, éberluée par tant de rage. Tharig fit glisser un verre de rhum vers elle, pensant la requinquer, mais elle refusa poliment, aucune envie de perdre ses esprits, même un peu. Enfin elle se redressa, déterminée à en finir, une bonne fois pour toutes.
« Bon. Je vais vider ma chambre, avant qu’il y mette Rives. C’est d’ailleurs une très bonne idée… même si c’est un peu précipité ». Elle le pensait mais luttait pour ne pas pleurer. « J’ai pas tant que ça de bidules à embarquer, mais un peu quand même… ».
Le ton était hésitant. Tharig comprit immédiatement. Il se redressa, faisant signe aux autres de le suivre.
« Hardis les gars ! On va l’aider à faire le ménage chez elle… enfin chez Koen… et on verra après si on trouve des donzelles pour nous accueillir pour la nuit ! ».
Matilda remercia d’un sourire tout en se dirigeant vers le tavernier qui grattait les cordes d’une vieille mais belle guitare, tout les écoutant de loin, l’air de rien.
« Soral, tu pourrais me louer un petit coin dans votre remise le temps que je me trouve un vrai logement ? Ton père n’est pas là mais je suppose que tu peux décider de ça ? ».
La voyant arriver le jeune homme s’était déjà redressé et avait posé sa guitare avec précaution sur une chaise non loin. L’instrument lui était cher. Puis il la regarda un instant, muet, presque à l’arrêt, hésitant. Enfin un rapide sourire en coin illumina son visage doux malgré la barbe qui lui mangeait les joues.
« Ah mais… tu n’es pas au courant…. Mon père m’a laissé l’affaire. Il est reparti vers le Sud. J’en suis le seul responsable maintenant et… Je ne vais rien te louer du tout Matilda… ».
Elle grimaça sans comprendre. Tharig s’était approché.
« Tu peux remplir ma remise de tout ce que tu veux, et pour le temps que tu veux…». Il la regardait maintenant dans les yeux, il essayait de parler avec assurance mais sa voix tremblait, il se dévoilait. « Et… si tu ne sais pas où dormir… je peux aussi te prêter un lit. »
Tharig n’aurait pas explosé de rire, Matilda n’aurait probablement pas compris le sous-entendu, bien maladroit vue la décomposition immédiate du visage de son auteur. Elle avait compris que le tavernier, puisqu’il semblait l’apprécier, souhaitait la dépanner d’une chambre vide pour la nuit. Mais le gloussement continu du quatuor ne laissait planer aucun doute, il y avait anguille sous roche. Elle piqua un fard.
« Oh ! Euh…. Non. Merci. Je vais dormir chez Perle. Mais… euh… c’est… ». Elle déglutit, sidérée par une audace que le pauvre Soral semblait lui aussi regretter. « Oui, c’est… gentil… euh… pour la remise ». Puis elle se tourna brusquement vers Tharig, inquiète. « Vous restez avec moi, hein ? Pour… enfin… pour mettre mes affaires dans la remise… ».
Le tavernier avait déjà tourné les talons, se donnant l’air amusé, puisque les nains riaient toujours. Mais il était évident qu’il était surtout dépité de lui-même. Il la respectait bien trop pour une offre aussi directe, même si sa langue avait fourché, bien malencontreusement. Mais il s’était tout à coup souvenu de ce que son père aurait éructé en le poussant du coude… « avec les filles c’est comme avec le reste, si t’essayes pas, t’auras jamais rien !». Alors sans réfléchir il s’était lancé, même s’il y avait bien longtemps qu’il avait compris que les conseils de son père étaient tout sauf avisés. Quel idiot ! Tout ça parce qu’il était désormais propriétaire de la plus belle auberge du coin ! Et qu’il s’imaginait être un bon parti !!!! Jamais il n’aurait dû s’aventurer sur un terrain aussi mouvant en présence des nains. Pourtant il lui avait paru qu’elle serait moins effarouchée par une proposition qui, bien qu’honnête, pouvait laisser paraître son attirance…. Ces fichus nains ! Toujours à voir l’extrême.
Matilda l’attirait, et ce depuis un moment, bien avant que son père ne lui lègue sa taverne. Il avait bien tenté de le lui faire savoir, chaque fois qu’il la croisait, mais elle ne comprenait rien. Il n’était pourtant pas sans expérience, mais il ne devait pas savoir s’y prendre. Trop rêveur disait son père qui ne cessait de le houspiller pour qu’il « agisse en homme ». Comme si la musique n’était pas une activité masculine. Maintenant que le père Belfond était parti il avait tout loisir de jouer, même parfois pour les clients, et pour autant il ne déméritait pas comme tavernier. Mais il ne savait manifestement toujours pas comment être, face à celle qui l’attirait.
Matilda était tellement différente des autres filles du village, elle le bouleversait, rien qu’à la regarder. Il la sentait vibrer, comme les cordes de sa guitare. Elle ne semblait pas le savoir elle-même, mais lui le pressentait. Il y avait en elle comme une énergie brute qu’il aurait aimé pouvoir étreindre, ou du moins effleurer. Il la voyait comme un luth, ou une harpe, un objet précieux dont seuls les plus grands maîtres auraient été autorisés à jouer, pour en tirer des sons parfaits. Quand il rêvait d’elle, et cela le reprenait brutalement dès qu’elle rentrait au village, il s’imaginait pouvoir en être l’humble instrumentiste, aimant et respectueux. Simple exécutant, il suivait une partition céleste qu’elle seule pouvait lire. Il la faisait vibrer et elle l’emmenait avec elle sur des portées invisibles, loin au dessus du monde réel. Voilà ce qu’il aurait aimé lui dire. Au lieu de ça il passait maintenant pour un abruti comme les autres… C’était certain, il aurait mieux fait de se taire.
Chez Koen le transfert ne prit pas longtemps. Matilda avait peu d’effets personnels, hormis quelques livres, romans et livres sur les plantes et les animaux, et du matériel d’artisanat. Lorsqu’elle était seule, dans le secret de sa petite chambre, elle s’amusait parfois à fabriquer ses propres vêtements, histoire de s’occuper les mains pour réfléchir. Puis elle les agrémentait de décorations très personnelles, à base de plumes, de fils de couleur, de paille tressée, de cuir traité, ou même de dents d’animaux qu’elle récoltait au cours des traques. Au fil des années, elle s’était constitué un petit trésor qu’elle conservait à l’abri des regards paternels. Il ne se gênait pas pour se moquer méchamment de cette activité jugée trop féminine.
Tout en déposant le tout dans deux malles que les nains s’étaient chargés de demander au tavernier, elle leur expliqua plus en détails comment allaient le bébé et surtout Rives. Il se trouvait que Tharig connaissait le prénom du jeune homme, ayant eu le temps, et l’envie, de sympathiser avec lui. Il se prénommait Gaspard, un prénom pourtant courant, qu’il taisait car c’était aussi le prénom de son père, et de son grand-père avant lui. N’appréciant ni l’un ni l’autre, tous deux alcooliques et violents, il n’envisageait plus de se faire appeler autrement. Matilda avait tout de suite été emballée.
« Je connais pas de Gaspard ! C’est mignon comme prénom…. ». Elle le murmura, ses yeux brillaient, elle pensait au bébé laissé chez Perle. « Va pour Gaspard alors ! Qu’est-ce que vous en dites ? ».
Le quatuor n’en pensait pas grand chose mais Tharig sentit qu’elle avait besoin de soutien.
« C’t’un joli prénom d’humain mais ça peut aussi passer pour un prénom d’nain ! Donc ça m’va parfaitement ! ». Un petit clin d’œil appuya sa parole enthousiaste. « Et puis… comme le gamin n’en veut pas, ben ça f’ra pas doublon… c’t’un bon choix. Après… y’faudra bien aussi lui donner un nom d’famille …´fin bon !!! y’s’ra bien temps d’y penser plus tard !»
Lorsqu’ils revinrent pour déposer les deux malles dans la remise, le jeune tavernier les attendait. Il avait allumé une lanterne, déblayé un coin bien au sec et il tranquillement fumait la pipe, assis sur une caisse. Mais il se leva dès qu’il les vit arriver. Il était nerveux et empêtré. Matilda s’en trouva embarrassée. Il en pinçait sans doute pour elle, lui avait expliqué Tharig qui se sentait l’âme paternelle, ou en tout cas protectrice. Elle ne devait pas en avoir peur, mais elle devait apprendre à repérer les bons gars des salopiaux qui l’abîmeraient. Se sentant incapable de faire ici la différence, même si Tharig ne le pensait pas méchant, elle laissa donc les nains s’avancer, avec les deux malles remplies, vers le coin au sec. Le tavernier ne la quittait pas des yeux, un petit sourire en coin grimaçant, le bras ballant avec sa pipe qui s’éteignait, il semblait perdu, apeuré, et même aux abois. Matilda ne savait plus que faire. Il n’avait franchement pas l’air aussi mauvais qu’elle l’avait cru au moment des rires. Après tout, elle le connaissait et jamais elle ne l’avait craint. Qu’est-ce donc qui avait changé…. Impossible de le comprendre. Elle restait donc sur le pas de la porte, indécise, tandis que Tharig les observait. Tout à coup le nain s’avança vers le jeune homme. Il avait compris.
« Le lit… pour Matilda… en fait c’est dans une chambre vide, une chambre pour un client ? Que tu lui offres ? C’est ça ? ».
Soral sursauta, interdit. Il hurla presque.
« Mais oui !!! Bien sûr que oui !!!! ».
Il semblait presque au bord des larmes, débordant de reconnaissance. « Jamais je.. Mais… Forcément !!! ». Il regardait Matilda, les yeux exorbités. « Je… enfin… je ne suis pas comme ça… tu le sais, non ? ».
Matilda s’avança lentement dans la remise. Un pas, puis un deuxième.
« Bah… Oui. Enfin…. Si, oui. Mais… ».
Elle haussa les épaules en regardant Tharig.
« Vous aviez l’air tellement sûrs de vous… ».
Sans ménagement le nain les prit tous deux d’une main par le bras. On aurait dit qu’il officiait pour une union sacrée entre deux êtres.
« J’pouvais pas savoir qu’il était aussi empoté qu’toi ! Corn’ de bique en rut ! Faut pas être fâchés là ! C’nous aut’ qui… ». Il les avait tous deux rapprochés mais chacun de son côté luttait pour ne pas se retrouver trop près. Deux aimants qui s’attiraient et se repoussaient tout en même temps. Il repartit dans un rire explosif en les lâchant.
« Boooon !!!! J’peux pas faire mieux !!! Nous on va aller ... s'reposer d'tout ça ! Tu nous as bien gardé une chambre ou deux sous les toits mon gars ?!? ».
Ses compères se mirent à râler.
« Oh ! Tu nous avais promis des oreillers bien tendres et moelleux pour la nuit ! ».
Tharig lança un clin d’œil au tavernier qui s’était reculé.
« Ah mais c’est toujours prévu… Non ? ».
Encore sous le coup de l’imbroglio, le fils Belfond avait perdu toute son assurance commerciale. Tharig vint le secouer. Le tavernier sursauta, retrouvant ses esprits.
« Hein ?!?! Ah ! Oui !!! Une seule chambre, la plus grande, avec deux lits !!! Et… ». Il piqua un fard qui, « heureusement » se dit-il en en un éclair de lucidité, ne se perçut pas sous la barbe. Un regard furtif vers Matilda, il aurait aimé ne pas avoir à détailler ce genre de service. « … euh… comme demandé… ces dames vous attendent… et elles ont reçu la moitié de la somme promise… ».
Il esquissa un petit sourire d’excuse vers Matilda qui ne le regardait plus. Elle était hilare, subjuguée par le quatuor.
« Ah mais… ce n’étaient pas des paroles en l’air alors ?!? ».
Tharig l’étreignit avec amitié, heureux de la voir de nouveau joyeuse.
« Qu’est-c’ tu crois ? Une parole de nain c’est de l’or de Titan !! Pis… « . Il fit mine de vouloir lui dire un secret mais son ton restait audible. « J’compte bien en prendre ma part !! Pas question d’les laisser fricoter sans moi !!! On partage tout, hein les gars !!?? Tous les plaisirs … et même les femmes ! ».
Il faisait nuit, tout le village dormait, ou presque. Seuls traînaient les derniers habitués de la taverne à qui s’étaient joints les nains, bien réveillés. Incapables d’aller dormir sans savoir ce qu’il advenait de Rives, ils éclusaient rhums et bières en compagnie de Wilfried, qui s’était finalement laissé convaincre, sans grand mal. Le désir de retrouver Sofia, pourtant bien ancré en lui depuis leur arrivée à Gadgetzan, était tout de même moins fort que celui de savoir le jeune homme sorti d’affaires. Il s’en sentait responsable.
Matilda les retrouva donc sans peine, d’autant plus que les rires de Tharig portaient loin. À l’entendre il semblait fin saoul. Pourtant dès qu’il la vit entrer, la mine inquiète, il se redressa comme s’il la guettait, aussi alerte qu’un sanglier prêt à charger sur sa proie.
« Alors ?!? Comment va le gamin ? ».
La jeune femme avait fait signe au fils du tavernier en entrant, elle avait soif. Pas de bière, et encore moins de rhum, mais si c’était tout ce qu’il avait à proposer, elle s’en contenterait. Heureusement il la connaissait, et c’est un grand verre de jus de pommes qu’il lui présenta. Il avait le sourire attentionné et le regard vaguement charmeur, mais elle ne s’en aperçut pas. Elle était préoccupée. Elle le remercia sans vraiment le regarder et vida presque le verre d’une traite, avant de répondre aux nains, le sourire dépité.
« Il est vivant, et revenu de là où il était. C’est déjà ça…. ».
Le fils Belfond était reparti avec le verre vide, sans demander son reste. Tharig eut le temps de percevoir son embarras. Encore un qui en pinçait pour elle. Il en fut ravi, presque fier, et s’en amusa en silence. Matilda hésitait à parler du danger qui entourait Rives. Un murmure de satisfaction, de le savoir sorti d’affaire puis le nain se lança.
« …. Mais ? Vas-y… Dis nous tout. ».
Elle haussa les épaules tout en quémandant, d’un regard plus franc et souriant, le second verre que le jeune tavernier avait déjà anticipé.
« Mais il ne marchera peut-être plus jamais… ou alors avec une béquille. Radja a réduit les fractures mais elle a aussi probablement soudé quelques os. Il faut donc attendre de lui enlever sa coque d’emplâtres et voir comment il s’en sort. Et encore, s’il ne perd pas sa jambe ou autre chose d’ici là, car on craint aussi une déchirure invisible et purulente, et ce serait autrement plus grave. Il n’est pas à l’abri d’une infection, qui pourrait même le tuer… ». Elle se tourna vers son père. « Il en a pour un moment, il va devoir rester au village et il va falloir lui trouver un logement. Radja m’envoie pour que tu t’en occupes.»
Koen avait le regard vague, le visage fermé, tenant son bock de bière à moitié plein. Il n’avait pas vraiment bu, il patientait avec les autres, simplement. Il lui lança un regard noir, de défi et de rage.
« Et le chiard ? Tu t’en es bien débarrassée comme prévu ? ».
Elle hoqueta.
« Comment tu dis ça… Le chiard…. S’en débarrasser… ». Elle leva les yeux au plafond, dépitée, puis elle soupira, répondant à regret. « Pour le moment il est chez Perle ». Elle planta alors son regard dans celui de son père. Le ton était acerbe. « Je suppose que tu vois qui c’est».
Il acquiesça, de nouveau muet. Tharig lui effleura le bras, questionnant du regard. Matilda secoua la tête pour son père, vaguement méprisante, puis elle se chargea d’expliquer.
« C’est une métisse qui est arrivée ici il y environ huit mois. Elle était enceinte mais…. la peau verdâtre et… ».
Koen lui coupa la parole, le ton dédaigneux.
« Les braves gens, d’ici ou d’ailleurs, n’aiment pas les différences. Ils en ont peur. Ceux d’ici ont bien failli la lapider. Radja devait s’en occuper quand on a quitté le village pour partir en Traque. J’imagine qu’elle lui a trouvé un abri. Il est donc chez elle ? ».
Matilda acquiesça, finissant son jus. Elle regardait de nouveau son père comme le monstre qu’il s’évertuait à vouloir montrer. « Les gens d’ici…. Certes tu n’en faisais pas partie mais … on ne peut pas dire non plus que tu l’as aidée. » Le ton était de nouveau acerbe. « Ça s’est finalement arrangé, oui, mais pas grâce à toi. »
Koen haussa les épaules, il se fichait complètement de ce qu’elle pensait.
« Si tu crois qu’on m’écoute, ici, tu as tort. Ils n’ont jamais eu de respect pour moi, encore moins depuis que je fréquente Sofia. Quand ils en ont besoin, ils savent où la trouver, mais sinon ils la traitent comme une pestiférée. Je me fous de ce qu’ils pensent et la plupart m’en veulent d’être celui qu’elle met dans son lit. Me mettre en avant sur cette affaire aurait plus desservie cette pauvre Perle qu’autre chose. Demande à Radja, elle connaît mes raisons… et elle les approuve ».
Matilda se redressa, piquée au vif. L’idée que son père puisse avoir des relations amicales avec Radja tout en fréquentant Sofia lui déplaisait, sans qu’elle en comprenne la raison. Elle avait envie de repartir voir Rives mais elle continua, s’adressant à Tharig.
« Perle est vraiment adorable. C’est impossible de ne pas l’apprécier. Elle a accouché il y a un mois et demi, et elle peut nourrir l’enfant de Liliane. Elle va le garder quelques jours, ou semaines, le temps qu’on trouve une autre solution. Mais elle aimerait un prénom… ».
Matilda ne le regardait plus mais Koen secoua la tête en grognant, l’air mauvais.
« Et ? Que veux-tu qu’on y fasse ? Elle n’a qu’à décider, c’est plus mon problème ! ». Il frappa la table de son bock, éparpillant quelques giclées de bière sur la table, secouée par tout son corps qui venait de se tendre. Matilda l’observait, déçue, amère, sourcils froncés.
« Bien sûr que si c’est ton problème !!! C’est notre problème à tous !!! Et ce n’est pas un problème d’ailleurs ! Je l’ai mis au monde cet enfant ! Nous l’avons tous mis au monde ! C’est à nous de le nommer, c’est logique et… et… et humain ! ». Elle adressa un petit sourire contrit à Tharig et ses compères. « Enfin… vous voyez ce que je veux dire… ».
Le rouquin explosa de rire.
« Pour sûr que j’vois ! Mais on va pas lui donner un nom d’chez nous à c’gamin là ! Donnes-y donc l’prénom du pauv’ gars qui va mal. Après tout, au final, c’est lui son sauveur, non ? ».
Matilda acquiesça d’un sourire reconnaissant. « J’espère qu’il ne s’appelle pas Rives… ». Puis elle regarda de nouveau son père. « Tu connais son prénom ? ».
Koen était déjà prêt à bondir. Il se releva brutalement, dégageant sa chaise qui ripa jusqu’au mur.
« Non ! Et je m’en tape ! Donnes lui donc un prénom nain ou même orc, tiens, si ça te chante !!! Je vais voir Radja ! ». Il hurlait en sortant lorsqu’il se retourna brusquement. « Maintenant que tu peux voler de tes propres ailes, je suppose que tu vas laisser ta chambre ? ».
Matilda sursauta, abasourdie.
« Euh… oui… D’ailleurs Perle m’a proposé d’aller dormir chez elle ce soir, mais… ».
Il ne lui laissa pas le temps de compléter.
« Et bien vas-y ! Te gênes surtout pas pour moi ! Je vais héberger le gamin le temps qu’il aille mieux. Ça c’est vraiment mon affaire !!! ».
Matilda en eut le souffle coupé. Elle resta un bon moment sans rien dire, éberluée par tant de rage. Tharig fit glisser un verre de rhum vers elle, pensant la requinquer, mais elle refusa poliment, aucune envie de perdre ses esprits, même un peu. Enfin elle se redressa, déterminée à en finir, une bonne fois pour toutes.
« Bon. Je vais vider ma chambre, avant qu’il y mette Rives. C’est d’ailleurs une très bonne idée… même si c’est un peu précipité ». Elle le pensait mais luttait pour ne pas pleurer. « J’ai pas tant que ça de bidules à embarquer, mais un peu quand même… ».
Le ton était hésitant. Tharig comprit immédiatement. Il se redressa, faisant signe aux autres de le suivre.
« Hardis les gars ! On va l’aider à faire le ménage chez elle… enfin chez Koen… et on verra après si on trouve des donzelles pour nous accueillir pour la nuit ! ».
Matilda remercia d’un sourire tout en se dirigeant vers le tavernier qui grattait les cordes d’une vieille mais belle guitare, tout les écoutant de loin, l’air de rien.
« Soral, tu pourrais me louer un petit coin dans votre remise le temps que je me trouve un vrai logement ? Ton père n’est pas là mais je suppose que tu peux décider de ça ? ».
La voyant arriver le jeune homme s’était déjà redressé et avait posé sa guitare avec précaution sur une chaise non loin. L’instrument lui était cher. Puis il la regarda un instant, muet, presque à l’arrêt, hésitant. Enfin un rapide sourire en coin illumina son visage doux malgré la barbe qui lui mangeait les joues.
« Ah mais… tu n’es pas au courant…. Mon père m’a laissé l’affaire. Il est reparti vers le Sud. J’en suis le seul responsable maintenant et… Je ne vais rien te louer du tout Matilda… ».
Elle grimaça sans comprendre. Tharig s’était approché.
« Tu peux remplir ma remise de tout ce que tu veux, et pour le temps que tu veux…». Il la regardait maintenant dans les yeux, il essayait de parler avec assurance mais sa voix tremblait, il se dévoilait. « Et… si tu ne sais pas où dormir… je peux aussi te prêter un lit. »
Tharig n’aurait pas explosé de rire, Matilda n’aurait probablement pas compris le sous-entendu, bien maladroit vue la décomposition immédiate du visage de son auteur. Elle avait compris que le tavernier, puisqu’il semblait l’apprécier, souhaitait la dépanner d’une chambre vide pour la nuit. Mais le gloussement continu du quatuor ne laissait planer aucun doute, il y avait anguille sous roche. Elle piqua un fard.
« Oh ! Euh…. Non. Merci. Je vais dormir chez Perle. Mais… euh… c’est… ». Elle déglutit, sidérée par une audace que le pauvre Soral semblait lui aussi regretter. « Oui, c’est… gentil… euh… pour la remise ». Puis elle se tourna brusquement vers Tharig, inquiète. « Vous restez avec moi, hein ? Pour… enfin… pour mettre mes affaires dans la remise… ».
Le tavernier avait déjà tourné les talons, se donnant l’air amusé, puisque les nains riaient toujours. Mais il était évident qu’il était surtout dépité de lui-même. Il la respectait bien trop pour une offre aussi directe, même si sa langue avait fourché, bien malencontreusement. Mais il s’était tout à coup souvenu de ce que son père aurait éructé en le poussant du coude… « avec les filles c’est comme avec le reste, si t’essayes pas, t’auras jamais rien !». Alors sans réfléchir il s’était lancé, même s’il y avait bien longtemps qu’il avait compris que les conseils de son père étaient tout sauf avisés. Quel idiot ! Tout ça parce qu’il était désormais propriétaire de la plus belle auberge du coin ! Et qu’il s’imaginait être un bon parti !!!! Jamais il n’aurait dû s’aventurer sur un terrain aussi mouvant en présence des nains. Pourtant il lui avait paru qu’elle serait moins effarouchée par une proposition qui, bien qu’honnête, pouvait laisser paraître son attirance…. Ces fichus nains ! Toujours à voir l’extrême.
Matilda l’attirait, et ce depuis un moment, bien avant que son père ne lui lègue sa taverne. Il avait bien tenté de le lui faire savoir, chaque fois qu’il la croisait, mais elle ne comprenait rien. Il n’était pourtant pas sans expérience, mais il ne devait pas savoir s’y prendre. Trop rêveur disait son père qui ne cessait de le houspiller pour qu’il « agisse en homme ». Comme si la musique n’était pas une activité masculine. Maintenant que le père Belfond était parti il avait tout loisir de jouer, même parfois pour les clients, et pour autant il ne déméritait pas comme tavernier. Mais il ne savait manifestement toujours pas comment être, face à celle qui l’attirait.
Matilda était tellement différente des autres filles du village, elle le bouleversait, rien qu’à la regarder. Il la sentait vibrer, comme les cordes de sa guitare. Elle ne semblait pas le savoir elle-même, mais lui le pressentait. Il y avait en elle comme une énergie brute qu’il aurait aimé pouvoir étreindre, ou du moins effleurer. Il la voyait comme un luth, ou une harpe, un objet précieux dont seuls les plus grands maîtres auraient été autorisés à jouer, pour en tirer des sons parfaits. Quand il rêvait d’elle, et cela le reprenait brutalement dès qu’elle rentrait au village, il s’imaginait pouvoir en être l’humble instrumentiste, aimant et respectueux. Simple exécutant, il suivait une partition céleste qu’elle seule pouvait lire. Il la faisait vibrer et elle l’emmenait avec elle sur des portées invisibles, loin au dessus du monde réel. Voilà ce qu’il aurait aimé lui dire. Au lieu de ça il passait maintenant pour un abruti comme les autres… C’était certain, il aurait mieux fait de se taire.
Chez Koen le transfert ne prit pas longtemps. Matilda avait peu d’effets personnels, hormis quelques livres, romans et livres sur les plantes et les animaux, et du matériel d’artisanat. Lorsqu’elle était seule, dans le secret de sa petite chambre, elle s’amusait parfois à fabriquer ses propres vêtements, histoire de s’occuper les mains pour réfléchir. Puis elle les agrémentait de décorations très personnelles, à base de plumes, de fils de couleur, de paille tressée, de cuir traité, ou même de dents d’animaux qu’elle récoltait au cours des traques. Au fil des années, elle s’était constitué un petit trésor qu’elle conservait à l’abri des regards paternels. Il ne se gênait pas pour se moquer méchamment de cette activité jugée trop féminine.
Tout en déposant le tout dans deux malles que les nains s’étaient chargés de demander au tavernier, elle leur expliqua plus en détails comment allaient le bébé et surtout Rives. Il se trouvait que Tharig connaissait le prénom du jeune homme, ayant eu le temps, et l’envie, de sympathiser avec lui. Il se prénommait Gaspard, un prénom pourtant courant, qu’il taisait car c’était aussi le prénom de son père, et de son grand-père avant lui. N’appréciant ni l’un ni l’autre, tous deux alcooliques et violents, il n’envisageait plus de se faire appeler autrement. Matilda avait tout de suite été emballée.
« Je connais pas de Gaspard ! C’est mignon comme prénom…. ». Elle le murmura, ses yeux brillaient, elle pensait au bébé laissé chez Perle. « Va pour Gaspard alors ! Qu’est-ce que vous en dites ? ».
Le quatuor n’en pensait pas grand chose mais Tharig sentit qu’elle avait besoin de soutien.
« C’t’un joli prénom d’humain mais ça peut aussi passer pour un prénom d’nain ! Donc ça m’va parfaitement ! ». Un petit clin d’œil appuya sa parole enthousiaste. « Et puis… comme le gamin n’en veut pas, ben ça f’ra pas doublon… c’t’un bon choix. Après… y’faudra bien aussi lui donner un nom d’famille …´fin bon !!! y’s’ra bien temps d’y penser plus tard !»
Lorsqu’ils revinrent pour déposer les deux malles dans la remise, le jeune tavernier les attendait. Il avait allumé une lanterne, déblayé un coin bien au sec et il tranquillement fumait la pipe, assis sur une caisse. Mais il se leva dès qu’il les vit arriver. Il était nerveux et empêtré. Matilda s’en trouva embarrassée. Il en pinçait sans doute pour elle, lui avait expliqué Tharig qui se sentait l’âme paternelle, ou en tout cas protectrice. Elle ne devait pas en avoir peur, mais elle devait apprendre à repérer les bons gars des salopiaux qui l’abîmeraient. Se sentant incapable de faire ici la différence, même si Tharig ne le pensait pas méchant, elle laissa donc les nains s’avancer, avec les deux malles remplies, vers le coin au sec. Le tavernier ne la quittait pas des yeux, un petit sourire en coin grimaçant, le bras ballant avec sa pipe qui s’éteignait, il semblait perdu, apeuré, et même aux abois. Matilda ne savait plus que faire. Il n’avait franchement pas l’air aussi mauvais qu’elle l’avait cru au moment des rires. Après tout, elle le connaissait et jamais elle ne l’avait craint. Qu’est-ce donc qui avait changé…. Impossible de le comprendre. Elle restait donc sur le pas de la porte, indécise, tandis que Tharig les observait. Tout à coup le nain s’avança vers le jeune homme. Il avait compris.
« Le lit… pour Matilda… en fait c’est dans une chambre vide, une chambre pour un client ? Que tu lui offres ? C’est ça ? ».
Soral sursauta, interdit. Il hurla presque.
« Mais oui !!! Bien sûr que oui !!!! ».
Il semblait presque au bord des larmes, débordant de reconnaissance. « Jamais je.. Mais… Forcément !!! ». Il regardait Matilda, les yeux exorbités. « Je… enfin… je ne suis pas comme ça… tu le sais, non ? ».
Matilda s’avança lentement dans la remise. Un pas, puis un deuxième.
« Bah… Oui. Enfin…. Si, oui. Mais… ».
Elle haussa les épaules en regardant Tharig.
« Vous aviez l’air tellement sûrs de vous… ».
Sans ménagement le nain les prit tous deux d’une main par le bras. On aurait dit qu’il officiait pour une union sacrée entre deux êtres.
« J’pouvais pas savoir qu’il était aussi empoté qu’toi ! Corn’ de bique en rut ! Faut pas être fâchés là ! C’nous aut’ qui… ». Il les avait tous deux rapprochés mais chacun de son côté luttait pour ne pas se retrouver trop près. Deux aimants qui s’attiraient et se repoussaient tout en même temps. Il repartit dans un rire explosif en les lâchant.
« Boooon !!!! J’peux pas faire mieux !!! Nous on va aller ... s'reposer d'tout ça ! Tu nous as bien gardé une chambre ou deux sous les toits mon gars ?!? ».
Ses compères se mirent à râler.
« Oh ! Tu nous avais promis des oreillers bien tendres et moelleux pour la nuit ! ».
Tharig lança un clin d’œil au tavernier qui s’était reculé.
« Ah mais c’est toujours prévu… Non ? ».
Encore sous le coup de l’imbroglio, le fils Belfond avait perdu toute son assurance commerciale. Tharig vint le secouer. Le tavernier sursauta, retrouvant ses esprits.
« Hein ?!?! Ah ! Oui !!! Une seule chambre, la plus grande, avec deux lits !!! Et… ». Il piqua un fard qui, « heureusement » se dit-il en en un éclair de lucidité, ne se perçut pas sous la barbe. Un regard furtif vers Matilda, il aurait aimé ne pas avoir à détailler ce genre de service. « … euh… comme demandé… ces dames vous attendent… et elles ont reçu la moitié de la somme promise… ».
Il esquissa un petit sourire d’excuse vers Matilda qui ne le regardait plus. Elle était hilare, subjuguée par le quatuor.
« Ah mais… ce n’étaient pas des paroles en l’air alors ?!? ».
Tharig l’étreignit avec amitié, heureux de la voir de nouveau joyeuse.
« Qu’est-c’ tu crois ? Une parole de nain c’est de l’or de Titan !! Pis… « . Il fit mine de vouloir lui dire un secret mais son ton restait audible. « J’compte bien en prendre ma part !! Pas question d’les laisser fricoter sans moi !!! On partage tout, hein les gars !!?? Tous les plaisirs … et même les femmes ! ».
Matilda Koen- Citoyen
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Re: Tu seras un homme, ma fille.
Différente.
Le malentendu avait été levé mais Matilda avait tout de même préféré retourner chez Perle. Elle ne se voyait pas accepter une chambre à l’auberge sans la payer, ni vivre sous le même toit que ses amis nains, cela n’aurait pas été correct. Ils semblaient en effet décidés à rester éveillés toute la nuit et ils parlaient même de passer plusieurs jours dans leur chambre sans en sortir. La présence des filles de joie ne la rebutait pas en temps ordinaire mais elle ne voulait pas se retrouver mêlée, même de loin, à leurs ébats, surtout dans son village et pire encore, sous le même toit que l’aubergiste. Et puis la jeune femme ne voyait pas comment dépasser la peur irraisonnée qu’elle avait eu de lui, à cause des sous-entendus de Tharig. Rester à l’auberge l’aurait obligée à affronter, ou sinon à cacher, maladroitement, qu’elle l’avait effectivement cru capable de vouloir la culbuter et profiter d’elle. Mentir ou avouer… c’était impossible, pour le moment. Soral n’avait pas insisté, bien que très déçu. Tout en lui trahissait ses pensées. S’il avait pu immédiatement se débarrasser de ces clients peu ordinaires pour rassurer la jeune femme, il l’aurait fait, sans une once d’hésitation.
Quand Matilda arriva chez Perle, le jour commençait vaguement à poindre, au loin vers l’Est. La jeune mère était en chemise de nuit, assise sur l’unique fauteuil du logis, et elle somnolait, le petit Gaspard repu et endormi dans les bras, son fils dormant tranquillement dans le couffin de bois. Matilda était épuisée mais elle ne voulait pas déranger. Elle entra donc sans bruit et s’allongea à même le sol, sans rien déplacer, pas même la paillasse que Perle avait effectivement préparée, derrière le fauteuil. Malgré le froid et la rudesse de cette couche de fortune, elle s’endormit à peine étendue sur le sol et ce sont des gazouillis de bébé qui la réveillèrent.
Il faisait grand jour et une bonne odeur de chicorée emplissait l’espace. Elle était totalement recouverte d’un lourd plaid aussi enveloppant qu’une tente sous la neige. Il l’avait protégée, autant du froid que du bruit. Elle se redressa rapidement, embarrassée.
« Oh. Je… excuse-moi … Mon père m’a mise dehors et … ». Elle se passa la main dans les cheveux en souriant, revoyant la scène de départ. « Quelle idiote je suis … Si tu avais vu ce pauvre Soral !!! Je crois que je ne vais pas oser lui parler pendant des jours ! ». Elle riait, heureuse malgré tout. Elle étreignit Perle avec chaleur. « Merci de ta proposition… si elle est toujours d’actualité, j’accepte avec plaisir de dormir ici quelques jours, le temps que je me trouve un vrai logement. »
Perle se contenta d’un sourire qui en disait long, elle espérait sa venue. Certes son logement était trop étroit pour quatre, mais la solitude lui pesait depuis la naissance de son petit Romano. Et puis Matilda ne serait pas de trop pour l’aider, il fallait se réorganiser, elle devait désormais s’occuper de deux bébés.
Le temps que Perle leur serve deux grands bols de chicorée, assortis de tranches de pain de maïs recouvertes d’une mélasse onctueuse, Matilda avait eu le temps de parler du choix du prénom, du rituel et de Rives blessé gravement mais vivant, de son père odieux mais tellement égal à lui-même, de sa chambre vidée en urgence, et du malentendu face à Soral, à cause de ses nouveaux amis nains. Perle s’était assise après avoir vérifié que les deux enfants, posés têtes bêches dans le couffin en bois, dormaient à poings fermés. Elle buvait les paroles de Matilda, ravie de son animation.
« Allez… vas-y… raconte-moi le plus croustillant … pourquoi tu ne veux pas parler à Soral… tu vas bien être obligée, si tes malles sont là-bas… et puis… toutes les filles d’ici le savent, il est amoureux de toi, même s’il n’en dit rien. Il faut que tu retournes le voir ».
Matilda secoua la tête, elle n’y croyait pas. Perle éclata de rire.
« Mais si !! Quand son père est parti, il est tout à coup devenu très intéressant pour toutes. C’était juste un garçon parmi les autres, vaguement amusant avec ses chansons et ses poèmes, mais aujourd’hui c’est un très bon parti, sans doute même le plus beau du moment. Tous les regards se tournent vers lui mais il reste lointain, secret, et même inabordable. Tout le monde avait remarqué que cela s’était accentué lorsque tu étais partie. Mais ce n’étaient que des suspicions. Or il y a quelques semaines on a entendu dire que Koen allait revenir pour préparer la foire et … ».Elle s’amusait des changements notables sur le visage de Matilda, de plus en plus sidérée. « … en fait je ne le connais pas suffisamment pour te l’assurer, mais pour ce que j’ai pu en voir, il ne semble pas être du genre à évoquer une femme absente pour se débarrasser de toutes celles qui lui tournent autour. Or là, il ne parle plus que de toi. C’est indirect ou maladroit, mais c’est sûr. Il t’attend et il va te faire sa demande, tout le monde en est persuadé ». Elle riait devant toutes les mimiques de sa nouvelle co-locataire. « Mais…. Tu ne le savais vraiment pas ? Il n’y a jamais rien eu entre vous ? ».
Matilda était éberluée de l’entendre parler d’une demande en mariage possible, mais elle était surtout effarée par sa propre bêtise. Elle n’avait rien imaginé de tel, même si Soral lui avait effectivement tourné un peu autour. C’était un rêveur, un musicien, un poète joyeux, un garçon d’ordinaire enjoué qu’elle appréciait. Mais depuis quelques temps il semblait s’éteindre lorsqu’elle venait quémander une chanson ou entamer une simple conversation amicale. Elle l’intimidait, elle s’en était finalement aperçue. Mais elle s’était imaginé que c’était à cause de sa différence. Elle ne le savait que trop bien. Elle faisait peur avec ses manières brusques de garçon manqué, la faute à son père qui l’avait élevée à la dure. Elle se savait cassée, étrange, introvertie et assez peu sociable. Et il y avait suffisamment de bizarreries en elle pour intimider n’importe quel homme un peu sensible. Mais de là à s’imaginer être l’objet de ses rêves maritaux…
Perle l’observait, amusée, vaguement attendrie.
« Tu n’avais rien remarqué ? ».
« Non…. Enfin si ! Mais je n’ai pas du tout imaginé qu’il puisse…. ». Elle écarquilla les yeux. « Mais c’est encore pire… Jamais je ne pourrais le regarder en face…. Tu crois vraiment qu’il veut m’épouser ?!?».
Perle se leva pour débarrasser la table, les enfants s’égayaient, il fallait de nouveau s’en occuper.
« C’est ce qui se dit au lavoir en tout cas. Il veut se marier pour relancer à deux l’auberge qui maintenant lui appartient. Il l’a laissé entendre au conseil. Mais aucune de celles qui s’en sont approchées, ou qui lui ont été présentées, ne semble lui plaire ou même lui convenir. Tout le monde pense donc qu’il va te faire sa demande dans les jours prochains. Cela ne m’étonnerait pas que même ton père en ait entendu parler, tu vois ».
Matilda s’était levée pour aider, elle regarda les deux bébés dans le couffin, attendrie. Elle essayait de ne plus y penser, c’était bien trop angoissant.
« Mais pourquoi Radja ne m’a rien dit…. ».
Elle prit le fils de Liliane dans ses bras, cherchant à se connecter au petit être pour oublier l’oppression qui maintenant lui serrait les poumons.
« Tu t’appelles Gaspard…. Ça te plaît ? ».
Puis elle se tourna vers Perle, de nouveau confiante.
« Je trouve que ça lui va très bien ! J’espère que Rives ne m’en voudra pas ! ».
Mais l’évocation de Rives la ramena à la réalité, elle retrouva immédiatement sa mine fermée.
« À ton avis, je fais quoi pour Soral ? ».
Perle lui prit l’enfant des bras et s’installa pour le nourrir.
« Rien. S’il est décidé à faire sa demande, ce n’est pas le malentendu d’hier soir qui va y changer grand chose. Il faudra bien que tu l’affrontes. Et si ce sont des rumeurs infondées, et bien…. tu verras bien. Essaye simplement de ne pas t’enfoncer un peu plus. Reste toi-même et tâche de ne pas accepter par culpabilité. Il y a eu malentendu, tes amis nains en sont responsables, passe à autre chose et va de l’avant, avec ou sans lui. À toi d’agir avec ton cœur. Tu l’apprécies ou pas ?».
Les paroles de Perle voletaient dans la pièce. Ses conseils n’en étaient pas, c’était juste du bon sens. Mais la mine effarée de sa nouvelle amie en disait long sur les difficultés qui s’annonçaient. Matilda lui reprit Gaspard tandis qu’elle nourrissait son petit.
« Avant d’arriver ici je pensais vraiment que la grande affaire à régler serait tout d’abord de trouver des parents pour Gaspard et en même temps de soigner Rives, tout de même bien abîmé. Ensuite je voulais essayer de me trouver un logement pour m’éloigner de mon père, mais là… tout arrive en même temps avec en plus cette histoire de demande qui… mais ! ». Elle s’arrêta, net, effarée. « Mais si toi, qui vit ici à l’écart, tu en as entendu parler…. Alors ça veut dire que tout le village est au courant ?!?? ».
Perle grimaça un sourire, les yeux rieurs.
« Tout le village… non, sans doute pas. Mais le conseil… et toutes les filles en âge de se caser, donc toutes les familles associées et aussi … tous les jeunes hommes en âge de se marier qui sont tous bien contents de n’être plus en concurrence… maintenant qu’on le dit inaccessible. Hum.. oui, au final, cela fait pas mal de monde ». Elle le disait avec un fatalisme amusé, toute cette histoire prenait tout de même un tour comique. Mais Matilda n’y trouvait rien d’amusant. Elle se leva d’un bond.
« Ah mais ça ne va pas du tout ça !!!! J’ai tout de même mon mot à dire, non ? Je n’ai jamais dit que je cherchais à me caser, moi !! Et certainement pas avec un tavernier !!! En plus j’en ai déjà un, d’amoureux, alors … hein !!! ».
Elle venait de faire sursauter le bébé qui émit un couinement étonné. Elle se rassit immédiatement et le berça, maladroite, le visage rouge de confusion.
« Oh… alors tu as un amoureux ? ».
Perle ne s’amusait plus de sa gêne, c’était tout à coup bien trop palpable.
« Un chasseur alors ? ».
Matilda secoua vivement la tête, le regard perdu.
« Bah… c’est pas vraiment mon amoureux en fait…. Mais on s’est embrassés… une fois c’est tout mais c’était … enfin…. ».
Elle soupira, désespérée.
« Je ne sais même pas si je vais le revoir, Milan. »
Elle redressa la tête, le sourire un peu triste.
« Il s’appelle Milan… c’est joli comme prénom, tu ne trouves pas ? Je crois qu’il vient de cette île au loin, Kul tiras».
Son visage se figea dans une douleur d’incompréhension, tout à coup elle se souvenait.
« Il y a eu un problème dans la meute. Milan a voulu me défendre et ensuite il s’est passé un truc avec Koen, je ne sais pas vraiment quoi, j’étais évanouie. Mais j’ai cru comprendre qu’il n’était pas certain de le reprendre pour les prochaines traques. Dan dit que si, parce qu’il est vraiment très bon, mais… ».
Elle se redressa avec un petit air de défi.
« En tout cas même si mon père ne le reprend pas, moi j’irais le chercher là où il sera ! ».
Elle se redressa, toute fière de sa nouvelle autonomie.
« Parce que je suis une vraie traqueuse maintenant ! Payée pour ! Et je peux intégrer n’importe quelle meute si je veux ! ».
Perle l’écoutait, et son amusement ne dénaturait pas le regard admiratif qu’elle portait sur sa nouvelle amie. Matilda représentait tout ce qu’elle n’était pas et qu’elle ne serait jamais. Libre, pleinement humaine, jolie, vive, enjouée et positive, autonome, compétente dans un métier d’homme… et tout ça sans malice, sans haine, sans mépris de l’autre, sans peur même… elle esquissa un petit sourire de dépit que Matilda comprit immédiatement.
« Oh ! mais ne te fie pas aux idées toutes faites ! Je ne vaux pas mieux que toi, tu sais ! Je le vois, dans tes yeux, tu crois que tu ne m’arrives pas à la cheville ! Et même que je peux choisir ma vie comme je l’entends ! Alors que toi tu es là, coincée dans un village où personne ne veut te voir. Mais tu te trompes…. ».
Elle soupira, toute vivacité envolée.
« Je te parle de Milan comme si je savais que c’était lui l’homme de ma vie, et que j’allais le rejoindre, mais en fait… je n’en sais absolument rien. Je ne sais même pas si je vais le revoir, alors…. ».
Son ton était maintenant triste.
« Et puis mon père m’a payée, pour la première fois, et j’en suis fière, mais je sais que sans lui, pour le moment, je ne suis rien. Et il le sait aussi. Je n’ai pas assez d’expérience, je suis trop jeune et surtout je suis une fille…. ». Les épaules basses, elle semblait s’être repliée sur elle-même pour cacher sa poitrine. « Je suis humaine, fille d’un couple d’humains, et tu m’envies cette appartenance au groupe de villageois qui t’ont parquée ici, mais en fait… ». Elle se redressa et lui adressa un petit sourire dépité. « … moi non plus je n’en fais pas partie, de ce groupe. Je suis une étrangère parmi les miens, partout où je vais. Je ne les comprends pas et eux ne ressentent rien de ce qui me fait vibrer. Ou alors ceux de la meute, mais vaguement… ». Elle secoua la tête, son ton était fataliste. « Et … le pire, je trouve….C’est que je ne peux même pas me dire que je suis une véritable étrangère. Je n’ai aucune raison à donner pour expliquer cette différence que je ressens. Je suis absente au monde qui m’entoure… tu comprends ? Tiens… même… ». Elle retrouva un vrai sourire, juste esquissé. « Je me sens mille fois plus proche de toi, la métisse qu’ils ont failli lapider, que de n’importe qui dans ce monde que je ne comprends pas. Alors tu vois…. ».
Ses yeux pleuraient, elle soupira sans bruit, retournée par sa longue tirade, étonnée de s’être lâchée et de se dire enfin, à une inconnue. Perle l’observait, émue, éberluée de ces ressentis similaires, malgré leurs vies si différentes. Il y avait, entre elles deux, une empathie qu’elle n’aurait jamais imaginée possible, et surtout pas dans un village d’humains.
« Je crois que je comprends ». Elle hochait doucement la tête. « C’est vrai que tu es différente, mais pas comme tu le crois. Ce n’est pas parce que ton père t’a élevée à la dure, ou comme un garçon, mais parce que tu… ». Elle cherchait ses mots. « Toi tu peux aller ailleurs, en même temps qu’ici. Tu vis avec nous, dans le monde visible, mais tu sembles avoir accès, en même temps, à l’invisible, le monde des esprits, des Anciens et des Gardiennes … et peut-être même sans le savoir». Elle la regarda longuement. « Le rituel… tu ne m’en as pas dit grand chose, mais… ». Elle hésitait, tout ça relevait de l’intime. « Radja m’a dit un jour qu’elle pensait t’emmener là-bas, avec nous, que peut-être même Elles t’attendaient … tu l’as entrevu, ce monde, hier soir, n’est ce pas ? ».
Matilda secoua doucement la tête, étonnée.
« Comment ça, avec nous ? Tu y vas, toi aussi ? ».
Perle ne put s’empêcher de rire avec tendresse.
« Ce monde invisible est bien plus proche de ma communauté que de la tienne, Matilda. Les chamans et les sorciers nous guident, depuis toujours. Même si je ne peux y aller seule, je n’ai eu aucun mal à suivre Radja, ce n’était pas la première fois que je traversais la Grande porte dans l’arbre au milieu de la forêt.»
Matilda n’en croyait pas ses oreilles.
« Comment ça… Toi aussi tu as trouvé une immense porte ? ». Elle fronçait les yeux. « ….Celle que j’ai traversée semblait se tenir au milieu de la forêt, mais pas dans un arbre…. derrière, oui…. au milieu d’une clairière… en fait… la porte, c’était la clairière… lumineuse et… ».
Matilda leva les yeux vers Perle. Au fond de son regard, intense et pétillant, coulait une rivière joyeuse. Elle se souvenait. Elle hocha doucement la tête et murmura dans un sourire.
« J’y étais, oui ».
Le malentendu avait été levé mais Matilda avait tout de même préféré retourner chez Perle. Elle ne se voyait pas accepter une chambre à l’auberge sans la payer, ni vivre sous le même toit que ses amis nains, cela n’aurait pas été correct. Ils semblaient en effet décidés à rester éveillés toute la nuit et ils parlaient même de passer plusieurs jours dans leur chambre sans en sortir. La présence des filles de joie ne la rebutait pas en temps ordinaire mais elle ne voulait pas se retrouver mêlée, même de loin, à leurs ébats, surtout dans son village et pire encore, sous le même toit que l’aubergiste. Et puis la jeune femme ne voyait pas comment dépasser la peur irraisonnée qu’elle avait eu de lui, à cause des sous-entendus de Tharig. Rester à l’auberge l’aurait obligée à affronter, ou sinon à cacher, maladroitement, qu’elle l’avait effectivement cru capable de vouloir la culbuter et profiter d’elle. Mentir ou avouer… c’était impossible, pour le moment. Soral n’avait pas insisté, bien que très déçu. Tout en lui trahissait ses pensées. S’il avait pu immédiatement se débarrasser de ces clients peu ordinaires pour rassurer la jeune femme, il l’aurait fait, sans une once d’hésitation.
Quand Matilda arriva chez Perle, le jour commençait vaguement à poindre, au loin vers l’Est. La jeune mère était en chemise de nuit, assise sur l’unique fauteuil du logis, et elle somnolait, le petit Gaspard repu et endormi dans les bras, son fils dormant tranquillement dans le couffin de bois. Matilda était épuisée mais elle ne voulait pas déranger. Elle entra donc sans bruit et s’allongea à même le sol, sans rien déplacer, pas même la paillasse que Perle avait effectivement préparée, derrière le fauteuil. Malgré le froid et la rudesse de cette couche de fortune, elle s’endormit à peine étendue sur le sol et ce sont des gazouillis de bébé qui la réveillèrent.
Il faisait grand jour et une bonne odeur de chicorée emplissait l’espace. Elle était totalement recouverte d’un lourd plaid aussi enveloppant qu’une tente sous la neige. Il l’avait protégée, autant du froid que du bruit. Elle se redressa rapidement, embarrassée.
« Oh. Je… excuse-moi … Mon père m’a mise dehors et … ». Elle se passa la main dans les cheveux en souriant, revoyant la scène de départ. « Quelle idiote je suis … Si tu avais vu ce pauvre Soral !!! Je crois que je ne vais pas oser lui parler pendant des jours ! ». Elle riait, heureuse malgré tout. Elle étreignit Perle avec chaleur. « Merci de ta proposition… si elle est toujours d’actualité, j’accepte avec plaisir de dormir ici quelques jours, le temps que je me trouve un vrai logement. »
Perle se contenta d’un sourire qui en disait long, elle espérait sa venue. Certes son logement était trop étroit pour quatre, mais la solitude lui pesait depuis la naissance de son petit Romano. Et puis Matilda ne serait pas de trop pour l’aider, il fallait se réorganiser, elle devait désormais s’occuper de deux bébés.
Le temps que Perle leur serve deux grands bols de chicorée, assortis de tranches de pain de maïs recouvertes d’une mélasse onctueuse, Matilda avait eu le temps de parler du choix du prénom, du rituel et de Rives blessé gravement mais vivant, de son père odieux mais tellement égal à lui-même, de sa chambre vidée en urgence, et du malentendu face à Soral, à cause de ses nouveaux amis nains. Perle s’était assise après avoir vérifié que les deux enfants, posés têtes bêches dans le couffin en bois, dormaient à poings fermés. Elle buvait les paroles de Matilda, ravie de son animation.
« Allez… vas-y… raconte-moi le plus croustillant … pourquoi tu ne veux pas parler à Soral… tu vas bien être obligée, si tes malles sont là-bas… et puis… toutes les filles d’ici le savent, il est amoureux de toi, même s’il n’en dit rien. Il faut que tu retournes le voir ».
Matilda secoua la tête, elle n’y croyait pas. Perle éclata de rire.
« Mais si !! Quand son père est parti, il est tout à coup devenu très intéressant pour toutes. C’était juste un garçon parmi les autres, vaguement amusant avec ses chansons et ses poèmes, mais aujourd’hui c’est un très bon parti, sans doute même le plus beau du moment. Tous les regards se tournent vers lui mais il reste lointain, secret, et même inabordable. Tout le monde avait remarqué que cela s’était accentué lorsque tu étais partie. Mais ce n’étaient que des suspicions. Or il y a quelques semaines on a entendu dire que Koen allait revenir pour préparer la foire et … ».Elle s’amusait des changements notables sur le visage de Matilda, de plus en plus sidérée. « … en fait je ne le connais pas suffisamment pour te l’assurer, mais pour ce que j’ai pu en voir, il ne semble pas être du genre à évoquer une femme absente pour se débarrasser de toutes celles qui lui tournent autour. Or là, il ne parle plus que de toi. C’est indirect ou maladroit, mais c’est sûr. Il t’attend et il va te faire sa demande, tout le monde en est persuadé ». Elle riait devant toutes les mimiques de sa nouvelle co-locataire. « Mais…. Tu ne le savais vraiment pas ? Il n’y a jamais rien eu entre vous ? ».
Matilda était éberluée de l’entendre parler d’une demande en mariage possible, mais elle était surtout effarée par sa propre bêtise. Elle n’avait rien imaginé de tel, même si Soral lui avait effectivement tourné un peu autour. C’était un rêveur, un musicien, un poète joyeux, un garçon d’ordinaire enjoué qu’elle appréciait. Mais depuis quelques temps il semblait s’éteindre lorsqu’elle venait quémander une chanson ou entamer une simple conversation amicale. Elle l’intimidait, elle s’en était finalement aperçue. Mais elle s’était imaginé que c’était à cause de sa différence. Elle ne le savait que trop bien. Elle faisait peur avec ses manières brusques de garçon manqué, la faute à son père qui l’avait élevée à la dure. Elle se savait cassée, étrange, introvertie et assez peu sociable. Et il y avait suffisamment de bizarreries en elle pour intimider n’importe quel homme un peu sensible. Mais de là à s’imaginer être l’objet de ses rêves maritaux…
Perle l’observait, amusée, vaguement attendrie.
« Tu n’avais rien remarqué ? ».
« Non…. Enfin si ! Mais je n’ai pas du tout imaginé qu’il puisse…. ». Elle écarquilla les yeux. « Mais c’est encore pire… Jamais je ne pourrais le regarder en face…. Tu crois vraiment qu’il veut m’épouser ?!?».
Perle se leva pour débarrasser la table, les enfants s’égayaient, il fallait de nouveau s’en occuper.
« C’est ce qui se dit au lavoir en tout cas. Il veut se marier pour relancer à deux l’auberge qui maintenant lui appartient. Il l’a laissé entendre au conseil. Mais aucune de celles qui s’en sont approchées, ou qui lui ont été présentées, ne semble lui plaire ou même lui convenir. Tout le monde pense donc qu’il va te faire sa demande dans les jours prochains. Cela ne m’étonnerait pas que même ton père en ait entendu parler, tu vois ».
Matilda s’était levée pour aider, elle regarda les deux bébés dans le couffin, attendrie. Elle essayait de ne plus y penser, c’était bien trop angoissant.
« Mais pourquoi Radja ne m’a rien dit…. ».
Elle prit le fils de Liliane dans ses bras, cherchant à se connecter au petit être pour oublier l’oppression qui maintenant lui serrait les poumons.
« Tu t’appelles Gaspard…. Ça te plaît ? ».
Puis elle se tourna vers Perle, de nouveau confiante.
« Je trouve que ça lui va très bien ! J’espère que Rives ne m’en voudra pas ! ».
Mais l’évocation de Rives la ramena à la réalité, elle retrouva immédiatement sa mine fermée.
« À ton avis, je fais quoi pour Soral ? ».
Perle lui prit l’enfant des bras et s’installa pour le nourrir.
« Rien. S’il est décidé à faire sa demande, ce n’est pas le malentendu d’hier soir qui va y changer grand chose. Il faudra bien que tu l’affrontes. Et si ce sont des rumeurs infondées, et bien…. tu verras bien. Essaye simplement de ne pas t’enfoncer un peu plus. Reste toi-même et tâche de ne pas accepter par culpabilité. Il y a eu malentendu, tes amis nains en sont responsables, passe à autre chose et va de l’avant, avec ou sans lui. À toi d’agir avec ton cœur. Tu l’apprécies ou pas ?».
Les paroles de Perle voletaient dans la pièce. Ses conseils n’en étaient pas, c’était juste du bon sens. Mais la mine effarée de sa nouvelle amie en disait long sur les difficultés qui s’annonçaient. Matilda lui reprit Gaspard tandis qu’elle nourrissait son petit.
« Avant d’arriver ici je pensais vraiment que la grande affaire à régler serait tout d’abord de trouver des parents pour Gaspard et en même temps de soigner Rives, tout de même bien abîmé. Ensuite je voulais essayer de me trouver un logement pour m’éloigner de mon père, mais là… tout arrive en même temps avec en plus cette histoire de demande qui… mais ! ». Elle s’arrêta, net, effarée. « Mais si toi, qui vit ici à l’écart, tu en as entendu parler…. Alors ça veut dire que tout le village est au courant ?!?? ».
Perle grimaça un sourire, les yeux rieurs.
« Tout le village… non, sans doute pas. Mais le conseil… et toutes les filles en âge de se caser, donc toutes les familles associées et aussi … tous les jeunes hommes en âge de se marier qui sont tous bien contents de n’être plus en concurrence… maintenant qu’on le dit inaccessible. Hum.. oui, au final, cela fait pas mal de monde ». Elle le disait avec un fatalisme amusé, toute cette histoire prenait tout de même un tour comique. Mais Matilda n’y trouvait rien d’amusant. Elle se leva d’un bond.
« Ah mais ça ne va pas du tout ça !!!! J’ai tout de même mon mot à dire, non ? Je n’ai jamais dit que je cherchais à me caser, moi !! Et certainement pas avec un tavernier !!! En plus j’en ai déjà un, d’amoureux, alors … hein !!! ».
Elle venait de faire sursauter le bébé qui émit un couinement étonné. Elle se rassit immédiatement et le berça, maladroite, le visage rouge de confusion.
« Oh… alors tu as un amoureux ? ».
Perle ne s’amusait plus de sa gêne, c’était tout à coup bien trop palpable.
« Un chasseur alors ? ».
Matilda secoua vivement la tête, le regard perdu.
« Bah… c’est pas vraiment mon amoureux en fait…. Mais on s’est embrassés… une fois c’est tout mais c’était … enfin…. ».
Elle soupira, désespérée.
« Je ne sais même pas si je vais le revoir, Milan. »
Elle redressa la tête, le sourire un peu triste.
« Il s’appelle Milan… c’est joli comme prénom, tu ne trouves pas ? Je crois qu’il vient de cette île au loin, Kul tiras».
Son visage se figea dans une douleur d’incompréhension, tout à coup elle se souvenait.
« Il y a eu un problème dans la meute. Milan a voulu me défendre et ensuite il s’est passé un truc avec Koen, je ne sais pas vraiment quoi, j’étais évanouie. Mais j’ai cru comprendre qu’il n’était pas certain de le reprendre pour les prochaines traques. Dan dit que si, parce qu’il est vraiment très bon, mais… ».
Elle se redressa avec un petit air de défi.
« En tout cas même si mon père ne le reprend pas, moi j’irais le chercher là où il sera ! ».
Elle se redressa, toute fière de sa nouvelle autonomie.
« Parce que je suis une vraie traqueuse maintenant ! Payée pour ! Et je peux intégrer n’importe quelle meute si je veux ! ».
Perle l’écoutait, et son amusement ne dénaturait pas le regard admiratif qu’elle portait sur sa nouvelle amie. Matilda représentait tout ce qu’elle n’était pas et qu’elle ne serait jamais. Libre, pleinement humaine, jolie, vive, enjouée et positive, autonome, compétente dans un métier d’homme… et tout ça sans malice, sans haine, sans mépris de l’autre, sans peur même… elle esquissa un petit sourire de dépit que Matilda comprit immédiatement.
« Oh ! mais ne te fie pas aux idées toutes faites ! Je ne vaux pas mieux que toi, tu sais ! Je le vois, dans tes yeux, tu crois que tu ne m’arrives pas à la cheville ! Et même que je peux choisir ma vie comme je l’entends ! Alors que toi tu es là, coincée dans un village où personne ne veut te voir. Mais tu te trompes…. ».
Elle soupira, toute vivacité envolée.
« Je te parle de Milan comme si je savais que c’était lui l’homme de ma vie, et que j’allais le rejoindre, mais en fait… je n’en sais absolument rien. Je ne sais même pas si je vais le revoir, alors…. ».
Son ton était maintenant triste.
« Et puis mon père m’a payée, pour la première fois, et j’en suis fière, mais je sais que sans lui, pour le moment, je ne suis rien. Et il le sait aussi. Je n’ai pas assez d’expérience, je suis trop jeune et surtout je suis une fille…. ». Les épaules basses, elle semblait s’être repliée sur elle-même pour cacher sa poitrine. « Je suis humaine, fille d’un couple d’humains, et tu m’envies cette appartenance au groupe de villageois qui t’ont parquée ici, mais en fait… ». Elle se redressa et lui adressa un petit sourire dépité. « … moi non plus je n’en fais pas partie, de ce groupe. Je suis une étrangère parmi les miens, partout où je vais. Je ne les comprends pas et eux ne ressentent rien de ce qui me fait vibrer. Ou alors ceux de la meute, mais vaguement… ». Elle secoua la tête, son ton était fataliste. « Et … le pire, je trouve….C’est que je ne peux même pas me dire que je suis une véritable étrangère. Je n’ai aucune raison à donner pour expliquer cette différence que je ressens. Je suis absente au monde qui m’entoure… tu comprends ? Tiens… même… ». Elle retrouva un vrai sourire, juste esquissé. « Je me sens mille fois plus proche de toi, la métisse qu’ils ont failli lapider, que de n’importe qui dans ce monde que je ne comprends pas. Alors tu vois…. ».
Ses yeux pleuraient, elle soupira sans bruit, retournée par sa longue tirade, étonnée de s’être lâchée et de se dire enfin, à une inconnue. Perle l’observait, émue, éberluée de ces ressentis similaires, malgré leurs vies si différentes. Il y avait, entre elles deux, une empathie qu’elle n’aurait jamais imaginée possible, et surtout pas dans un village d’humains.
« Je crois que je comprends ». Elle hochait doucement la tête. « C’est vrai que tu es différente, mais pas comme tu le crois. Ce n’est pas parce que ton père t’a élevée à la dure, ou comme un garçon, mais parce que tu… ». Elle cherchait ses mots. « Toi tu peux aller ailleurs, en même temps qu’ici. Tu vis avec nous, dans le monde visible, mais tu sembles avoir accès, en même temps, à l’invisible, le monde des esprits, des Anciens et des Gardiennes … et peut-être même sans le savoir». Elle la regarda longuement. « Le rituel… tu ne m’en as pas dit grand chose, mais… ». Elle hésitait, tout ça relevait de l’intime. « Radja m’a dit un jour qu’elle pensait t’emmener là-bas, avec nous, que peut-être même Elles t’attendaient … tu l’as entrevu, ce monde, hier soir, n’est ce pas ? ».
Matilda secoua doucement la tête, étonnée.
« Comment ça, avec nous ? Tu y vas, toi aussi ? ».
Perle ne put s’empêcher de rire avec tendresse.
« Ce monde invisible est bien plus proche de ma communauté que de la tienne, Matilda. Les chamans et les sorciers nous guident, depuis toujours. Même si je ne peux y aller seule, je n’ai eu aucun mal à suivre Radja, ce n’était pas la première fois que je traversais la Grande porte dans l’arbre au milieu de la forêt.»
Matilda n’en croyait pas ses oreilles.
« Comment ça… Toi aussi tu as trouvé une immense porte ? ». Elle fronçait les yeux. « ….Celle que j’ai traversée semblait se tenir au milieu de la forêt, mais pas dans un arbre…. derrière, oui…. au milieu d’une clairière… en fait… la porte, c’était la clairière… lumineuse et… ».
Matilda leva les yeux vers Perle. Au fond de son regard, intense et pétillant, coulait une rivière joyeuse. Elle se souvenait. Elle hocha doucement la tête et murmura dans un sourire.
« J’y étais, oui ».
Matilda Koen- Citoyen
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