Tu seras un homme, ma fille.
Page 2 sur 2
Page 2 sur 2 • 1, 2
Re: Tu seras un homme, ma fille.
Le Conseil.
Les deux enfants étaient nourris, changés, bienheureux dans des linges de coton qui les laissaient libres de leurs mouvements. Gaspard dormait, Romano gazouillait, la petite maison était en ordre et Perle semblait avoir pris le rythme. Il était temps pour Matilda de retourner au village prendre des nouvelles de Rives, mais elle traînait. Et Perle n’était pas dupe.
« Vas y…. Tu ne vas pas pouvoir l’éviter de toute façon. Il est partout. Autant le croiser très vite. Tu le vois, tu ne fuis pas, tu le salues, l’air de rien, deux ou trois mots sur le temps ou sur Gaspard, et tu files plus loin, prétextant n’importe quoi qui t’oblige à le laisser en plan ! ».
Matilda s’énervait.
« Mais je ne sais pas « prétexter » comme tu dis !!! Je ne sais pas faire comme si !!! Je vais y penser sans cesse et rien ne va sortir sinon la pire chose qui doit être dite, justement ! Je ne sais pas faire autrement que de mettre les pieds dans le plat, tu ne comprends pas ?!? Sans le vouloir et même sans m’en rendre compte !!! Je suis une vraie calamité !!! Je te l’ai déjà dit, non !?!».
Malgré la colère qui explosait, son ton était presque plaintif. Perle tenta de décrypter ce qui l’animait. Sa détresse était palpable, elle semblait prête à pleurer.
« Bon… écoute. Je sais ce que l’on va faire. Aide moi à les habiller correctement, je vais t’accompagner chez Radja, et je verrai ce jeune homme blessé s’il est encore chez elle. Je peux peut-être aider. De toute façon je devais lui montrer Romano, j’ai besoin qu’elle vérifie s’il grandit bien ».
Matilda hoqueta de dégoût.
« Ah non ! Je t’en prie !! Pas avec moi !!! Ne me raconte pas des bobards, juste parce que tu me trouves pathétique !!! »
La colère reprenait le dessus, mais elle semblait bien être tournée contre elle. Perle secoua la tête, cherchant de quoi vêtir les deux poupons.
« Je ne dis pas n’importe quoi, et tu n’es pas pathétique. Romano…. ». Le ton de sa voix devint douloureux. « Je ne peux pas certifier de l’origine de sa conception, c’est trop… compliqué. Mais le père n’est ni humain ni orc, c’est certain. C’est sans doute un Sin’dorei ou…. ». Sa voix s’étrangla. Elle se reprit avec peine. « Je suis déjà moi-même métissée orque et humain. Lui….son sang est mêlé, encore pire que le mien. Il est donc différent de moi et je ne suis pas certaine que mon lait lui suffise, tu comprends ?».
C’était au tour de Matilda d’observer en silence, atterrée par sa propre négligence. Perle avait vécu tellement d’horreurs, comment pouvait-elle être aussi aveugle. Elle retrouva immédiatement sa gaité naturelle, sans forcer, comme un instinct de survie bien opportun.
« Oui ! Tu as raison ! Allons voir Radja ensemble ! Et puis comme ça je pourrai aussi lui montrer Gaspard ! Oui !!! ». Elle éclatait de nouveau d’une joie non feinte. « On va aller se promener toutes les deux dans tout le village avec nos bébés ! Et tant mieux si ça les défrise !! ». Elle riait, s’imaginant croiser son père. Tout à coup elle eut la vision de Soral, et elle se renfrogna légèrement. « Et puis… si on croise Soral, toi tu sauras lui parler de la pluie et du beau temps…. Oui ? ».
Perle se tourna vers sa nouvelle amie, le visage rieur.
« Tu n’imagines même pas…. Je vais lui faire le bulletin météorologique des dix dernières années, et ce pour toute la région, de Gadgetzan jusqu’à Feralas, il ne va rien y comprendre ».
Les deux bébés étaient maintenant tous deux habillés de coton, beaux comme le sont tous les poupons bienheureux. Elle attrapa deux grandes écharpes sur une étagère et entreprit d’envelopper Gaspard contre le ventre de Matilda.
« Regarde… avec cette écharpe il est le plus heureux des petits garçons et toi tu as les mains libres. Comme s’il était dans ton ventre ! Tu pourrais même cuisiner si tu le souhaitais. Tu m’aides pour Romano ? ».
Une demie heure plus tard les deux jeunes femmes entraient guillerettes dans le village par la porte Ouest. Constitué d’une petite centaine d’habitations en terre sèche et rondins de bois, le village de Guelta était protégé par une palissade qui courait à double hauteur d’homme, tout autour des maisons éparpillées sur une large surface de sol crayeux. C’était un système de protection simple mais efficace. Il y avait deux portes, l’une à l’Ouest vers Feralas, l’autre à l’Est vers Tanaris, et un villageois était assigné à chacune d’entre elles. Depuis que les centaures avaient tenté de les piller, quelques décennies auparavant, il avait fallu s’organiser. Des tours de garde étaient planifiés jours et nuits par le Conseil. Tous les adultes en bonne santé y participaient, sans distinction de genre ou d’âge. Matilda allait donc être intégrée dans le cycle et elle réjouissait car c’était le signe qu’elle avait quitté la tutelle paternelle. Comme beaucoup de jeunes gens, elle avait déjà fait plusieurs tours de garde, mais il fallait chaque fois en faire la demande auprès du Conseil et cela passait par les parents. Or, et le souvenir en restait cuisant, chaque fois il avait fallu insister pour qu’il accepte, arguant qu’elle avait mieux à faire dans l’enclos avec les bêtes plutôt que devant une palissade où il ne se passait plus rien. Et il n’avait pas tort. Mais cette tradition faisait partie de la vie de son village, et elle était ravie de pouvoir l’intégrer de plein droit, enfin.
Arrivant joyeuse, elle salua gaiement celle qui montait la garde, une femme assez fine, affublée d’une lance et d’un gros cor creusé dans une défense de gangrechien. Mais en s’approchant elle la reconnut et grimaça, Valy faisait partie de ceux qui voulaient lyncher Perle. Forte de son nouveau statut, et n’ayant pas oublié la rage de certains lors de l’arrivée de Perle, elle ne put s’empêcher de marquer le coup.
« Bonjour ! J’arrive avec une étrangère, cela ne pose pas de problème ? Tu me reconnais ? Matilda Koen, la fille de Wilfried ? Tu sais, le dresseur de bêtes sauvages qui dort parfois chez Sofia, la coupeuse de feu… ». La femme s’empourpra, ses yeux papillonnaient. Elle hocha la tête en guise de salut, sans toutefois regarder Perle.
« Bien sûr… Mais ce n’est pas une étrangère… ».
« Perle, elle s’appelle Perle, et son petit se prénomme Romano. Regardes comme il est mignon ! ».
Matilda fit signe à son amie de s’approcher. Mais Perle ne bougeait pas. Elle se souvenait, elle aussi, cette femme était l’une des plus vindicatives.
« C’est bon Matilda. Allons-nous en, on a à faire. »
« Mais non, ce n’est pas bon ! ». Elle se tourna vers la femme. « Hein Valy ?!? Je suis sûre que tu aimerais bien l’accueillir d’un bonjour sincère et chaleureux… histoire qu’elle cesse enfin de se sentir en danger dès qu’elle passe cette porte… Après tout, vous êtes nombreux à profiter de son savoir-faire, non ? ».
La femme n’en menait pas large, mais Perle non plus. Pourtant Matilda n’avait pas tort. Certains du village continuaient de la regarder de travers, ce qui ne lui facilitait pas la vie, même s’il s’agissait probablement de gêne. La femme hésitait, on pouvait lire dans ses yeux toute la honte qui la traversait. Tout à coup elle prit sur elle et s’avança, la main tendue.
« Bonjour Perle et… bienvenue à toi. Je… ».
Elle déglutit, les excuses ne passaient pas verbalement mais elles se lisaient dans son regard.
« Je peux voir ton petit, alors ? ».
Perle ne s’y attendait pas. Pourtant, sans attendre, elle serra la main de la femme avec chaleur, toute en sourires. A quoi bon refuser une main tendue.
« Oui, bien sûr ! ».
Elle se pencha pour décoller le bébé de sa poitrine. Il dormait à poings fermés et souriait dans son rêve.
« Ooooh !!!! Mais c’est vrai qu’il est absolument adorable !!! On me l’avait dit mais…. ». Valy secouait la tête, sincèrement admirative. « Il est vraiment superbe… il va en faire des ravages quand il sera grand !!! ». Elle riait, heureuse d’avoir pu dépassé ce qui lui pesait, finalement. Et puis cette jeune métisse avait de l’or dans les doigts, toutes les femmes du village le clamaient. Elle n’hésita plus. Montrant d’un geste le panier que Perle tenait à bout de bras, elle questionna à brûle pourpoint.
« Tu ramènes du travail fini ? ».
Le panier débordait de lingerie fine, cachée par un large mouchoir de coton. C’était une commande pour la femme du forgeron. Leyla était une femme plantureuse qui n’avait pas sa langue dans sa poche et aimait à raconter qu’elle connaissait l’art de conserver son mari auprès d’elle. À en juger par les tenues que Perle entretenait, Matilda avait émis en riant la seule hypothèse valable. A n’en pas douter la belle Leyla devait régulièrement pousser son forgeron de mari dans ses derniers retranchements jusqu’à ce qu’il craque et la travaille comme le métal de sa forge. Des ébats quelque peu échauffés, qui nécessitaient du travail régulier de couture fine et de ravaudage de dentelles. Perle suivit son regard et acquiesça sans un mot, un peu mal à l’aise. La femme esquissa un sourire en coin.
« Et l’on m’a aussi parlé de ta discrétion… ». Elle changea immédiatement d’attitude, prenant un ton ferme et décidé. « Est-ce que je peux passer chez toi pour t’amener quelques objets qui me sont chers ? Je payerai le prix qu’il faudra, j’y tiens énormément».
Perle ne put cacher son étonnement mais non plus sa joie.
« Oui, bien sûr ! Demain si vous le souhaitez, dans l’après-midi».
La femme posa sa main sur la tête de Romano avec bienveillance. C’était dit, elle les adoptait tous les deux.
« Tu peux me tutoyer. Après tout, nous sommes deux femmes du même village, non ? ».
Les deux amies reprirent leur route, essayant de deviner quels pouvaient être ces « objets » que Valy voulait lui confier. Peut-être des artefacts ou des reliques avait suggéré Matilda. Mais Perle avait secoué la tête, amusée et sûre d’elle.
« Vue sa tête, je pencherai plutôt pour des objets plus personnels, voire même intimes ».
« Intimes… genre… euh… comment ça ? ».
« Oh, je n’en sais rien, mais je pense que cela ne doit pas être très éloigné de mon travail pour Leyla ! ».
Elles en étaient là de leurs suppositions amusées lorsqu’elles croisèrent Soral qui, de toute évidence, les cherchait. Il se dirigeait vers l’Ouest, d’un pas qui se voulait assuré, l’air de passer là par hasard.
« Oh et bien !! Si je m’attendais à ça ! Perle, Matilda, bien le bonjour ! ».
Il tremblait, essayant de ne rien montrer, mais son regard vers Matilda le trahissait, il souffrait de ne pas savoir que lui dire à propos de la veille.
« Oh mais vous voilà bien emmaillotées… ».
Malheureusement pour lui, Matilda n’avait guère plus d’à propos. Perle ne les laissa pas s’embourber plus longtemps.
« Oui ! Tu vois comme c’est pratique ! J’ai ramené ça de mes… voyages. Tu connais mon petit Romano… ». Elle se tourna de trois-quarts pour lui montrer la bouille endormie de son enfant. Puis elle se retourna vers Matilda. « Et là voici le tout petit Gaspard, dont tu as forcément entendu parler ». Elle avait posé sa main sur la tête de l’enfant que l’on ne voyait pas, indiquant des yeux à Matilda de faire un geste. Mais la jeune femme semblait tétanisée, transformée en gargouille de fontaine.
Soral aurait bien aimé s’approcher, sous prétexte de regarder le bébé. Il se contenta de hocher la tête.
« Oui, bien sûr, j’en ai entendu parler hier soir à l’auberge, et puis encore ce matin. Tout le village doit être au courant. Mais je ne savais pas qu’il se prénommait Gaspard…un beau prénom de garçon ! ». Il se gratta l’arrière du crâne, empêtré dans sa gêne. « Tu lui cherches des parents, alors ? Ou une nourrice ? ».
Ses yeux papillonnaient de l’une à l’autre, mais Matilda ne semblait pas décidée à répondre. Interdite, elle semblait s’être liquéfiée sur place. Perle secoua la tête, franchement amusée. Matilda ne mentait décidément pas en exposant ses difficultés.
« Et bien c’est moi la nourrice ! Je vais m’en occuper le temps qu’on lui trouve une maman ou mieux une famille. D’ailleurs si tu connais un couple sans enfants qui rêve d’en avoir un, ou une fratrie qui pourrait accueillir un petit dernier, surtout ne te gênes pas pour en parler. Je veux bien être sa nourrice mais pas sa mère, j’ai assez du mien ! ». Son ton était enjoué, elle ne se forçait pas pour lui faire la conversation. Matilda se fit la réflexion qu’elle aussi en pinçait peut-être pour Soral, comme tant d’autres. Mais jamais elle ne l’avouerait, persuadée qu’aucun humain ne voudrait d’une paria.
Soral s’était redressé, content qu’on le sollicite. Il se tourna vers Matilda, le visage plus ouvert, il reprenait de l’assurance.
« Je siège au Conseil, en remplacement de mon père, puisqu’il est parti et m’a laissé l’auberge. Il se trouve que la réunion du mois a lieu ce soir. ». Il marqua un temps, il était fier de son nouveau statut, même s’il ne cherchait pas vraiment à le montrer. « Comme tu le sais sûrement, tout se dit là-bas, puisque c’est nôtre rôle de veiller à la bonne marche du village ». Matilda se redressa à son tour, attentive, seul comptait l’avenir du bébé. Soral le sentit et lui adressa un vrai sourire. « Si tu me le permets, je vais leur en parler et tous ensemble nous chercherons la meilleure solution, pour ce bébé, et donc pour toi…. ». Sa voix s’étrangla le temps d’une respiration, il se reprit. « Tu ne veux donc pas l’adopter ? ». Son ton était vaguement inquiet. En quoi ce bébé allait-il changer les plans de Matilda. « Et ton père, il ne veut pas le prendre ? ».
Matilda retrouva une sorte de gaité un peu amère. « Lui ?!? Si on l’avait écouté, Gaspard serait déjà mort ! Il en parle comme d’un fardeau dont il ne veut plus entendre parler ! Lui laisser cet enfant, c’est l’assurance qu’il va s’en décharger au premier venu. Donc pas question ! ». Sa colère lui avait redonné de l’allant. Elle lui adressa un franc sourire. « C’est gentil de proposer. Je pense que c’est une bonne idée d’en parler au Conseil. Nous avons bien quelques idées, mais Perle n’est pas acceptée partout et moi je ne connais pas tout le monde. Et puis, pour te répondre plus précisément… ». Elle prit le temps de choisir ses mots, caressant du regard le petit Gaspard. « … je ne suis pas prête à me charger d’un nouveau-né, même si je m’en sens un peu responsable ». Incapable de cacher sa joie, elle planta ensuite son regard dans celui de Soral. « Je viens tout juste de passer professionnelle et je vais bientôt repartir pour une autre Traque ».
Soral accusa le coup.
« Ah. Oui, bien sûr, je comprends. C’est ton métier et … ». Il fixa le sol un court instant, les sourcils froncés sous le coup d’une réflexion douloureuse, puis il redressa la tête, de nouveau souriant. « Je suis content pour toi. Je sais comme tu aimes tout ça, cela fait partie de toi, il faut faire avec… ». Il semblait réfléchir tout en parlant. « Oui, bien sûr, je comprends. Tu vis là mais tu dois t’absenter régulièrement, et tu ne peux pas prendre en charge un bébé… pas encore… ». Matilda marqua un léger étonnement, il se reprit. « Après tout cet enfant n’est pas le tien ! Tu n’es pas prête à fonder une famille qui t’empêcheras de faire ce que tu aimes ! Je le comprends très bien ! Oui ! ».
De toute évidence le jeune homme remodelait intérieurement ses envies, retrouvant espoir et joie. Matilda l’observait, perplexe.
« Euh… Oui, je pense que c’est ça. Je viens tout juste d’avoir 21 ans, c’est pour ça que … ». Elle lâcha son nom de famille avec mépris, marquant sa volonté de détachement. « … Koen est devenu mon patron, hier, à Gadgetzan. Il était temps ! Il ne pouvait plus reculer, de toute façon. Alors je vais continuer de travailler sous ses ordres, ici en dressage et au loin pour les traques, mais comme membre à part entière. Et j’ai bien l’intention d’en profiter pour me former encore… et pas forcément avec lui. À dire vrai, plus vite je repartirai pour intégrer une nouvelle meute, mieux ce sera ! ».
Le message était désormais clair, du moins l’espérait-elle, elle n’avait aucune intention de s’enliser à Guelta. Elle guetta un signe de compréhension mais le jeune homme semblait parti sur sa lancée, toujours persuadé que Matilda allait vivre au village, certes seule et autonome, mais disponible pour une idylle qu’il entrevoyait de nouveau possible, entre traques et dressages.
« Oui ! J’ai entendu dire par tes amis nains que ton père t’avait enfin libérée de sa tutelle ! Te voilà enfin libre de vivre comme tu l’entends. Je suis très content pour toi ». Il souriait un peu niaisement. « On va se voir un peu plus souvent. Il faudra que je te montre les transformations que j’ai commencées à faire dans l’auberge ! Et puis celles à venir. Je compte aménager tout le dernier étage en habitation… pour … euh… ». Il se gratta la joue frénétiquement, perdant un peu de sa superbe. « Enfin voila ! Passes quand tu veux pour voir tout ça et surtout ne t’inquiètes pas pour tes malles. Elles peuvent rester dans la cave aussi longtemps que tu le souhaites ! ». Il avait retrouvé son sourire confiant. Matilda en eut la certitude, il n’avait rien compris. Soit son message n’était pas assez clair, soit il ne voulait pas comprendre, car elle reconnaissait ses sourires pour les avoir remarqués sur d’autres visages masculins, comme celui de Rives. Il nourrissait toujours de l’espoir. Quant à savoir lequel, c’était une autre affaire. Elle secoua la tête de dépit.
« Bon et bien… Tu en parleras au Conseil alors ? ». Elle l’observait, cherchant comment le ramener à la réalité, la sienne, celle d’une traqueuse et non pas celle d’une hypothétique tavernière. Elle décida d’enfoncer le clou. « Par contre il faudrait trouver une solution rapidement, parce que j’aimerais repartir très vite, d’ici quatre à cinq jours».
Il sursauta, confus.
« Ah ?!? Mais pourtant… ». Il se grattait de nouveau frénétiquement la joue. « …ton père vient tout juste de me dire que c’est toi qui allais dresser la superbe bête que vous avez ramenée… le fameux Griffe-Glace… c’est faux alors ? ». Il était aux abois, perdu et désemparé. Son monde semblait sur le point de s’écrouler. Mais Matilda était aussi surprise que lui.
« Hein ?!? Il a dit ça ?!? ». C’était impossible, trop beau pour être vrai, impensable même ! « Mais…. Tu es vraiment sûr ?!? Tu as bien compris ? ».
Soral ne savait plus que penser. Il passait son regard sur les deux jeunes femmes, les bébés, les villageois qui le saluaient respectueusement en passant non loin, revenait sur Matilda, secouait la tête, soupirait, se grattait encore la joue. Il sentait que son avenir se jouait peut-être là, maintenant, et il se demandait s’il n’avait pas rêvé.
« Écoute… tu as l’air tellement étonnée que me voilà à douter. Mais… oui. Il me l’a dit pour que j’en prévienne le Conseil ce soir. Il a besoin d’un enclos beaucoup plus sûr. Il se demandait même si le Conseil ne pourrait pas financer en partie la fabrication d’une très grande cage de dressage, entièrement fermée. J’ai cru comprendre que la bête est exceptionnellement puissante et qu’il envisageait de finir de te former avec elle. Tu n’es pas au courant ? ».
Les deux enfants étaient nourris, changés, bienheureux dans des linges de coton qui les laissaient libres de leurs mouvements. Gaspard dormait, Romano gazouillait, la petite maison était en ordre et Perle semblait avoir pris le rythme. Il était temps pour Matilda de retourner au village prendre des nouvelles de Rives, mais elle traînait. Et Perle n’était pas dupe.
« Vas y…. Tu ne vas pas pouvoir l’éviter de toute façon. Il est partout. Autant le croiser très vite. Tu le vois, tu ne fuis pas, tu le salues, l’air de rien, deux ou trois mots sur le temps ou sur Gaspard, et tu files plus loin, prétextant n’importe quoi qui t’oblige à le laisser en plan ! ».
Matilda s’énervait.
« Mais je ne sais pas « prétexter » comme tu dis !!! Je ne sais pas faire comme si !!! Je vais y penser sans cesse et rien ne va sortir sinon la pire chose qui doit être dite, justement ! Je ne sais pas faire autrement que de mettre les pieds dans le plat, tu ne comprends pas ?!? Sans le vouloir et même sans m’en rendre compte !!! Je suis une vraie calamité !!! Je te l’ai déjà dit, non !?!».
Malgré la colère qui explosait, son ton était presque plaintif. Perle tenta de décrypter ce qui l’animait. Sa détresse était palpable, elle semblait prête à pleurer.
« Bon… écoute. Je sais ce que l’on va faire. Aide moi à les habiller correctement, je vais t’accompagner chez Radja, et je verrai ce jeune homme blessé s’il est encore chez elle. Je peux peut-être aider. De toute façon je devais lui montrer Romano, j’ai besoin qu’elle vérifie s’il grandit bien ».
Matilda hoqueta de dégoût.
« Ah non ! Je t’en prie !! Pas avec moi !!! Ne me raconte pas des bobards, juste parce que tu me trouves pathétique !!! »
La colère reprenait le dessus, mais elle semblait bien être tournée contre elle. Perle secoua la tête, cherchant de quoi vêtir les deux poupons.
« Je ne dis pas n’importe quoi, et tu n’es pas pathétique. Romano…. ». Le ton de sa voix devint douloureux. « Je ne peux pas certifier de l’origine de sa conception, c’est trop… compliqué. Mais le père n’est ni humain ni orc, c’est certain. C’est sans doute un Sin’dorei ou…. ». Sa voix s’étrangla. Elle se reprit avec peine. « Je suis déjà moi-même métissée orque et humain. Lui….son sang est mêlé, encore pire que le mien. Il est donc différent de moi et je ne suis pas certaine que mon lait lui suffise, tu comprends ?».
C’était au tour de Matilda d’observer en silence, atterrée par sa propre négligence. Perle avait vécu tellement d’horreurs, comment pouvait-elle être aussi aveugle. Elle retrouva immédiatement sa gaité naturelle, sans forcer, comme un instinct de survie bien opportun.
« Oui ! Tu as raison ! Allons voir Radja ensemble ! Et puis comme ça je pourrai aussi lui montrer Gaspard ! Oui !!! ». Elle éclatait de nouveau d’une joie non feinte. « On va aller se promener toutes les deux dans tout le village avec nos bébés ! Et tant mieux si ça les défrise !! ». Elle riait, s’imaginant croiser son père. Tout à coup elle eut la vision de Soral, et elle se renfrogna légèrement. « Et puis… si on croise Soral, toi tu sauras lui parler de la pluie et du beau temps…. Oui ? ».
Perle se tourna vers sa nouvelle amie, le visage rieur.
« Tu n’imagines même pas…. Je vais lui faire le bulletin météorologique des dix dernières années, et ce pour toute la région, de Gadgetzan jusqu’à Feralas, il ne va rien y comprendre ».
Les deux bébés étaient maintenant tous deux habillés de coton, beaux comme le sont tous les poupons bienheureux. Elle attrapa deux grandes écharpes sur une étagère et entreprit d’envelopper Gaspard contre le ventre de Matilda.
« Regarde… avec cette écharpe il est le plus heureux des petits garçons et toi tu as les mains libres. Comme s’il était dans ton ventre ! Tu pourrais même cuisiner si tu le souhaitais. Tu m’aides pour Romano ? ».
Une demie heure plus tard les deux jeunes femmes entraient guillerettes dans le village par la porte Ouest. Constitué d’une petite centaine d’habitations en terre sèche et rondins de bois, le village de Guelta était protégé par une palissade qui courait à double hauteur d’homme, tout autour des maisons éparpillées sur une large surface de sol crayeux. C’était un système de protection simple mais efficace. Il y avait deux portes, l’une à l’Ouest vers Feralas, l’autre à l’Est vers Tanaris, et un villageois était assigné à chacune d’entre elles. Depuis que les centaures avaient tenté de les piller, quelques décennies auparavant, il avait fallu s’organiser. Des tours de garde étaient planifiés jours et nuits par le Conseil. Tous les adultes en bonne santé y participaient, sans distinction de genre ou d’âge. Matilda allait donc être intégrée dans le cycle et elle réjouissait car c’était le signe qu’elle avait quitté la tutelle paternelle. Comme beaucoup de jeunes gens, elle avait déjà fait plusieurs tours de garde, mais il fallait chaque fois en faire la demande auprès du Conseil et cela passait par les parents. Or, et le souvenir en restait cuisant, chaque fois il avait fallu insister pour qu’il accepte, arguant qu’elle avait mieux à faire dans l’enclos avec les bêtes plutôt que devant une palissade où il ne se passait plus rien. Et il n’avait pas tort. Mais cette tradition faisait partie de la vie de son village, et elle était ravie de pouvoir l’intégrer de plein droit, enfin.
Arrivant joyeuse, elle salua gaiement celle qui montait la garde, une femme assez fine, affublée d’une lance et d’un gros cor creusé dans une défense de gangrechien. Mais en s’approchant elle la reconnut et grimaça, Valy faisait partie de ceux qui voulaient lyncher Perle. Forte de son nouveau statut, et n’ayant pas oublié la rage de certains lors de l’arrivée de Perle, elle ne put s’empêcher de marquer le coup.
« Bonjour ! J’arrive avec une étrangère, cela ne pose pas de problème ? Tu me reconnais ? Matilda Koen, la fille de Wilfried ? Tu sais, le dresseur de bêtes sauvages qui dort parfois chez Sofia, la coupeuse de feu… ». La femme s’empourpra, ses yeux papillonnaient. Elle hocha la tête en guise de salut, sans toutefois regarder Perle.
« Bien sûr… Mais ce n’est pas une étrangère… ».
« Perle, elle s’appelle Perle, et son petit se prénomme Romano. Regardes comme il est mignon ! ».
Matilda fit signe à son amie de s’approcher. Mais Perle ne bougeait pas. Elle se souvenait, elle aussi, cette femme était l’une des plus vindicatives.
« C’est bon Matilda. Allons-nous en, on a à faire. »
« Mais non, ce n’est pas bon ! ». Elle se tourna vers la femme. « Hein Valy ?!? Je suis sûre que tu aimerais bien l’accueillir d’un bonjour sincère et chaleureux… histoire qu’elle cesse enfin de se sentir en danger dès qu’elle passe cette porte… Après tout, vous êtes nombreux à profiter de son savoir-faire, non ? ».
La femme n’en menait pas large, mais Perle non plus. Pourtant Matilda n’avait pas tort. Certains du village continuaient de la regarder de travers, ce qui ne lui facilitait pas la vie, même s’il s’agissait probablement de gêne. La femme hésitait, on pouvait lire dans ses yeux toute la honte qui la traversait. Tout à coup elle prit sur elle et s’avança, la main tendue.
« Bonjour Perle et… bienvenue à toi. Je… ».
Elle déglutit, les excuses ne passaient pas verbalement mais elles se lisaient dans son regard.
« Je peux voir ton petit, alors ? ».
Perle ne s’y attendait pas. Pourtant, sans attendre, elle serra la main de la femme avec chaleur, toute en sourires. A quoi bon refuser une main tendue.
« Oui, bien sûr ! ».
Elle se pencha pour décoller le bébé de sa poitrine. Il dormait à poings fermés et souriait dans son rêve.
« Ooooh !!!! Mais c’est vrai qu’il est absolument adorable !!! On me l’avait dit mais…. ». Valy secouait la tête, sincèrement admirative. « Il est vraiment superbe… il va en faire des ravages quand il sera grand !!! ». Elle riait, heureuse d’avoir pu dépassé ce qui lui pesait, finalement. Et puis cette jeune métisse avait de l’or dans les doigts, toutes les femmes du village le clamaient. Elle n’hésita plus. Montrant d’un geste le panier que Perle tenait à bout de bras, elle questionna à brûle pourpoint.
« Tu ramènes du travail fini ? ».
Le panier débordait de lingerie fine, cachée par un large mouchoir de coton. C’était une commande pour la femme du forgeron. Leyla était une femme plantureuse qui n’avait pas sa langue dans sa poche et aimait à raconter qu’elle connaissait l’art de conserver son mari auprès d’elle. À en juger par les tenues que Perle entretenait, Matilda avait émis en riant la seule hypothèse valable. A n’en pas douter la belle Leyla devait régulièrement pousser son forgeron de mari dans ses derniers retranchements jusqu’à ce qu’il craque et la travaille comme le métal de sa forge. Des ébats quelque peu échauffés, qui nécessitaient du travail régulier de couture fine et de ravaudage de dentelles. Perle suivit son regard et acquiesça sans un mot, un peu mal à l’aise. La femme esquissa un sourire en coin.
« Et l’on m’a aussi parlé de ta discrétion… ». Elle changea immédiatement d’attitude, prenant un ton ferme et décidé. « Est-ce que je peux passer chez toi pour t’amener quelques objets qui me sont chers ? Je payerai le prix qu’il faudra, j’y tiens énormément».
Perle ne put cacher son étonnement mais non plus sa joie.
« Oui, bien sûr ! Demain si vous le souhaitez, dans l’après-midi».
La femme posa sa main sur la tête de Romano avec bienveillance. C’était dit, elle les adoptait tous les deux.
« Tu peux me tutoyer. Après tout, nous sommes deux femmes du même village, non ? ».
Les deux amies reprirent leur route, essayant de deviner quels pouvaient être ces « objets » que Valy voulait lui confier. Peut-être des artefacts ou des reliques avait suggéré Matilda. Mais Perle avait secoué la tête, amusée et sûre d’elle.
« Vue sa tête, je pencherai plutôt pour des objets plus personnels, voire même intimes ».
« Intimes… genre… euh… comment ça ? ».
« Oh, je n’en sais rien, mais je pense que cela ne doit pas être très éloigné de mon travail pour Leyla ! ».
Elles en étaient là de leurs suppositions amusées lorsqu’elles croisèrent Soral qui, de toute évidence, les cherchait. Il se dirigeait vers l’Ouest, d’un pas qui se voulait assuré, l’air de passer là par hasard.
« Oh et bien !! Si je m’attendais à ça ! Perle, Matilda, bien le bonjour ! ».
Il tremblait, essayant de ne rien montrer, mais son regard vers Matilda le trahissait, il souffrait de ne pas savoir que lui dire à propos de la veille.
« Oh mais vous voilà bien emmaillotées… ».
Malheureusement pour lui, Matilda n’avait guère plus d’à propos. Perle ne les laissa pas s’embourber plus longtemps.
« Oui ! Tu vois comme c’est pratique ! J’ai ramené ça de mes… voyages. Tu connais mon petit Romano… ». Elle se tourna de trois-quarts pour lui montrer la bouille endormie de son enfant. Puis elle se retourna vers Matilda. « Et là voici le tout petit Gaspard, dont tu as forcément entendu parler ». Elle avait posé sa main sur la tête de l’enfant que l’on ne voyait pas, indiquant des yeux à Matilda de faire un geste. Mais la jeune femme semblait tétanisée, transformée en gargouille de fontaine.
Soral aurait bien aimé s’approcher, sous prétexte de regarder le bébé. Il se contenta de hocher la tête.
« Oui, bien sûr, j’en ai entendu parler hier soir à l’auberge, et puis encore ce matin. Tout le village doit être au courant. Mais je ne savais pas qu’il se prénommait Gaspard…un beau prénom de garçon ! ». Il se gratta l’arrière du crâne, empêtré dans sa gêne. « Tu lui cherches des parents, alors ? Ou une nourrice ? ».
Ses yeux papillonnaient de l’une à l’autre, mais Matilda ne semblait pas décidée à répondre. Interdite, elle semblait s’être liquéfiée sur place. Perle secoua la tête, franchement amusée. Matilda ne mentait décidément pas en exposant ses difficultés.
« Et bien c’est moi la nourrice ! Je vais m’en occuper le temps qu’on lui trouve une maman ou mieux une famille. D’ailleurs si tu connais un couple sans enfants qui rêve d’en avoir un, ou une fratrie qui pourrait accueillir un petit dernier, surtout ne te gênes pas pour en parler. Je veux bien être sa nourrice mais pas sa mère, j’ai assez du mien ! ». Son ton était enjoué, elle ne se forçait pas pour lui faire la conversation. Matilda se fit la réflexion qu’elle aussi en pinçait peut-être pour Soral, comme tant d’autres. Mais jamais elle ne l’avouerait, persuadée qu’aucun humain ne voudrait d’une paria.
Soral s’était redressé, content qu’on le sollicite. Il se tourna vers Matilda, le visage plus ouvert, il reprenait de l’assurance.
« Je siège au Conseil, en remplacement de mon père, puisqu’il est parti et m’a laissé l’auberge. Il se trouve que la réunion du mois a lieu ce soir. ». Il marqua un temps, il était fier de son nouveau statut, même s’il ne cherchait pas vraiment à le montrer. « Comme tu le sais sûrement, tout se dit là-bas, puisque c’est nôtre rôle de veiller à la bonne marche du village ». Matilda se redressa à son tour, attentive, seul comptait l’avenir du bébé. Soral le sentit et lui adressa un vrai sourire. « Si tu me le permets, je vais leur en parler et tous ensemble nous chercherons la meilleure solution, pour ce bébé, et donc pour toi…. ». Sa voix s’étrangla le temps d’une respiration, il se reprit. « Tu ne veux donc pas l’adopter ? ». Son ton était vaguement inquiet. En quoi ce bébé allait-il changer les plans de Matilda. « Et ton père, il ne veut pas le prendre ? ».
Matilda retrouva une sorte de gaité un peu amère. « Lui ?!? Si on l’avait écouté, Gaspard serait déjà mort ! Il en parle comme d’un fardeau dont il ne veut plus entendre parler ! Lui laisser cet enfant, c’est l’assurance qu’il va s’en décharger au premier venu. Donc pas question ! ». Sa colère lui avait redonné de l’allant. Elle lui adressa un franc sourire. « C’est gentil de proposer. Je pense que c’est une bonne idée d’en parler au Conseil. Nous avons bien quelques idées, mais Perle n’est pas acceptée partout et moi je ne connais pas tout le monde. Et puis, pour te répondre plus précisément… ». Elle prit le temps de choisir ses mots, caressant du regard le petit Gaspard. « … je ne suis pas prête à me charger d’un nouveau-né, même si je m’en sens un peu responsable ». Incapable de cacher sa joie, elle planta ensuite son regard dans celui de Soral. « Je viens tout juste de passer professionnelle et je vais bientôt repartir pour une autre Traque ».
Soral accusa le coup.
« Ah. Oui, bien sûr, je comprends. C’est ton métier et … ». Il fixa le sol un court instant, les sourcils froncés sous le coup d’une réflexion douloureuse, puis il redressa la tête, de nouveau souriant. « Je suis content pour toi. Je sais comme tu aimes tout ça, cela fait partie de toi, il faut faire avec… ». Il semblait réfléchir tout en parlant. « Oui, bien sûr, je comprends. Tu vis là mais tu dois t’absenter régulièrement, et tu ne peux pas prendre en charge un bébé… pas encore… ». Matilda marqua un léger étonnement, il se reprit. « Après tout cet enfant n’est pas le tien ! Tu n’es pas prête à fonder une famille qui t’empêcheras de faire ce que tu aimes ! Je le comprends très bien ! Oui ! ».
De toute évidence le jeune homme remodelait intérieurement ses envies, retrouvant espoir et joie. Matilda l’observait, perplexe.
« Euh… Oui, je pense que c’est ça. Je viens tout juste d’avoir 21 ans, c’est pour ça que … ». Elle lâcha son nom de famille avec mépris, marquant sa volonté de détachement. « … Koen est devenu mon patron, hier, à Gadgetzan. Il était temps ! Il ne pouvait plus reculer, de toute façon. Alors je vais continuer de travailler sous ses ordres, ici en dressage et au loin pour les traques, mais comme membre à part entière. Et j’ai bien l’intention d’en profiter pour me former encore… et pas forcément avec lui. À dire vrai, plus vite je repartirai pour intégrer une nouvelle meute, mieux ce sera ! ».
Le message était désormais clair, du moins l’espérait-elle, elle n’avait aucune intention de s’enliser à Guelta. Elle guetta un signe de compréhension mais le jeune homme semblait parti sur sa lancée, toujours persuadé que Matilda allait vivre au village, certes seule et autonome, mais disponible pour une idylle qu’il entrevoyait de nouveau possible, entre traques et dressages.
« Oui ! J’ai entendu dire par tes amis nains que ton père t’avait enfin libérée de sa tutelle ! Te voilà enfin libre de vivre comme tu l’entends. Je suis très content pour toi ». Il souriait un peu niaisement. « On va se voir un peu plus souvent. Il faudra que je te montre les transformations que j’ai commencées à faire dans l’auberge ! Et puis celles à venir. Je compte aménager tout le dernier étage en habitation… pour … euh… ». Il se gratta la joue frénétiquement, perdant un peu de sa superbe. « Enfin voila ! Passes quand tu veux pour voir tout ça et surtout ne t’inquiètes pas pour tes malles. Elles peuvent rester dans la cave aussi longtemps que tu le souhaites ! ». Il avait retrouvé son sourire confiant. Matilda en eut la certitude, il n’avait rien compris. Soit son message n’était pas assez clair, soit il ne voulait pas comprendre, car elle reconnaissait ses sourires pour les avoir remarqués sur d’autres visages masculins, comme celui de Rives. Il nourrissait toujours de l’espoir. Quant à savoir lequel, c’était une autre affaire. Elle secoua la tête de dépit.
« Bon et bien… Tu en parleras au Conseil alors ? ». Elle l’observait, cherchant comment le ramener à la réalité, la sienne, celle d’une traqueuse et non pas celle d’une hypothétique tavernière. Elle décida d’enfoncer le clou. « Par contre il faudrait trouver une solution rapidement, parce que j’aimerais repartir très vite, d’ici quatre à cinq jours».
Il sursauta, confus.
« Ah ?!? Mais pourtant… ». Il se grattait de nouveau frénétiquement la joue. « …ton père vient tout juste de me dire que c’est toi qui allais dresser la superbe bête que vous avez ramenée… le fameux Griffe-Glace… c’est faux alors ? ». Il était aux abois, perdu et désemparé. Son monde semblait sur le point de s’écrouler. Mais Matilda était aussi surprise que lui.
« Hein ?!? Il a dit ça ?!? ». C’était impossible, trop beau pour être vrai, impensable même ! « Mais…. Tu es vraiment sûr ?!? Tu as bien compris ? ».
Soral ne savait plus que penser. Il passait son regard sur les deux jeunes femmes, les bébés, les villageois qui le saluaient respectueusement en passant non loin, revenait sur Matilda, secouait la tête, soupirait, se grattait encore la joue. Il sentait que son avenir se jouait peut-être là, maintenant, et il se demandait s’il n’avait pas rêvé.
« Écoute… tu as l’air tellement étonnée que me voilà à douter. Mais… oui. Il me l’a dit pour que j’en prévienne le Conseil ce soir. Il a besoin d’un enclos beaucoup plus sûr. Il se demandait même si le Conseil ne pourrait pas financer en partie la fabrication d’une très grande cage de dressage, entièrement fermée. J’ai cru comprendre que la bête est exceptionnellement puissante et qu’il envisageait de finir de te former avec elle. Tu n’es pas au courant ? ».
Matilda Koen- Citoyen
- Nombre de messages : 853
Lieu de naissance : Kalimdor
Age : 36
Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
Un dressage inespéré.
C’était quoi cette histoire ? Matilda devait en avoir le cœur net, immédiatement. Sans attendre plus d’explications, elle avait filé vers l’Est et la maison de son père, maison qu’elle avait encore un peu de peine à ne pas considérer comme la sienne. La voyant courir, Perle avait à peine eut le temps de s’excuser auprès de Soral, éberlué, puis elle avait emboîté le pas de son amie, presqu’aussi surprise qu’elle. A aucun moment il n’avait été question d’un dressage exceptionnel, et si cela était vrai, il était fort probable que Matilda allait revoir ses plans. Cette journée était décidément bien étrange.
Lors de leurs récentes conversations, à aucun moment la jeune traqueuse n’avait envisagé de départ aussi rapide que celui annoncé à Soral. Même si elle comptait bien repartir un jour, ne serait-ce que pour revoir celui qu’elle appelait Milan, il était évident qu’elle avait tenté de freiner les élans maritaux de l’aubergiste. L’information vers laquelle elle courait devait être suffisamment étonnante pour impacter l’avenir de sa nouvelle amie, il ne fallait donc pas la lâcher.
« Hé ! Attends moi ! Romano est plus lourd que Gaspard et je porte un panier bien rempli ! ».
Matilda ne semblait pas l’écouter.
« Ah mais ! », Perle s’arrêta, essoufflée, « Tu veux peut-être que je te laisse régler ça toute seule ? ».
Matilda stoppa net son élan et se retourna en secouant la tête.
« Oh…. Excuses moi. Non ! Non bien sûr que non, viens !!! Mais ça m’a retournée, là. C’est juste impensable, tu comprends ? ». Elle parlait trop vite, les mots sortaient de sa bouche sans être complets. Elle vibrait d’une énergie folle. « C’est même inespéré ! Jamais je ne retrouverai une occasion comme celle là ! Je ne comprends même pas comment cela peut être possible… Soit il invente, soit… Je dois en avoir le cœur net ! ». Elle respira un grand coup, dans tous ses états, « Pffiou !!! J’en ai la chair de poule ! », puis souffla un petit rire, « Si c’est vrai, tu peux être sûre que ce n’est pas sans raison. Dresser une bête comme celle là, c’est le rêve de n’importe quel dresseur. S’il veut vraiment le partager avec moi… alors c’est qu’il a une idée en tête ». Elle se pencha en avant, essoufflée d’avoir couru, étourdie d’avoir autant cogité. Décidément son père saurait toujours la surprendre. Elle esquissa un petit sourire en coin, le regard rivé dans celui de Perle. « Mais tant pis. Quelle que soit son idée, celle qu’il a derrière la tête et que jamais il n’avouera, si c’est vrai, j’accepte. C’est bien trop tentant ». Elle regarda derrière Perle, vers Soral au loin. « Il a dû me prendre pour une folle. Tant mieux, comme ça il arrêtera de m’imaginer en aubergiste ! ».
Perle émit un petit rire amusé, mais le secouement lent de sa tête anéantissait tout espoir.
« Bien au contraire. Tu viens tout juste de lui démontrer que, s’il a bien compris, et ce n’est pas le genre à affabuler, surtout dans ce genre de situation, tu vas vouloir rester. Et maintenant, même s’il n’en donne pas l’air…». Plus loin Soral avait repris sa marche en sens inverse, le pas sûr et l’allure posée. « … il n’espère plus qu’une seule chose, que tu l’apprennes de la bouche de ton père. Et si c’est confirmé, tu vas le voir rappliquer très vite».
Perle haussa l’épaule d’un air faussement désolée. Matilda leva les yeux au ciel, amusée, malgré tout.
« Bon… et bien tant pis. Il faudra donc que j’aille visiter son auberge et j’en serai quitte pour essayer de le convaincre que je ne suis pas intéressée par le mariage, ni par le métier ».
Finalement elle trouvait la situation cocasse.
« Franchement ! Comment il ne voit pas lui-même que je ne suis pas faite pour ça ?! Je lui rendrais la vie impossible ! Sans parler d’attirance ou quoi ! Je suis incapable de tenir une auberge ! Un tigre en cage, voilà ce que je deviendrais !».
Elle riait, mais son rire était bien trop doux. Perle posa une main sur son bras.
« Il te touche et c’est bien assez pour te faire évoluer, quoi que tu en penses, même dans ce moment où tu espères ce dressage exceptionnel. Quant à lui… ». Ses yeux se plissèrent d’amitié tendre. « Ne dit-on pas que l’amour rend aveugle, ou mieux, qu’il permet de déplacer les montagnes ? ».
Matilda écarquilla les yeux en secouant la tête, ce type de maximes à l’eau de rose lui semblaient totalement inappropriées. Perle n’attendit pas sa réponse et se remit en marche, indiquant la direction de l’Est d’un geste rapide du menton.
« On va chez ton père ? Peut-être que le jeune homme blessé y est, on pourra le voir aussi. Son histoire m’intrigue et puis… »., elle esquissa un sourire mystérieux, « … il se pourrait que je puisse aider.»
Matilda proposa de porter le panier et elles marchèrent d’un bon pas jusqu’à la maison. Toute à son excitation, Matilda faillit entrer sans frapper. Heureusement elle se reprit juste à temps. Wilfried en aurait profité pour la narguer, et il n’était pas question de se mettre en situation d’infériorité, surtout dans un moment aussi crucial. Un regard vers Perle pour se donner du courage et elle frappa, trois petits coups secs. Il ouvra rapidement, tout en gardant la porte à moitié fermée, le sourire narquois. Il marquait son territoire, lui signifiant qu’elle n’était plus chez elle, la partie n’allait pas être simple.
« Bonjour. On passait voir Rives ».
Elle montra Perle d’un geste de la main sans le quitter des yeux.
« Perle pense pouvoir aider. Cela ne te dérange pas, si… ».
Il ne la laissa pas terminer et immédiatement adressa un immense sourire à Perle.
« Mais bien sûr, bonjour Perle, entres donc ».
Il ouvrit grand la porte pour les laisser passer, ignorant le regard de Matilda, furibond. Elle était essoufflée et il avait probablement compris ce qui l’amenait. Mais il n’était manifestement pas prêt à lâcher le pouvoir que cela lui donnait, bien au contraire. Il referma la porte et les contourna, s’adressant toujours à Perle.
« C’est donc ton petit que je vois là ? Sofia m’en a parlé, tu pourrais peut-être passer là bas. Tu sais qu’elle connaît très bien les énergies du feu et de la terre, pas mal aussi celles de l’air et de l’eau. Elle a entendu dire que tu t’inquiètes pour lui et elle se propose d’y jeter un œil. Enfin… si tu le souhaites, bien sûr ».
Son ton était agréable, bienveillant, l’amabilité faite homme. Rien à voir avec celui qu’elle connaissait. Matilda l’aurait volontiers secoué comme un arbre à fruits, pour mettre à nu sa vraie nature. Mais justement, elle le connaissait. Tellement bien. Pour obtenir gain de cause, il fallait entrer dans son jeu, ne pas montrer d’empressement, attendre le bon moment, et surtout ne pas donner l’air de quémander. Elle inspira en fermant les yeux, la partie serait plus longue que prévu. Il fallait se préserver, comme pour une longue traque.
Rives était étendu sur son lit recouvert de draps propres, enrubanné comme une momie. Les yeux fixés sur la porte, il l’avait entendue arriver. Il essaya de se redresser mais cela lui était impossible sans aide, quand bien même il aurait surmonté la douleur. Il adressa à Wilfried un regard de détresse, pourtant c’est Perle qui réagit la première. Malgré Romano qui s’était réveillé, elle se précipita vers le jeune homme pour l’aider, faisant signe à Matilda de prendre son autre épaule afin de le faire glisser en douceur contre les oreillers.
Wilfried fut pris de court, mais si cela le dérangea, il n’en montra rien. Il se contenta de les regarder faire, d’un œil attentif, voire même inquiet. Le jeune homme était sous sa responsabilité et il prenait l’affaire très au sérieux. Il sembla même à Matilda que son père aurait été bien moins attentionné, si elle avait été dans la même situation. Mais elle se dépêcha de remiser cette sensation tout au fond d’elle. Seule la santé du jeune homme devait la préoccuper.
« Alors ? Comment ça va ? Tu m’as fait une de ces peurs… ».
Elle était sincère et Rives sursauta d’une douleur étrange. Il sentait son cœur bondir de joie malgré la compression des bandages. Matilda posa délicatement la main sur son épaule.
« Mais on t’a sûrement dit ? Tu l’as sauvé ! C’est toi qui as sauvé le bébé de Liliane ! ».
Elle était radieuse, décidément cette triste affaire avait du bon. Matilda se pencha vers lui pour lui montrer le bébé.
« Alors…. », elle vint poser ses lèvres sur son oreille et murmura sa confidence, « j’ai choisi son prénom et il s’appelle Gaspard… joli, tu ne trouves pas ? ».
Elle se redressa et le gratifia d’un clin d’œil qui se voulait amical. Elle connaissait son secret et n’en dirait rien.
« Enfin voilà. Je suis désolée de te voir en si mauvais état mais tout de même bien contente que tu sois en vie !! ».
Elle se tourna vers son amie.
« Je te présente Perle, je vis chez elle le temps de me trouver un logement ».
Elle entreprit de faire les présentations, racontant un peu l’histoire de chacun, quand tout à coup elle s’arrêta, éberluée, constatant avec amusement qu’il se passait « quelque chose » d’inhabituel. Perle avait franchement rougi sous le coup des explications concernant ses doigts en or et ses connaissances hors du commun. Et cela ne lui ressemblait pas. Elle secouait la tête, encore rose de confusion.
« Matilda exagère… Disons que je peux peut-être vous aider à retrouver plus rapidement l’usage de vos jambes, par exemple. Mais pour le moment, je ne peux rien faire, vous êtes trop emmailloté ! Pire que mon bébé ! ».
Elle esquissa un rire qui illumina son visage. Rives cligna des yeux, comme interloqué, puis il essaya de prendre un air mature, avant de sourire bêtement en secouant la tête.
« Je vous assure que je m’en passerais volontiers ».
Matilda comprit avec plaisir qu’un certain charme opérait entre les deux. Elle hésitait à intervenir mais Rives se tourna vers elle.
« Radja ne m’a pas laissé beaucoup d’espoir. Tu étais avec elle hier soir, toi aussi tu penses que je ne remarcherai plus jamais ? Ou… pas comme avant ? ».
Elle n’aurait pas compris entre-temps, Matilda aurait évité de lui insuffler l’idée d’une rémission, même partielle. Mais elle entrevoyait le réel pouvoir de Perle, celui qui résidait peut-être ailleurs mais qui filtrait via ses doigts. Elle se tourna donc vers son amie.
« Tu ne peux pas l’ausculter, vu qu’il est plus enrubanné que Romano… ». Elle tentait de conserver un ton rieur mais son regard démentait sa légèreté apparente. « Mais je suppose que tu sais déjà si tu saurais remettre en place des os que l’on a dû presque souder ?».
Perle fronça nettement le regard.
« Pas forcément, Matilda. Vous les avez vraiment collés, ou bien vous les avez joints de manière à ce qu’ils se ressoudent tous seuls ? ».
Rives écoutait la conversation, passant son regard de l’une à l’autre, traversant espoir et angoisse, ce qui le rendait nerveux.
« S’il faut tout défaire et refaire pour que je puisse remarcher, je suis partant ! Même si c’est risqué ! ».
Matilda lui adressa une négation muette avant de répondre à Perle.
« Radja est contre toute intrusion étrangère dans le corps, sauf si c’est naturel. Nous nous sommes donc contentées de les fixer très serrés afin qu’ils se reconstruisent autrement. Il pourrait donc être invalide, c’est même un risque sérieux. Mais si on lui enlève les emplâtres, on peut faire différemment. Par contre… », elle se retourna vers Rives, « Si on défait tout pour refaire, c’est sûr et certain, tu vas jongler comme jamais… ».
Le jeune homme sursauta en hurlant presque de douleur.
« Ça m’est égal !!!! Tout plutôt que de rester invalide !».
Matilda grimaça un sourire.
« Je comprends bien, mais tu as ingéré de quoi éviter l’infection. Faire des mélanges pourrait amoindrir ses effets. On ne peut rien te donner d’autre, du moins tant que tu ne seras pas sorti d’affaire. Et quand je dis rien, c’est vraiment rien. »
Perle fit un geste de la main, elle avait une idée.
« Si, on peut, mais ce n’est pas du tout usuel ».
Elle posa sa main volante sur l’épaule de Rives en lui adressant un sourire que Matilda sentit bien différent de ceux qu’elle lui connaissait. « Je suis certaine que vous… », son sourire s’étira un peu plus. « … tu », le ton était à moitié interrogatif, il sonnait comme une invite. Rives ne donnait aucun signe de malaise. Elle prit de l’assurance. « Promis, tu ne sentiras rien sinon une belle gueule de bois au réveil… j’imagine que ça devrait passer ? ».
« Oui, bien sûr ! ». Le jeune homme se fichait complètement d’avoir mal. « Mais alors vous… », lui aussi hésitait, « … tu penses pouvoir me remettre sur pieds ? ».
Perle haussa légèrement l’épaule en regardant Matilda, interrogative.
« Tu es sûre que je peux intervenir sans le figer ? Si vous l’avez fait c’est peut-être parce que…».
Matilda ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase.
« Si on a presque ressoudé c’est uniquement parce qu’il fallait faire vite. Perle, il était mourant ! Il avait déjà glissé dans le monde d’en bas ! Tu penses bien que Radja s’est surtout préoccupée de le ramener ici, de soigner l’infection ensuite, et c’est seulement après qu’il a fallu remettre ses os et tout le reste en état. Je suis certaine qu’il pourra remarcher, si tu as bien le pouvoir que je perçois dans tes mains. Et il ne faut pas attendre ! ». Elle se tourna vers Rives.
« Paré pour la cuite du siècle ? ».
Le jeune homme avait l’air illuminé de l’intérieur, le regard rivé sur Perle. Elle le sauvait, il allait pouvoir remarcher, c’était inespéré. S’il avait pu, il se serait levé d’un bond pour l’enlacer. Matilda le secoua gentiment.
« Oh… je te parle. Il ne faut pas attendre, tu te sens prêt à replonger ? ».
Wilfried avait immédiatement compris l’opportunité de laisser Perle agir. Tout le village en parlait à mots plus ou moins couverts. Elle avait, disait-on, le pouvoir de faire circuler l’énergie des esprits à travers ses doigts. Sofia l’avait évoqué pendant la nuit, quand il avait expliqué où dormait Matilda. Elle avait mis dans ses paroles un respect profond, qui avait étonné Wilfried. Il n’imaginait pas sa maîtresse autant renseignée sur les affaires du village. D’après Sofia, s’il y avait une seule personne dans Guelta qui pouvait sauver ce jeune homme, cela ne pouvait être qu’elle, la métisse que tout le monde avait rejetée quelques mois plus tôt. Immédiatement, il reprit les choses en mains, coulant un regard vers le bébé que Matilda avait sur le ventre, puis sur celui de Perle.
« Tu ne vas pas pouvoir l’opérer avec ton fils accroché comme ça. Donne le à Matilda, elle a les mains libres, elle te sera plus utile comme ça. Je vais t’assister, de toute façon j’ai plus de force qu’elle. Il te faut quel alcool pour l’étourdir ? ».
Bien sûr, il avait raison. Pourtant Matilda en fut blessée. Rives était désormais un ami, dont elle se sentait redevable, elle aurait dû participer autrement. Mais le petit Romano serait bien plus calme si elle le prenait dans ses bras. Elle ravala donc sa rancoeur, et acquiesça pour Perle, tendant les bras pour récupérer l’enfant.
« Laisse le moi. Je vais sortir, tu te sentiras plus libre d’agir si tu ne le vois pas. Je vais chez Radja, elle pourra l’ausculter. Si tu acceptes qu’elle le fasse en ton absence, bien sûr ».
Son ton de voix était plus grave qu’à l’ordinaire. Elle était blessée, mais tâchait de n’en rien montrer. Elle avait probablement besoin de se sentir utile, malgré tout. Perle accepta d’un sourire.
« Bien sûr ! Mais ne tarde pas à revenir, j’aimerais que tu sois là lorsque je vais le plâtrer à nouveau. Ton expérience sera bienvenue ». Elle adressa un regard légèrement rieur à Wilfried. « Ce ne sera pas de force dont j’aurais besoin sur la fin, mais de douceur. Si vous en êtes d’accord ».
Wilfried haussa les épaules, le sourire de nouveau narquois.
« C’est toi le médecin ici ! Tu commandes et j’obéis ! Du moment que tu me remettes sur pied ce brave garçon, tout me va ! ».
Matilda resta quelques minutes, le temps de voir son père inciter Rives à boire bien plus que de raison, puis elle sortit, s’apercevant tout à coup qu’elle avait oublié ce qui la préoccupait en arrivant.
C’était quoi cette histoire ? Matilda devait en avoir le cœur net, immédiatement. Sans attendre plus d’explications, elle avait filé vers l’Est et la maison de son père, maison qu’elle avait encore un peu de peine à ne pas considérer comme la sienne. La voyant courir, Perle avait à peine eut le temps de s’excuser auprès de Soral, éberlué, puis elle avait emboîté le pas de son amie, presqu’aussi surprise qu’elle. A aucun moment il n’avait été question d’un dressage exceptionnel, et si cela était vrai, il était fort probable que Matilda allait revoir ses plans. Cette journée était décidément bien étrange.
Lors de leurs récentes conversations, à aucun moment la jeune traqueuse n’avait envisagé de départ aussi rapide que celui annoncé à Soral. Même si elle comptait bien repartir un jour, ne serait-ce que pour revoir celui qu’elle appelait Milan, il était évident qu’elle avait tenté de freiner les élans maritaux de l’aubergiste. L’information vers laquelle elle courait devait être suffisamment étonnante pour impacter l’avenir de sa nouvelle amie, il ne fallait donc pas la lâcher.
« Hé ! Attends moi ! Romano est plus lourd que Gaspard et je porte un panier bien rempli ! ».
Matilda ne semblait pas l’écouter.
« Ah mais ! », Perle s’arrêta, essoufflée, « Tu veux peut-être que je te laisse régler ça toute seule ? ».
Matilda stoppa net son élan et se retourna en secouant la tête.
« Oh…. Excuses moi. Non ! Non bien sûr que non, viens !!! Mais ça m’a retournée, là. C’est juste impensable, tu comprends ? ». Elle parlait trop vite, les mots sortaient de sa bouche sans être complets. Elle vibrait d’une énergie folle. « C’est même inespéré ! Jamais je ne retrouverai une occasion comme celle là ! Je ne comprends même pas comment cela peut être possible… Soit il invente, soit… Je dois en avoir le cœur net ! ». Elle respira un grand coup, dans tous ses états, « Pffiou !!! J’en ai la chair de poule ! », puis souffla un petit rire, « Si c’est vrai, tu peux être sûre que ce n’est pas sans raison. Dresser une bête comme celle là, c’est le rêve de n’importe quel dresseur. S’il veut vraiment le partager avec moi… alors c’est qu’il a une idée en tête ». Elle se pencha en avant, essoufflée d’avoir couru, étourdie d’avoir autant cogité. Décidément son père saurait toujours la surprendre. Elle esquissa un petit sourire en coin, le regard rivé dans celui de Perle. « Mais tant pis. Quelle que soit son idée, celle qu’il a derrière la tête et que jamais il n’avouera, si c’est vrai, j’accepte. C’est bien trop tentant ». Elle regarda derrière Perle, vers Soral au loin. « Il a dû me prendre pour une folle. Tant mieux, comme ça il arrêtera de m’imaginer en aubergiste ! ».
Perle émit un petit rire amusé, mais le secouement lent de sa tête anéantissait tout espoir.
« Bien au contraire. Tu viens tout juste de lui démontrer que, s’il a bien compris, et ce n’est pas le genre à affabuler, surtout dans ce genre de situation, tu vas vouloir rester. Et maintenant, même s’il n’en donne pas l’air…». Plus loin Soral avait repris sa marche en sens inverse, le pas sûr et l’allure posée. « … il n’espère plus qu’une seule chose, que tu l’apprennes de la bouche de ton père. Et si c’est confirmé, tu vas le voir rappliquer très vite».
Perle haussa l’épaule d’un air faussement désolée. Matilda leva les yeux au ciel, amusée, malgré tout.
« Bon… et bien tant pis. Il faudra donc que j’aille visiter son auberge et j’en serai quitte pour essayer de le convaincre que je ne suis pas intéressée par le mariage, ni par le métier ».
Finalement elle trouvait la situation cocasse.
« Franchement ! Comment il ne voit pas lui-même que je ne suis pas faite pour ça ?! Je lui rendrais la vie impossible ! Sans parler d’attirance ou quoi ! Je suis incapable de tenir une auberge ! Un tigre en cage, voilà ce que je deviendrais !».
Elle riait, mais son rire était bien trop doux. Perle posa une main sur son bras.
« Il te touche et c’est bien assez pour te faire évoluer, quoi que tu en penses, même dans ce moment où tu espères ce dressage exceptionnel. Quant à lui… ». Ses yeux se plissèrent d’amitié tendre. « Ne dit-on pas que l’amour rend aveugle, ou mieux, qu’il permet de déplacer les montagnes ? ».
Matilda écarquilla les yeux en secouant la tête, ce type de maximes à l’eau de rose lui semblaient totalement inappropriées. Perle n’attendit pas sa réponse et se remit en marche, indiquant la direction de l’Est d’un geste rapide du menton.
« On va chez ton père ? Peut-être que le jeune homme blessé y est, on pourra le voir aussi. Son histoire m’intrigue et puis… »., elle esquissa un sourire mystérieux, « … il se pourrait que je puisse aider.»
Matilda proposa de porter le panier et elles marchèrent d’un bon pas jusqu’à la maison. Toute à son excitation, Matilda faillit entrer sans frapper. Heureusement elle se reprit juste à temps. Wilfried en aurait profité pour la narguer, et il n’était pas question de se mettre en situation d’infériorité, surtout dans un moment aussi crucial. Un regard vers Perle pour se donner du courage et elle frappa, trois petits coups secs. Il ouvra rapidement, tout en gardant la porte à moitié fermée, le sourire narquois. Il marquait son territoire, lui signifiant qu’elle n’était plus chez elle, la partie n’allait pas être simple.
« Bonjour. On passait voir Rives ».
Elle montra Perle d’un geste de la main sans le quitter des yeux.
« Perle pense pouvoir aider. Cela ne te dérange pas, si… ».
Il ne la laissa pas terminer et immédiatement adressa un immense sourire à Perle.
« Mais bien sûr, bonjour Perle, entres donc ».
Il ouvrit grand la porte pour les laisser passer, ignorant le regard de Matilda, furibond. Elle était essoufflée et il avait probablement compris ce qui l’amenait. Mais il n’était manifestement pas prêt à lâcher le pouvoir que cela lui donnait, bien au contraire. Il referma la porte et les contourna, s’adressant toujours à Perle.
« C’est donc ton petit que je vois là ? Sofia m’en a parlé, tu pourrais peut-être passer là bas. Tu sais qu’elle connaît très bien les énergies du feu et de la terre, pas mal aussi celles de l’air et de l’eau. Elle a entendu dire que tu t’inquiètes pour lui et elle se propose d’y jeter un œil. Enfin… si tu le souhaites, bien sûr ».
Son ton était agréable, bienveillant, l’amabilité faite homme. Rien à voir avec celui qu’elle connaissait. Matilda l’aurait volontiers secoué comme un arbre à fruits, pour mettre à nu sa vraie nature. Mais justement, elle le connaissait. Tellement bien. Pour obtenir gain de cause, il fallait entrer dans son jeu, ne pas montrer d’empressement, attendre le bon moment, et surtout ne pas donner l’air de quémander. Elle inspira en fermant les yeux, la partie serait plus longue que prévu. Il fallait se préserver, comme pour une longue traque.
Rives était étendu sur son lit recouvert de draps propres, enrubanné comme une momie. Les yeux fixés sur la porte, il l’avait entendue arriver. Il essaya de se redresser mais cela lui était impossible sans aide, quand bien même il aurait surmonté la douleur. Il adressa à Wilfried un regard de détresse, pourtant c’est Perle qui réagit la première. Malgré Romano qui s’était réveillé, elle se précipita vers le jeune homme pour l’aider, faisant signe à Matilda de prendre son autre épaule afin de le faire glisser en douceur contre les oreillers.
Wilfried fut pris de court, mais si cela le dérangea, il n’en montra rien. Il se contenta de les regarder faire, d’un œil attentif, voire même inquiet. Le jeune homme était sous sa responsabilité et il prenait l’affaire très au sérieux. Il sembla même à Matilda que son père aurait été bien moins attentionné, si elle avait été dans la même situation. Mais elle se dépêcha de remiser cette sensation tout au fond d’elle. Seule la santé du jeune homme devait la préoccuper.
« Alors ? Comment ça va ? Tu m’as fait une de ces peurs… ».
Elle était sincère et Rives sursauta d’une douleur étrange. Il sentait son cœur bondir de joie malgré la compression des bandages. Matilda posa délicatement la main sur son épaule.
« Mais on t’a sûrement dit ? Tu l’as sauvé ! C’est toi qui as sauvé le bébé de Liliane ! ».
Elle était radieuse, décidément cette triste affaire avait du bon. Matilda se pencha vers lui pour lui montrer le bébé.
« Alors…. », elle vint poser ses lèvres sur son oreille et murmura sa confidence, « j’ai choisi son prénom et il s’appelle Gaspard… joli, tu ne trouves pas ? ».
Elle se redressa et le gratifia d’un clin d’œil qui se voulait amical. Elle connaissait son secret et n’en dirait rien.
« Enfin voilà. Je suis désolée de te voir en si mauvais état mais tout de même bien contente que tu sois en vie !! ».
Elle se tourna vers son amie.
« Je te présente Perle, je vis chez elle le temps de me trouver un logement ».
Elle entreprit de faire les présentations, racontant un peu l’histoire de chacun, quand tout à coup elle s’arrêta, éberluée, constatant avec amusement qu’il se passait « quelque chose » d’inhabituel. Perle avait franchement rougi sous le coup des explications concernant ses doigts en or et ses connaissances hors du commun. Et cela ne lui ressemblait pas. Elle secouait la tête, encore rose de confusion.
« Matilda exagère… Disons que je peux peut-être vous aider à retrouver plus rapidement l’usage de vos jambes, par exemple. Mais pour le moment, je ne peux rien faire, vous êtes trop emmailloté ! Pire que mon bébé ! ».
Elle esquissa un rire qui illumina son visage. Rives cligna des yeux, comme interloqué, puis il essaya de prendre un air mature, avant de sourire bêtement en secouant la tête.
« Je vous assure que je m’en passerais volontiers ».
Matilda comprit avec plaisir qu’un certain charme opérait entre les deux. Elle hésitait à intervenir mais Rives se tourna vers elle.
« Radja ne m’a pas laissé beaucoup d’espoir. Tu étais avec elle hier soir, toi aussi tu penses que je ne remarcherai plus jamais ? Ou… pas comme avant ? ».
Elle n’aurait pas compris entre-temps, Matilda aurait évité de lui insuffler l’idée d’une rémission, même partielle. Mais elle entrevoyait le réel pouvoir de Perle, celui qui résidait peut-être ailleurs mais qui filtrait via ses doigts. Elle se tourna donc vers son amie.
« Tu ne peux pas l’ausculter, vu qu’il est plus enrubanné que Romano… ». Elle tentait de conserver un ton rieur mais son regard démentait sa légèreté apparente. « Mais je suppose que tu sais déjà si tu saurais remettre en place des os que l’on a dû presque souder ?».
Perle fronça nettement le regard.
« Pas forcément, Matilda. Vous les avez vraiment collés, ou bien vous les avez joints de manière à ce qu’ils se ressoudent tous seuls ? ».
Rives écoutait la conversation, passant son regard de l’une à l’autre, traversant espoir et angoisse, ce qui le rendait nerveux.
« S’il faut tout défaire et refaire pour que je puisse remarcher, je suis partant ! Même si c’est risqué ! ».
Matilda lui adressa une négation muette avant de répondre à Perle.
« Radja est contre toute intrusion étrangère dans le corps, sauf si c’est naturel. Nous nous sommes donc contentées de les fixer très serrés afin qu’ils se reconstruisent autrement. Il pourrait donc être invalide, c’est même un risque sérieux. Mais si on lui enlève les emplâtres, on peut faire différemment. Par contre… », elle se retourna vers Rives, « Si on défait tout pour refaire, c’est sûr et certain, tu vas jongler comme jamais… ».
Le jeune homme sursauta en hurlant presque de douleur.
« Ça m’est égal !!!! Tout plutôt que de rester invalide !».
Matilda grimaça un sourire.
« Je comprends bien, mais tu as ingéré de quoi éviter l’infection. Faire des mélanges pourrait amoindrir ses effets. On ne peut rien te donner d’autre, du moins tant que tu ne seras pas sorti d’affaire. Et quand je dis rien, c’est vraiment rien. »
Perle fit un geste de la main, elle avait une idée.
« Si, on peut, mais ce n’est pas du tout usuel ».
Elle posa sa main volante sur l’épaule de Rives en lui adressant un sourire que Matilda sentit bien différent de ceux qu’elle lui connaissait. « Je suis certaine que vous… », son sourire s’étira un peu plus. « … tu », le ton était à moitié interrogatif, il sonnait comme une invite. Rives ne donnait aucun signe de malaise. Elle prit de l’assurance. « Promis, tu ne sentiras rien sinon une belle gueule de bois au réveil… j’imagine que ça devrait passer ? ».
« Oui, bien sûr ! ». Le jeune homme se fichait complètement d’avoir mal. « Mais alors vous… », lui aussi hésitait, « … tu penses pouvoir me remettre sur pieds ? ».
Perle haussa légèrement l’épaule en regardant Matilda, interrogative.
« Tu es sûre que je peux intervenir sans le figer ? Si vous l’avez fait c’est peut-être parce que…».
Matilda ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase.
« Si on a presque ressoudé c’est uniquement parce qu’il fallait faire vite. Perle, il était mourant ! Il avait déjà glissé dans le monde d’en bas ! Tu penses bien que Radja s’est surtout préoccupée de le ramener ici, de soigner l’infection ensuite, et c’est seulement après qu’il a fallu remettre ses os et tout le reste en état. Je suis certaine qu’il pourra remarcher, si tu as bien le pouvoir que je perçois dans tes mains. Et il ne faut pas attendre ! ». Elle se tourna vers Rives.
« Paré pour la cuite du siècle ? ».
Le jeune homme avait l’air illuminé de l’intérieur, le regard rivé sur Perle. Elle le sauvait, il allait pouvoir remarcher, c’était inespéré. S’il avait pu, il se serait levé d’un bond pour l’enlacer. Matilda le secoua gentiment.
« Oh… je te parle. Il ne faut pas attendre, tu te sens prêt à replonger ? ».
Wilfried avait immédiatement compris l’opportunité de laisser Perle agir. Tout le village en parlait à mots plus ou moins couverts. Elle avait, disait-on, le pouvoir de faire circuler l’énergie des esprits à travers ses doigts. Sofia l’avait évoqué pendant la nuit, quand il avait expliqué où dormait Matilda. Elle avait mis dans ses paroles un respect profond, qui avait étonné Wilfried. Il n’imaginait pas sa maîtresse autant renseignée sur les affaires du village. D’après Sofia, s’il y avait une seule personne dans Guelta qui pouvait sauver ce jeune homme, cela ne pouvait être qu’elle, la métisse que tout le monde avait rejetée quelques mois plus tôt. Immédiatement, il reprit les choses en mains, coulant un regard vers le bébé que Matilda avait sur le ventre, puis sur celui de Perle.
« Tu ne vas pas pouvoir l’opérer avec ton fils accroché comme ça. Donne le à Matilda, elle a les mains libres, elle te sera plus utile comme ça. Je vais t’assister, de toute façon j’ai plus de force qu’elle. Il te faut quel alcool pour l’étourdir ? ».
Bien sûr, il avait raison. Pourtant Matilda en fut blessée. Rives était désormais un ami, dont elle se sentait redevable, elle aurait dû participer autrement. Mais le petit Romano serait bien plus calme si elle le prenait dans ses bras. Elle ravala donc sa rancoeur, et acquiesça pour Perle, tendant les bras pour récupérer l’enfant.
« Laisse le moi. Je vais sortir, tu te sentiras plus libre d’agir si tu ne le vois pas. Je vais chez Radja, elle pourra l’ausculter. Si tu acceptes qu’elle le fasse en ton absence, bien sûr ».
Son ton de voix était plus grave qu’à l’ordinaire. Elle était blessée, mais tâchait de n’en rien montrer. Elle avait probablement besoin de se sentir utile, malgré tout. Perle accepta d’un sourire.
« Bien sûr ! Mais ne tarde pas à revenir, j’aimerais que tu sois là lorsque je vais le plâtrer à nouveau. Ton expérience sera bienvenue ». Elle adressa un regard légèrement rieur à Wilfried. « Ce ne sera pas de force dont j’aurais besoin sur la fin, mais de douceur. Si vous en êtes d’accord ».
Wilfried haussa les épaules, le sourire de nouveau narquois.
« C’est toi le médecin ici ! Tu commandes et j’obéis ! Du moment que tu me remettes sur pied ce brave garçon, tout me va ! ».
Matilda resta quelques minutes, le temps de voir son père inciter Rives à boire bien plus que de raison, puis elle sortit, s’apercevant tout à coup qu’elle avait oublié ce qui la préoccupait en arrivant.
Matilda Koen- Citoyen
- Nombre de messages : 853
Lieu de naissance : Kalimdor
Age : 36
Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
Purification.
Radja était sur le seuil de sa petite maison, assise à l’ombre de l’auvent dans un vieux fauteuil à bascule. Les yeux apparemment fermés, elle chantonnait, ou soliloquait, tout en fumant un mélange doux et sucré, d’herbes qui se consumaient dans une très longue pipe de bois au culot minuscule. La scène donnait une impression de sérénité intemporelle, et Matilda hésitait à l’interrompre. Mais la vieille femme avait ouvert les yeux avant que Matilda n’ait fait un geste, ou même un bruit. Elle en avait perçu la présence, sans doute la vibration de l’air. Elle esquissa un sourire entendu.
« Perle va tenter de le remettre sur pieds. Et elle va réussir, elle en a la capacité. C’est une bonne chose, j’aurais dû y penser hier soir. Je me suis laissée emporter par le désir de t’emmener là-bas, et je n’ai pas bien réagi en te voyant y retourner seule. Je m’en voulais trop pour bien réfléchir à l’avenir de ton jeune ami. Mais peut-être savais-je aussi que les Gardiennes y pourvoiraient ? ».
Elle lui adressa un léger clin d’œil amusé, et se leva, bien plus alerte que son corps, un peu tordu par l’âge, ne le laissait supposer.
« Quoi qu’il en soit, tout est juste. Comme d’habitude. Tu m’as amené son petit, et c’est aussi ce qu’il fallait, il vaut mieux qu’elle ne soit pas présente ».
Devant l’air ahuri de Matilda, elle émit un petit rire rauque.
« Rien n’est dû au hasard, ma fille, rien, absolument rien. Les esprits veillent sur nous, et heureusement ! ».
Elle riait encore en entrant dans la maison, lui faisant signe de suivre.
« Pauvres idiots que nous sommes, tous ! Sans eux, elles ici en l’occurrence, rien ne fonctionnerait correctement et nous n’irions pas bien. Pas bien du tout ! ».
Elle montra la grande table sur laquelle gisait Rives la veille. Tout était différent. Un joli tapis coloré la recouvrait, des fruits en faisaient le tour, dessinant un cercle, elle en désigna le centre.
« Je t’attendais. Pose le là et déshabille le. Essaye de ne pas toucher les fruits, du moins pas tout de suite. Ils sont sacrés le temps du rituel. Ne crains rien. Il n’aura pas mal. Par contre… », elle lui adressa un petit sourire faussement désolé mais sincère, « … tu dois venir avec moi. Tu as été initiée hier, un peu rudement, et c’était probablement pour ce petit. Il faut que l’on vérifie qu’il n’est pas souillé intérieurement. Et je ne peux pas agir seule».
Matilda hésitait, inquiète malgré tout. Radja avait posé sa pipe et relevait ses manches. Elle secoua la tête, le regard rieur. « C’est bien à toi d’y aller, je t’assure. J’avais reçu des signes et je n’y croyais qu’à moitié. Mais je l’ai vu hier et je le ressens aujourd’hui, c’est toi qui dois prendre son mal, et non moi. »
Percevant la panique grandir dans le souffle de sa jeune assistante, elle la rassura rapidement.
« N’aies crainte, je serai là tout du long. On va descendre ensemble, tu n’as rien à faire, simplement poser tes mains sur son torse et chanter avec moi. Perle a été forcée, plusieurs fois, par toutes sortes de… monstres. Elle ne connaît pas le père de son enfant. Elle craint le pire, même si elle n’en dit rien. Toi et moi on va aller questionner la Gardienne qui connaît la Source, elle nous dira. Et on avisera. Toi, moi … et Elle ».
Matilda tremblait. Radja leva les yeux au plafond, retenant un soupir. Malgré l’intensité du moment, elle restait bienveillante et vaguement amusée. Ce n’était pas son premier rituel de purification, elle s’en savait capable, mais se souvenait de ses premiers essais. Elle s’esclaffa gentiment.
« Allez ! Arrête donc de réfléchir ! Contente toi de ressentir ! Tu n’as pas perçu combien Perle était inquiète ?!? Tu ne vois pas toute la confiance qu’elle place en toi ?! Fais le pour elle, si tu as trop peur d’y aller pour ce petit !».
Son ton avait pris de l’ampleur, un agacement inattendu transparaissait et risquait de virer à la colère. Matilda se reprit, désolée, puis elle inspira longuement.
« Mais si, bien sûr que j’ai vu, et cela la mine, je sais bien … mais regarde le ! Il est adorable cet enfant ! Comment pourrait-il être mauvais, ce n’est pas possible…».
C’était plus une supplique qu’autre chose. Radja prit son tambour.
« Il n’est pas mauvais ! C’est une victime, ne l’oublie pas», elle secouait doucement la tête, retrouvant son ton usuel, bien plus joyeux que dramatique. Puis elle glissa doucement le petit maillet de bois sur la peau réchauffée du tambour, « Allez, ne traînons pas. Pose une main au dessus de son crâne, l’autre sur son cœur et chante avec moi. On va vérifier tout ça et laissons la Gardienne décider. Nous sommes là pour rassurer Perle, ne l’oublie pas. Et justement, on doit le faire sans elle. C’est parti… laisse-moi te guider ».
Matilda posa ses deux mains comme demandé, ferma les yeux et décida de ne plus penser à rien. Mais le chant l’emporta immédiatement, et elle n’eut aucun effort conscient à faire. Elle se contentait de suivre le frottement du marteau sur la peau claire et usée par le temps, en chantonnant. Très vite la sensation dans sa main droite enregistra le rythme du cœur du bébé et le mêla au son intérieur et sourd de sa propre voix. Comme un ruisseau glisse vers la rivière et s’immisce dans son courant, l’énergie palpitait, rapide, suivant la pulsation vivace de Romano.
Dès l’instant où le rythme fusionna, entre tambour, chant et cœur, la descente fut instantanée, presque vertigineuse, comme une glissade au cœur d’une racine moussue. Matilda se retrouva, émerveillée, au cœur d’une clairière, face à une immense et généreuse femme, faite de bois vivant aux branches enveloppantes. L’étreinte des feuilles était douce comme le velouté d’une peau, fraîche comme la rosée d’un matin naissant, envoûtante. Elle s’y abandonna.
Le temps s’arrêta et devint minéral. Matilda se sentait tout entière bruire au vent, puis brûler d’une lumière incandescente. La Gardienne prenait possession de son corps, dans tous ses plus infimes recoins, pour écouter celui du petit Romano, avec une tendresse certaine mais une efficacité redoutable. Matilda la sentit glisser à travers elle pour le fouiller, lui, le capter, l’envelopper, l’étreindre même, puis analyser chaque aspérité sensible. L’esprit de la Terre Mère traquait l’éventuelle trace d’un esprit malin qui se serait infiltré au moment de la conception ou de la naissance. Tout à coup une brûlure intense la transperça au niveau de la nuque. La jeune femme en eut le souffle coupé. La douleur fit le tour complet de son être en un éclair fulgurant, écrasant, piquant, brûlant tout sur son passage, puis elle ressortit par le haut du crâne et Matilda eut la sensation effroyable de se disloquer, puis de fondre au cœur du néant distordu, dans une implosion phénoménale, celle de son être tout entier.
Elle se réveilla à terre, recroquevillée sur elle-même, engourdie d’une souffrance sans nom, sourde et globale. Elle avait perdu connaissance puis glissé le long des jambes de Radja qui s’assurait plus haut que le bébé allait bien.
« Ne bouge pas trop vite, tu t’évanouirais de nouveau et te relever serait pire encore ».
Elle déplaça la main qu’elle avait posée sur le ventre de Romano pour lui caresser le haut du crâne, là où ses cheveux semblaient crépité encore. Son ton était très doux, tendre et respectueux.
« Tu as été parfaite. Grâce à toi le voilà purifié. Et il en avait besoin. Tu as permis de faire ressortir le mal, c’est ce qui t’a mise à plat. Mais tu n’en conserveras rien. C’est sorti, tu as juste servi de passeuse. Heureusement que Perle n’était pas présente, elle n’aurait pas supporté. Mais je lui expliquerai, ne t’inquiète pas ».
Les paroles rassurantes semblaient venir de très très loin derrière une masse nuageuse enveloppante. Matilda essaya de bouger mais rien ne lui obéissait vraiment. Ni l’esprit ni le corps. Sa tête vibrait sous une tornade qui la traversait de part en part dans une spirale sans fin, secouant ses pensées qui filaient telles des feuilles au vent d’automne. Quelques sensations lui revenaient, une glissade et une joie enfantine, un émerveillement, l’arbre et ses feuilles maternantes, le crépitement d’un feu, la brûlure de ses braises, la piqûre d’un courant d’énergie qui la traversait et l’enveloppait tout à la fois, puis un immense courant d’air, brûlant comme une porte ouverte sur un vent du désert, et enfin le vide complet, la sensation d’avoir été éparpillée au fin fond des cieux, à jamais disparue. Pas étonnant qu’elle ne puisse même plus se ramasser sur elle-même sans souffrir.
« C’est toujours comme ça ? ».
La jeune femme se plaignait tout en essayant de s’en amuser, mais la violence de la douleur continuait de gronder crescendo derrière ses tempes. Plus haut dans le brouillard Radja avait pris le bébé à deux mains et le rhabillait en lui parlant doucement. Sa voix était inaudible mais pleine de tendresse. Elle la haussa, tâchant de prendre, elle aussi, un ton plutôt neutre. Il n’était pas question de dramatiser, bien que tout laissait à penser qu’il fallait, au contraire, s’en inquiéter. Matilda recevait bien trop intensément ce qui, chez d’autres, restait supportable. Elle semblait presque faire corps avec les esprits, comme si elle pouvait les incarner et les ramener au milieu des Vivants. Cette pratique était réalisable, mais elle était réservée aux chamanes chevronnées, comme Radja, qui savaient dissocier leur propre personnalité, unique et incarnée, de celles des esprits, bien plus vastes et éthérées, qui remontaient parfois à la surface visible en se servant des vivants. Si Matilda n’était pas rapidement initiée, elle risquait d’être submergée sans pouvoir s’en défaire.
« Et bien disons que tu sembles être particulièrement réceptive. Il va falloir que je te forme. ».
La tempête dans son crâne ne semblait pas vouloir s’éteindre. Matilda soupira en gémissant.
« Me former ? Mais comment ça ? Je te l’ai déjà dit, je n’ai pas l’intention d’être chamane ou je ne sais quoi. Je voulais juste aider, moi…. ».
Au loin dans le brouillard cotonneux qui l’enveloppait, elle crut entendre un petit rire.
« Je sais, mais cela ne se décide pas, Matilda. Le monde des esprits est déjà en toi. Tu y as accès, je ne sais pas comment ni pourquoi, mais certainement depuis longtemps. Je suis sûre qu’en y réfléchissant tu retrouveras dans ta mémoire des moments où tu t’es sentie différente, ou ailleurs, connectée à un autre monde. Cela t’est naturel, voilà pourquoi tu ne t’en es pas aperçue. Tu t’y sens déjà comme chez toi, parce que tu y accèdes seule, quand tu es prête. Mais là c’est un rituel, et tu y descends pour un autre que toi. Il faut que tu l’appréhendes plus en conscience et… ».
Matilda l’entendît presque chercher les mots adéquats.
« En fait tu ne sais pas encore distinguer, les esprits qui t’imprègnent, du monde visible dans lequel nous vivons tous ».
Radja sentait grandir l’inquiétude de la jeune femme. Trouver les mots justes lui coûtait, elle pouvait la rebuter à jamais.
« Donc ils remontent jusqu’ici, en se servant de toi comme un bateau, ou un véhicule vivant. C’est une pratique chamanique que tu dois maîtriser, afin qu’ils ne s’incrustent pas en toi. C’est pour cette raison que je dois absolument t’initier. La porte que tu avais ouverte en toi était cachée, intime et strictement personnelle. Maintenant elle est consciente et ouverte à tout l’invisible. Tu dois vite apprendre à la refermer quand tu le décides, sinon… ».
L’avouer était au dessus de ses forces, elle prit Romano dans ses bras, le déposa sur son lit pour le mettre en sécurité et entreprit ensuite de relever Matilda sans trop la secouer.
« Allez… viens par là. Il te faut boire et te reposer, et surtout manger un peu de ces fruits qui t’ont accompagnée, ils sont là pour ça. Il sera bien temps de reparler de cette formation, mais tu n’y couperas pas ».
Après s’être assurée que Romano dormait paisiblement, elle ramassa les fruits, les mit dans une coupelle avec soin, et entreprit d’en préparer quelques uns. Matilda gémissait, les yeux fermés, la main sur le haut de son crâne.
« Mais … encore une fois, je ne veux pas y retourner… ».
Radja allait répondre lorsque Perle fit son apparition sur le seuil de la porte. Il faisait sombre à l’intérieur et elle n’y voyait rien. Elle héla les deux femmes avant de faire un premier pas vers l’intérieur.
« Eh oh ! Radja ? Matilda ? Vous êtes là, tout va bien ? ». Son ton était légèrement inquiet, elle s’adressa aux ombres qu’elle ne distinguait pas encore. « Rives était prêt pour le nouveau plâtrage et je t’attendais, mais ton père m’a pressée. On a donc fait sans toi et me voilà. Mais… Il y a un problème ? ».
Elle se précipita vers son amie qui gisait sur le lit, cherchant des yeux son enfant. Radja glissa dans la bouche de Matilda une tranche de fruit juteux en montrant d’un signe de tête Romano qui dormait plus loin.
« Tout va bien. Regarde, il dort comme un bienheureux ».
Perle le prit dans ses bras tout en observant du coin de l’œil le manège de Radja. Matilda n’était pas au mieux de sa forme, pas besoin d’explications pour l’appréhender, et la jeune mère se doutait de l’origine du mal.
« Ne cherche pas à me ménager, dis moi simplement ».
Elle s’adressait à la vieille femme mais regardait la plus jeune, qui montrait tous les signes d’un désenvoûtement violent. De toute évidence, une décharge brûlante d’énergie avait traversé son corps tout entier pour sortir par la tête, qui d’ailleurs semblait fumer autour de quelques cheveux légèrement brûlés. Perle avait suffisamment d’expérience en la matière pour comprendre qu’elle observait les traces d’une purification assez lourde.
« Romano n’a pas un an, et je peux voir combien elle en a souffert. Il était sous l’emprise de quoi ? Dis le moi ?!? ».
Sa détresse lui faisait perdre la tête et ses moyens. Elle allait inquiéter son propre enfant qui n’avait pas besoin de ça, surtout pas en ce moment. Radja se releva immédiatement et posa une main assurée sur le bras qui enveloppait le bébé.
« Du calme. Oui, Matilda est atteinte, mais c’est surtout parce qu’elle réagit bien plus intensément que toutes celles que j’ai pu voir jusque là. C’était son premier vrai rituel et elle ne sait pas encore accompagner la sortie du mal en conscience. Il faut qu’elle apprenne. Cela n’a rien à voir avec ton petit… enfin… ». Elle hésitait. On ne triche pas entre Sœurs, mais on tâche quand même de protéger les plus vulnérables. Elle jeta un œil sur Romano qui dormait toujours, probablement assommé lui aussi. « Il était pris, c’est certain. Et probablement que le mal était bien imprégné dans son cœur et son esprit. C’est pour cette raison que Matilda a autant souffert. Elle est ignorante de son pouvoir, il faut que je lui enseigne comment descendre et faire passer le Mal. ». Elle tâchait de parler d’une voix claire et légère. « Mais Romano est sorti d’affaire, je peux te l’assurer ».
Elle se pencha vers Matilda pour lui pincer gentiment la joue.
« Par contre notre jeune future chamane va devoir accepter une initiation en bonne et due forme ! N’est-ce pas ?! ».
Matilda s’était endormie, à moins qu’elle ne fut à moitié inconsciente, car elle trouva le moyen de bafouiller, d’une voix presque inaudible en mâchant ses mots.
« Veux pas être chamane… Traqueuse… Dresseuse… Griffe-Glace… ».
Radja était sur le seuil de sa petite maison, assise à l’ombre de l’auvent dans un vieux fauteuil à bascule. Les yeux apparemment fermés, elle chantonnait, ou soliloquait, tout en fumant un mélange doux et sucré, d’herbes qui se consumaient dans une très longue pipe de bois au culot minuscule. La scène donnait une impression de sérénité intemporelle, et Matilda hésitait à l’interrompre. Mais la vieille femme avait ouvert les yeux avant que Matilda n’ait fait un geste, ou même un bruit. Elle en avait perçu la présence, sans doute la vibration de l’air. Elle esquissa un sourire entendu.
« Perle va tenter de le remettre sur pieds. Et elle va réussir, elle en a la capacité. C’est une bonne chose, j’aurais dû y penser hier soir. Je me suis laissée emporter par le désir de t’emmener là-bas, et je n’ai pas bien réagi en te voyant y retourner seule. Je m’en voulais trop pour bien réfléchir à l’avenir de ton jeune ami. Mais peut-être savais-je aussi que les Gardiennes y pourvoiraient ? ».
Elle lui adressa un léger clin d’œil amusé, et se leva, bien plus alerte que son corps, un peu tordu par l’âge, ne le laissait supposer.
« Quoi qu’il en soit, tout est juste. Comme d’habitude. Tu m’as amené son petit, et c’est aussi ce qu’il fallait, il vaut mieux qu’elle ne soit pas présente ».
Devant l’air ahuri de Matilda, elle émit un petit rire rauque.
« Rien n’est dû au hasard, ma fille, rien, absolument rien. Les esprits veillent sur nous, et heureusement ! ».
Elle riait encore en entrant dans la maison, lui faisant signe de suivre.
« Pauvres idiots que nous sommes, tous ! Sans eux, elles ici en l’occurrence, rien ne fonctionnerait correctement et nous n’irions pas bien. Pas bien du tout ! ».
Elle montra la grande table sur laquelle gisait Rives la veille. Tout était différent. Un joli tapis coloré la recouvrait, des fruits en faisaient le tour, dessinant un cercle, elle en désigna le centre.
« Je t’attendais. Pose le là et déshabille le. Essaye de ne pas toucher les fruits, du moins pas tout de suite. Ils sont sacrés le temps du rituel. Ne crains rien. Il n’aura pas mal. Par contre… », elle lui adressa un petit sourire faussement désolé mais sincère, « … tu dois venir avec moi. Tu as été initiée hier, un peu rudement, et c’était probablement pour ce petit. Il faut que l’on vérifie qu’il n’est pas souillé intérieurement. Et je ne peux pas agir seule».
Matilda hésitait, inquiète malgré tout. Radja avait posé sa pipe et relevait ses manches. Elle secoua la tête, le regard rieur. « C’est bien à toi d’y aller, je t’assure. J’avais reçu des signes et je n’y croyais qu’à moitié. Mais je l’ai vu hier et je le ressens aujourd’hui, c’est toi qui dois prendre son mal, et non moi. »
Percevant la panique grandir dans le souffle de sa jeune assistante, elle la rassura rapidement.
« N’aies crainte, je serai là tout du long. On va descendre ensemble, tu n’as rien à faire, simplement poser tes mains sur son torse et chanter avec moi. Perle a été forcée, plusieurs fois, par toutes sortes de… monstres. Elle ne connaît pas le père de son enfant. Elle craint le pire, même si elle n’en dit rien. Toi et moi on va aller questionner la Gardienne qui connaît la Source, elle nous dira. Et on avisera. Toi, moi … et Elle ».
Matilda tremblait. Radja leva les yeux au plafond, retenant un soupir. Malgré l’intensité du moment, elle restait bienveillante et vaguement amusée. Ce n’était pas son premier rituel de purification, elle s’en savait capable, mais se souvenait de ses premiers essais. Elle s’esclaffa gentiment.
« Allez ! Arrête donc de réfléchir ! Contente toi de ressentir ! Tu n’as pas perçu combien Perle était inquiète ?!? Tu ne vois pas toute la confiance qu’elle place en toi ?! Fais le pour elle, si tu as trop peur d’y aller pour ce petit !».
Son ton avait pris de l’ampleur, un agacement inattendu transparaissait et risquait de virer à la colère. Matilda se reprit, désolée, puis elle inspira longuement.
« Mais si, bien sûr que j’ai vu, et cela la mine, je sais bien … mais regarde le ! Il est adorable cet enfant ! Comment pourrait-il être mauvais, ce n’est pas possible…».
C’était plus une supplique qu’autre chose. Radja prit son tambour.
« Il n’est pas mauvais ! C’est une victime, ne l’oublie pas», elle secouait doucement la tête, retrouvant son ton usuel, bien plus joyeux que dramatique. Puis elle glissa doucement le petit maillet de bois sur la peau réchauffée du tambour, « Allez, ne traînons pas. Pose une main au dessus de son crâne, l’autre sur son cœur et chante avec moi. On va vérifier tout ça et laissons la Gardienne décider. Nous sommes là pour rassurer Perle, ne l’oublie pas. Et justement, on doit le faire sans elle. C’est parti… laisse-moi te guider ».
Matilda posa ses deux mains comme demandé, ferma les yeux et décida de ne plus penser à rien. Mais le chant l’emporta immédiatement, et elle n’eut aucun effort conscient à faire. Elle se contentait de suivre le frottement du marteau sur la peau claire et usée par le temps, en chantonnant. Très vite la sensation dans sa main droite enregistra le rythme du cœur du bébé et le mêla au son intérieur et sourd de sa propre voix. Comme un ruisseau glisse vers la rivière et s’immisce dans son courant, l’énergie palpitait, rapide, suivant la pulsation vivace de Romano.
Dès l’instant où le rythme fusionna, entre tambour, chant et cœur, la descente fut instantanée, presque vertigineuse, comme une glissade au cœur d’une racine moussue. Matilda se retrouva, émerveillée, au cœur d’une clairière, face à une immense et généreuse femme, faite de bois vivant aux branches enveloppantes. L’étreinte des feuilles était douce comme le velouté d’une peau, fraîche comme la rosée d’un matin naissant, envoûtante. Elle s’y abandonna.
Le temps s’arrêta et devint minéral. Matilda se sentait tout entière bruire au vent, puis brûler d’une lumière incandescente. La Gardienne prenait possession de son corps, dans tous ses plus infimes recoins, pour écouter celui du petit Romano, avec une tendresse certaine mais une efficacité redoutable. Matilda la sentit glisser à travers elle pour le fouiller, lui, le capter, l’envelopper, l’étreindre même, puis analyser chaque aspérité sensible. L’esprit de la Terre Mère traquait l’éventuelle trace d’un esprit malin qui se serait infiltré au moment de la conception ou de la naissance. Tout à coup une brûlure intense la transperça au niveau de la nuque. La jeune femme en eut le souffle coupé. La douleur fit le tour complet de son être en un éclair fulgurant, écrasant, piquant, brûlant tout sur son passage, puis elle ressortit par le haut du crâne et Matilda eut la sensation effroyable de se disloquer, puis de fondre au cœur du néant distordu, dans une implosion phénoménale, celle de son être tout entier.
Elle se réveilla à terre, recroquevillée sur elle-même, engourdie d’une souffrance sans nom, sourde et globale. Elle avait perdu connaissance puis glissé le long des jambes de Radja qui s’assurait plus haut que le bébé allait bien.
« Ne bouge pas trop vite, tu t’évanouirais de nouveau et te relever serait pire encore ».
Elle déplaça la main qu’elle avait posée sur le ventre de Romano pour lui caresser le haut du crâne, là où ses cheveux semblaient crépité encore. Son ton était très doux, tendre et respectueux.
« Tu as été parfaite. Grâce à toi le voilà purifié. Et il en avait besoin. Tu as permis de faire ressortir le mal, c’est ce qui t’a mise à plat. Mais tu n’en conserveras rien. C’est sorti, tu as juste servi de passeuse. Heureusement que Perle n’était pas présente, elle n’aurait pas supporté. Mais je lui expliquerai, ne t’inquiète pas ».
Les paroles rassurantes semblaient venir de très très loin derrière une masse nuageuse enveloppante. Matilda essaya de bouger mais rien ne lui obéissait vraiment. Ni l’esprit ni le corps. Sa tête vibrait sous une tornade qui la traversait de part en part dans une spirale sans fin, secouant ses pensées qui filaient telles des feuilles au vent d’automne. Quelques sensations lui revenaient, une glissade et une joie enfantine, un émerveillement, l’arbre et ses feuilles maternantes, le crépitement d’un feu, la brûlure de ses braises, la piqûre d’un courant d’énergie qui la traversait et l’enveloppait tout à la fois, puis un immense courant d’air, brûlant comme une porte ouverte sur un vent du désert, et enfin le vide complet, la sensation d’avoir été éparpillée au fin fond des cieux, à jamais disparue. Pas étonnant qu’elle ne puisse même plus se ramasser sur elle-même sans souffrir.
« C’est toujours comme ça ? ».
La jeune femme se plaignait tout en essayant de s’en amuser, mais la violence de la douleur continuait de gronder crescendo derrière ses tempes. Plus haut dans le brouillard Radja avait pris le bébé à deux mains et le rhabillait en lui parlant doucement. Sa voix était inaudible mais pleine de tendresse. Elle la haussa, tâchant de prendre, elle aussi, un ton plutôt neutre. Il n’était pas question de dramatiser, bien que tout laissait à penser qu’il fallait, au contraire, s’en inquiéter. Matilda recevait bien trop intensément ce qui, chez d’autres, restait supportable. Elle semblait presque faire corps avec les esprits, comme si elle pouvait les incarner et les ramener au milieu des Vivants. Cette pratique était réalisable, mais elle était réservée aux chamanes chevronnées, comme Radja, qui savaient dissocier leur propre personnalité, unique et incarnée, de celles des esprits, bien plus vastes et éthérées, qui remontaient parfois à la surface visible en se servant des vivants. Si Matilda n’était pas rapidement initiée, elle risquait d’être submergée sans pouvoir s’en défaire.
« Et bien disons que tu sembles être particulièrement réceptive. Il va falloir que je te forme. ».
La tempête dans son crâne ne semblait pas vouloir s’éteindre. Matilda soupira en gémissant.
« Me former ? Mais comment ça ? Je te l’ai déjà dit, je n’ai pas l’intention d’être chamane ou je ne sais quoi. Je voulais juste aider, moi…. ».
Au loin dans le brouillard cotonneux qui l’enveloppait, elle crut entendre un petit rire.
« Je sais, mais cela ne se décide pas, Matilda. Le monde des esprits est déjà en toi. Tu y as accès, je ne sais pas comment ni pourquoi, mais certainement depuis longtemps. Je suis sûre qu’en y réfléchissant tu retrouveras dans ta mémoire des moments où tu t’es sentie différente, ou ailleurs, connectée à un autre monde. Cela t’est naturel, voilà pourquoi tu ne t’en es pas aperçue. Tu t’y sens déjà comme chez toi, parce que tu y accèdes seule, quand tu es prête. Mais là c’est un rituel, et tu y descends pour un autre que toi. Il faut que tu l’appréhendes plus en conscience et… ».
Matilda l’entendît presque chercher les mots adéquats.
« En fait tu ne sais pas encore distinguer, les esprits qui t’imprègnent, du monde visible dans lequel nous vivons tous ».
Radja sentait grandir l’inquiétude de la jeune femme. Trouver les mots justes lui coûtait, elle pouvait la rebuter à jamais.
« Donc ils remontent jusqu’ici, en se servant de toi comme un bateau, ou un véhicule vivant. C’est une pratique chamanique que tu dois maîtriser, afin qu’ils ne s’incrustent pas en toi. C’est pour cette raison que je dois absolument t’initier. La porte que tu avais ouverte en toi était cachée, intime et strictement personnelle. Maintenant elle est consciente et ouverte à tout l’invisible. Tu dois vite apprendre à la refermer quand tu le décides, sinon… ».
L’avouer était au dessus de ses forces, elle prit Romano dans ses bras, le déposa sur son lit pour le mettre en sécurité et entreprit ensuite de relever Matilda sans trop la secouer.
« Allez… viens par là. Il te faut boire et te reposer, et surtout manger un peu de ces fruits qui t’ont accompagnée, ils sont là pour ça. Il sera bien temps de reparler de cette formation, mais tu n’y couperas pas ».
Après s’être assurée que Romano dormait paisiblement, elle ramassa les fruits, les mit dans une coupelle avec soin, et entreprit d’en préparer quelques uns. Matilda gémissait, les yeux fermés, la main sur le haut de son crâne.
« Mais … encore une fois, je ne veux pas y retourner… ».
Radja allait répondre lorsque Perle fit son apparition sur le seuil de la porte. Il faisait sombre à l’intérieur et elle n’y voyait rien. Elle héla les deux femmes avant de faire un premier pas vers l’intérieur.
« Eh oh ! Radja ? Matilda ? Vous êtes là, tout va bien ? ». Son ton était légèrement inquiet, elle s’adressa aux ombres qu’elle ne distinguait pas encore. « Rives était prêt pour le nouveau plâtrage et je t’attendais, mais ton père m’a pressée. On a donc fait sans toi et me voilà. Mais… Il y a un problème ? ».
Elle se précipita vers son amie qui gisait sur le lit, cherchant des yeux son enfant. Radja glissa dans la bouche de Matilda une tranche de fruit juteux en montrant d’un signe de tête Romano qui dormait plus loin.
« Tout va bien. Regarde, il dort comme un bienheureux ».
Perle le prit dans ses bras tout en observant du coin de l’œil le manège de Radja. Matilda n’était pas au mieux de sa forme, pas besoin d’explications pour l’appréhender, et la jeune mère se doutait de l’origine du mal.
« Ne cherche pas à me ménager, dis moi simplement ».
Elle s’adressait à la vieille femme mais regardait la plus jeune, qui montrait tous les signes d’un désenvoûtement violent. De toute évidence, une décharge brûlante d’énergie avait traversé son corps tout entier pour sortir par la tête, qui d’ailleurs semblait fumer autour de quelques cheveux légèrement brûlés. Perle avait suffisamment d’expérience en la matière pour comprendre qu’elle observait les traces d’une purification assez lourde.
« Romano n’a pas un an, et je peux voir combien elle en a souffert. Il était sous l’emprise de quoi ? Dis le moi ?!? ».
Sa détresse lui faisait perdre la tête et ses moyens. Elle allait inquiéter son propre enfant qui n’avait pas besoin de ça, surtout pas en ce moment. Radja se releva immédiatement et posa une main assurée sur le bras qui enveloppait le bébé.
« Du calme. Oui, Matilda est atteinte, mais c’est surtout parce qu’elle réagit bien plus intensément que toutes celles que j’ai pu voir jusque là. C’était son premier vrai rituel et elle ne sait pas encore accompagner la sortie du mal en conscience. Il faut qu’elle apprenne. Cela n’a rien à voir avec ton petit… enfin… ». Elle hésitait. On ne triche pas entre Sœurs, mais on tâche quand même de protéger les plus vulnérables. Elle jeta un œil sur Romano qui dormait toujours, probablement assommé lui aussi. « Il était pris, c’est certain. Et probablement que le mal était bien imprégné dans son cœur et son esprit. C’est pour cette raison que Matilda a autant souffert. Elle est ignorante de son pouvoir, il faut que je lui enseigne comment descendre et faire passer le Mal. ». Elle tâchait de parler d’une voix claire et légère. « Mais Romano est sorti d’affaire, je peux te l’assurer ».
Elle se pencha vers Matilda pour lui pincer gentiment la joue.
« Par contre notre jeune future chamane va devoir accepter une initiation en bonne et due forme ! N’est-ce pas ?! ».
Matilda s’était endormie, à moins qu’elle ne fut à moitié inconsciente, car elle trouva le moyen de bafouiller, d’une voix presque inaudible en mâchant ses mots.
« Veux pas être chamane… Traqueuse… Dresseuse… Griffe-Glace… ».
Matilda Koen- Citoyen
- Nombre de messages : 853
Lieu de naissance : Kalimdor
Age : 36
Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
Un dressage exceptionnel.
Matilda avait juste eu le temps d’entendre parler d’initiation avant de sombrer. Elle flottait, immergée dans une immensité cotonneuse, enveloppante comme des bras aimants. Grâce au jus des fruits sacrés, accompagné de quelques gouttes d’un puissant narcotique, elle vibrait de concert avec l’ondulation du monde, son corps et son esprit baignant dans une douce mélodie qui la soignait, en la berçant.
Elle se réveilla bien plus tard, fraîche et dispose, sans du tout se souvenir de ce qui s’était passé. Radja était de nouveau à fumer sur le seuil de sa petite maison, on pouvait voir le minuscule culot de la pipe rougeoyer par intermittences. Assise sous le auvent, dans son vieux fauteuil à bascule, son ombre avait elle aussi disparu, le soleil ayant atteint l’horizon à l’Ouest depuis plus d’une heure. Le crépuscule finissant était accompagné d’une myriade de bruissements divers, la nature s’en donnait à cœur joie, profitant du silence des humains qui dînaient dans leurs maisons.
La vieille femme leva simplement les yeux vers la plus jeune, son sourire s’élargissant à mesure qu’elle en percevait l’état. Matilda semblait lavée de tout mal, et y compris de certains souvenirs. Elle décida donc de ne rien dire. Il fallait du temps aux êtres non initiés pour accepter d’être, en conscience, connectés à l’invisible. La jeune femme s’en souviendrait quand le moment serait venu. Pour l’heure, elle devait retrouver Perle qui avait embarqué les deux enfants. Par chance le tout petit Gaspard avait dormi tout du long, ignorant tout de ce qui se tramait autour de lui. Wilfried était passé, lui aussi, pour donner des nouvelles de Rives qui en réclamait, lui, de Matilda. Radja avait incidemment questionné le père Koen sur le fameux Griffe Glace et il avait sourit en coin, laissant entendre que cela ne concernait personne d’autre que « Mat’ », un diminutif qu’il employait désormais rarement au village, mais qu’il semblait vouloir utiliser pour marquer son emprise. Dans ces moments-là, nul ne pouvait dire s’il la détestait profondément, ou s’il l’aimait à en perdre la raison. Radja persistait à croire en un amour trop fort, impossible à exprimer.
« Ah te voilà ! ».
Sa joie n’était pas feinte, l’inquiétude de la voir sombrer avait perduré un moment.
« Perle t’attend chez elle avec Gaspard, si tu veux le voir. Et ton père est passé prévenir que notre jeune estropié te réclamait. Mais si tu veux un bol de soupe avant de repartir, elle est encore chaude. »
Matilda chancelait quelque peu, sa main droite passait sur ses cheveux brûlés, hésitante. Elle s’interrogeait, sans plus. L’enveloppe cotonneuse n’était pas loin. Sans doute aussi sentait-elle qu’il était trop tôt pour aller s’y frotter.
« Oh. Il est si tard ? En même temps… ». Elle parcourut d’un regard panoramique les alentours. La nuit s’installait, elle avait dormi longtemps. Elle frotta sa main sur son visage et sentit l’odeur évanescente de brûlé. Elle tiqua un bref instant, mais en oublia instantanément la perception. Une image venait de s’imprimer avec force. «Koen est passé, tu dis ? Il n’a pas parlé de dressage ? Ou d’un certain Griffe-Glace ? ».
Radja esquissa un sourire avant de répondre. Le rituel passait en second plan derrière ce fameux dressage, tant mieux, elle passait à autre chose afin de pouvoir y revenir plus tard, sans crainte. Encore une fois, tout était juste.
« Vaguement…. Je crois qu’il attend que tu viennes à lui. Mais il semble bien que cela pourrait te concerner… ». Elle coula un regard pétillant vers la jeune femme. « … Il a parlé d’un certain Mat’… mais je me doute qu’il s’agit de toi… ».
Matilda secoua la tête d’un air railleur. Il voulait la faire plier, c’était désormais une évidence. En d’autres temps elle se serait cabrée. Aujourd’hui elle se sentait prête à l’affronter, forte d’une féminité nouvelle qu’elle pouvait soudainement affirmer, sans comprendre pourquoi. Mais elle le sentait. C’était là, actif et dense, présent. Elle pouvait presque en visualiser les volutes, une puissance étrange, une vibration aux consonances minérales, calcaires. Cela s’épanouissait peu à peu en elle, lui offrant une assurance qu’elle ne se connaissait pas. Elle opina, mais le mouvement de son épaule indiquait qu’elle s’en arrangeait.
« Il m’appelle Mat’ pour me punir, ou quand il veut montrer qu’il décide encore de ma vie et de mon corps. Mais ça ne prend plus. Ses coups de griffe glissent sur moi comme des caresses ».
Elle lui adressa un sourire de connivence.
« En tout cas je m’y emploie, et je compte bien ne plus le laisser me réduire à ce qu’il aimerait que je sois ».
Elle releva la tête, son regard était froncé. « Ah mais… », un sourire illumina son visage doré, « on dirait bien que je suis effectivement plus forte…. », l’éclat de ses yeux traversa celui de Radja, l’étonnement grandissant, « … l’arbre… la forêt… la sève des plantes… », du fond de sa mémoire remontaient des bribes de sensations diverses. Radja était suspendue à son souffle, ébahie mais inquiète. Il fallait la laisser traverser l’entre-deux, sans intervenir. Elle observait en silence la puissance des Gardiennes. À la vitesse de la foudre, Matilda plongeait et remontait dans l’Invisible, sans du tout le percevoir et encore moins le comprendre. Finalement elle émit un petit rire étonné en secouant la tête.
« C’est Mat’ qu’il veut comme apprentie pour ce dressage exceptionnel ? Et bien c’est Mat’ qu’il aura en face de lui ! », elle retrouva un sourire enfantin, « … mais je peux d’ores et déjà t’assurer qu’il n’aura que son enveloppe, celle que tu vois là ».
Elle fit un tour sur elle-même. Le sourira s’étira un peu plus alors qu’elle frappait doucement de son index sur le haut de sa tempe.
« Mais là…. », puis elle frappa son front, « … ou là… », elle secoua de nouveau la tête, la joie palpable, « … c’est terminé, il n’y aura plus accès, tu peux me croire ».
Radja se contenta d’acquiescer en tirant sur sa pipe, le regard pétillant.
« Oh mais je te crois ! Prends tout de même un bol de soupe avant d’y retourner, tu as besoin de reprendre des forces ».
Matilda leva le nez vers l’Ouest désormais sombre, puis secoua la tête.
« Il est trop tard pour y aller, je vais rentrer pour aider Perle, elle doit être épuisée ».
Passée l’heure du dîner, calme et familial en dehors des jours de fête, le village reprenait vie pour une heure ou deux. Les enfants s’étaient égayés dans leurs recoins secrets, des femmes, tout en discutant et riant, avaient rassemblé des tabourets pour œuvrer ensemble à une petite chaîne artisanale de laine ou de chanvre, d’autres sortaient les tous petits dans la fraîcheur du soir, certains hommes s’agglutinaient dans les tavernes, d’autres se mêlaient aux femmes, d’autres encore vérifiaient que les gardes étaient bien en poste. Tous les bruits du village étaient étouffés par la nuit tombée, mais la vie n’en était pas moins pétillante, et Matilda déambulait avec délices dans ce flux joyeux et calme, essayant de ne pas trop penser à son père et sa volonté de domination.
Elle ne vit pas Soral qui l’avait aperçue de loin et venait sciemment vers elle. Elle n’eut pas le temps de l’éviter, il n’en fit rien non plus. Elle se retrouva nez à nez tout contre lui.
« Ouch ! Ah mais… Soral ?!? Excuse moi, je ne t’ai pas vu arriver ! ».
Elle s’était reculée par réflexe et l’observait, surprise. Il souriait et posa rapidement la main sur son épaule. Il n’avait pas du tout l’air étonné, ni même gêné. Elle eut tout juste le temps de se questionner sur sa présence aussi proche, déjà il éclatait de joie.
« Alors ? Je disais vrai, tu vois ! Ton père est venu ce soir nous en parler au Conseil ! Le conseil est d’accord pour vous aider, la construction d’un enclos fermé à été votée à l’unanimité ! ».
Tout le monde était donc au courant. Elle sursauta, soufflée par cette nouvelle évidence. Koen était en train de s’organiser, persuadé qu’elle acceptait. Un pincement au creux du ventre la plia légèrement en deux. L’étau se resserrait alors qu’elle n’avait encore rien dit. Elle se recula, tremblante d’une pointe de rage que Soral ne compris pas tout de suite. Sa main avait glissé de l’épaule, il avait senti la jeune femme se replier, mais il continua sur sa lancée, heureux comme un gamin qui vient d’apprendre que son rêve est tout près de se réaliser.
« Ton père a su nous montrer tous les avantages. C’est un enclos qui pourra être loué à d’autres dresseurs, c’est donc une possibilité de revenus, pour le village qui en restera propriétaire. Il pourra même être utilisé pour des volatiles. On pourrait donc organiser un marché et en faire un atout pour le commerce. Il n’y a que des avantages. La construction devrait démarrer très vite, ton père est pressé de commencer…».
Matilda avait sa tête des mauvais jours et Soral prit peu à peu conscience de sa déception.
« On dirait que tu n’en es pas heureuse… Je ne comprends pas, il nous a pourtant bien dit qu’il s’engageait avec toi… ».
Elle sursauta violemment, et tout son corps se crispa de colère.
« Qu’il s’engageait !!??! Avec moi ?!?!? Qu’il s’engageait ???!?! ».
Elle hurlait dans la nuit. Très vite un petit attroupement se dessina non loin d’eux. Tous se questionnaient. Les sourires étaient vaguement amusés mais plus souvent contrits. Soral était apprécié et l’on connaissait ses intentions maritales. Tout laissait à penser qu’il s’était enfin positionné, mais la réaction de Matilda ne semblait pas conforme à ce qu’il en espérait. Les villageois n’osaient pas approcher, mais ils ne pouvaient pas non plus s’empêcher d’observer. Soral le sentait mais s’en contrefichait. Matilda ne voyait rien, emportée par sa colère.
« Parce que tu crois qu’il me l’a demandé ?!? Qu’il m’en a même parlé ?!? Il décide de ma vie comme si j’étais en-en-encore une ga-ga-gamine !!! Tu crois qu-que ç-ça mm-me pl-plaît ?!? ».
Elle en bafouillait d’émotions, vacillante de rage et de dépit. Tout à coup elle s’effondra, en larmes. Accroupie puis assise par terre, elle secouait sa tête toute blanche, cheveux comme neige et peau blême, le corps secoué de spasmes.
« Je suis fatiguée, Soral… tellement fatiguée… ».
Sans hésiter le jeune homme fit signe à un petit groupe de villageois non loin. Boran s’approcha rapidement avec son interlocuteur du moment, le jeune Tarek. À deux ils la soulevèrent, puis sur un autre signe de Soral, ils l’emmenèrent jusqu’à l’auberge, la portant par les aisselles tandis qu’elle sombrait dans une inconscience molle. Voyant ce qui se passait, une femme alla quérir Radja. Tous savaient qu’elle avait pris Matilda sous son aile. La vieille sorcière arriva rapidement à l’auberge, à peine essoufflée, portant à l’épaule son sac d’herbes et d’onguents. Elle comprit tout de suite.
« Tu aurais une petite chambre de libre, Soral ? Elle subit le contrecoup du rituel de soins pour le petit Romano. Elle a pourtant dormi toute l’après-midi et je la pensais apte à repartir. Mais de toute évidence elle ne l’est pas. Il lui faut immédiatement du calme et du repos et je dois…».
Les traits du jeune aubergiste étaient tirés, son inquiétude était palpable, elle lui adressa un sourire édenté.
« C’est bon, elle n’est pas en danger. C’est même plutôt bon signe, elle réagit aux esprits, mais je dois tout de même la soigner. D’ailleurs j’ai besoin de plusieurs choses … ».
Soral s’apprêtait déjà à courir vers les étages pour ouvrir la chambre demandée, il s’arrêta net pour écouter.
« Il me faut de quoi faire un cataplasme et des tisanes. Eau chaude en grande quantité, deux tasses, une jarre en terre cuite pour mélanger les plantes, une cuillère de bois et de la gaze de coton pour l’envelopper. Tu peux me trouver tout ça rapidement ? ».
Soral repartit comme une flèche. Radja faisait signe aux deux gaillards de reprendre par les aisselles la jeune femme évanouie, lorsqu’elle se souvint de Perle.
« Que quelqu’un aille prévenir la mère du petit, elle doit s’inquiéter. Et demandez lui comment il va. Il doit être…. ». Elle hésita. L’état de Matilda augurait d’un rituel plus violent qu’il n’avait paru. Il était possible que l’enfant ne soit pas encore tiré d’affaire. Pour autant il ne fallait pas non plus inquiéter la mère. Elle se tourna vers celle qui était venue la chercher. « Martha, vas-y, elle te connaît, et demande lui s’il a bien mangé. Vérifie qu’il dort bien et qu’il n’a pas de fièvre, sans rien dire d’autre. Et reviens me tenir au courant, très vite ».
Enfin elle se tourna vers Matilda, effondrée dans les bras des deux costauds. La jeune femme n'entendait pas consciemment, mais cela n'avait aucune importance, les paroles feraient leur chemin jusqu'à son coeur.
« Quant à toi jeune fille, il va sans doute falloir y retourner… mais cette fois-ci, c’est moi qui dirigerai la descente».
Soral avait filé pour ouvrir une chambre au second étage, alors qu’il y en avait deux de libres au premier. Après réflexion rapide, il avait choisi celle qui jouxtait son appartement. C’était une petite coquetterie qu’il pensait sans conséquences, une chambre comme les autres, qui serait bientôt fermée sur le couloir et accessible de l’intérieur de l’appartement. Il croyait que personne n’y ferait attention. C’était sans compter sur Radja qui connaissait bien les lieux. Elle s’étonna avec malice lorsqu’il revint avec le matériel demandé.
« Je vois que tu as pris la peine de mettre Matilda tout près de ton appartement.. je suppose que tu veux pouvoir la veiller ? ».
Le jeune homme se renfrogna en rosissant.
« Tu aurais préféré que je la laisse au premier, sans personne pour vérifier si son état empire ? Figures-toi que je me sens responsable de tout ça. Elle s’est effondrée quand j’ai parlé du conseil alors que je la sentais fébrile».
Radja s’activait avec les plantes et l’eau chaude.
« Mmh. Le père Koen y était, à ce qu’on m’a dit. Il a parlé d’elle ? ».
Soral surveillait les faits et gestes de Radja, prêt à l’assister sans oser proposer. Matilda était étendue toujours inconsciente sur un lit qu’on avait ouvert.
«Il a même dit qu’il le faisait pour elle… ».
Le jeune homme était effondré. À entendre le père Koen, sa fille avait l’intention de reprendre la suite de ses affaires en se consacrant au dressage afin de pouvoir rester vivre au village. Wilfried lui avait même adressé un sourire que tous avaient perçu comme une demande en mariage acceptée d’avance. Se pouvait-il qu’il ait cherché à berner le conseil pour qu’ils acceptent de financer ?
Radja l’observait tout en préparant le cataplasme.
« Je vois. ».
Elle le sentait prêt à vaciller. Elle lui indiqua la chaise près de la fenêtre, lui faisant signe de s’approcher sans bruit.
« Et vous auriez refusé sinon ? ».
Soral obtempéra, ravagé de tristesse.
« Même pas ! Son projet est intéressant, même si Matilda ne reste pas. Il est bien intégré maintenant, il nous a même parlé de Sofia…. ».
Il regardait Matilda, désespéré.
« Mais… pourquoi il fait ça… pourquoi il l’oblige, si elle veut repartir… ».
Son ton de voix trahissait tout à la fois son désarroi et l’amour sincère qu’il lui portait. Si elle voulait chasser, si cela faisait partie de son équilibre, pourquoi l’en empêcher ? Radja posa sa main sur son épaule avec chaleur.
« Parce qu’il l’aime d’une autre manière que toi. Il croit la posséder, et pouvoir décider de sa vie comme si c’était la sienne. Elle a émis le souhait d’aller traquer avec d’autres, et même s’il n’a rien dit, il ne veut pas qu’elle le quitte ».
Elle haussa les épaules en reprenant sa tâche.
« Probablement qu’il la voit comme le fils qu’il n’a pas eu. Un gars, rude comme lui, qui piafferait d’impatience en attendant de reprendre la direction de ses affaires. Comme toi et ton père. »
Soral haussa les épaules avec un sourire désappointé.
« J’en voulais pas, de son auberge. Et je piaffais pas d’impatience, je t’assure ».
Radja émit un petit rire rauque.
« Je le sais bien ! Mais tu vois ce que je veux dire. Wilfried a toujours regretté de n’avoir pas eu de fils, au moins un, qu’il aurait pu formater à son image. Matilda en a fait les frais, même encore maintenant, comme tu peux le constater ».
Elle avait terminé de mélanger le cataplasme qui fumait dans la jarre posée sur la table de chevet. Elle commençait à ôter la chemise de Matilda lorsqu’elle se souvint que Soral n’était sans doute pas l’assistant idéal.
« File chercher Martha et laisse nous seules ensuite, le temps de la soigner. Je t’appelle dès qu’on en aura terminé ».
Matilda avait juste eu le temps d’entendre parler d’initiation avant de sombrer. Elle flottait, immergée dans une immensité cotonneuse, enveloppante comme des bras aimants. Grâce au jus des fruits sacrés, accompagné de quelques gouttes d’un puissant narcotique, elle vibrait de concert avec l’ondulation du monde, son corps et son esprit baignant dans une douce mélodie qui la soignait, en la berçant.
Elle se réveilla bien plus tard, fraîche et dispose, sans du tout se souvenir de ce qui s’était passé. Radja était de nouveau à fumer sur le seuil de sa petite maison, on pouvait voir le minuscule culot de la pipe rougeoyer par intermittences. Assise sous le auvent, dans son vieux fauteuil à bascule, son ombre avait elle aussi disparu, le soleil ayant atteint l’horizon à l’Ouest depuis plus d’une heure. Le crépuscule finissant était accompagné d’une myriade de bruissements divers, la nature s’en donnait à cœur joie, profitant du silence des humains qui dînaient dans leurs maisons.
La vieille femme leva simplement les yeux vers la plus jeune, son sourire s’élargissant à mesure qu’elle en percevait l’état. Matilda semblait lavée de tout mal, et y compris de certains souvenirs. Elle décida donc de ne rien dire. Il fallait du temps aux êtres non initiés pour accepter d’être, en conscience, connectés à l’invisible. La jeune femme s’en souviendrait quand le moment serait venu. Pour l’heure, elle devait retrouver Perle qui avait embarqué les deux enfants. Par chance le tout petit Gaspard avait dormi tout du long, ignorant tout de ce qui se tramait autour de lui. Wilfried était passé, lui aussi, pour donner des nouvelles de Rives qui en réclamait, lui, de Matilda. Radja avait incidemment questionné le père Koen sur le fameux Griffe Glace et il avait sourit en coin, laissant entendre que cela ne concernait personne d’autre que « Mat’ », un diminutif qu’il employait désormais rarement au village, mais qu’il semblait vouloir utiliser pour marquer son emprise. Dans ces moments-là, nul ne pouvait dire s’il la détestait profondément, ou s’il l’aimait à en perdre la raison. Radja persistait à croire en un amour trop fort, impossible à exprimer.
« Ah te voilà ! ».
Sa joie n’était pas feinte, l’inquiétude de la voir sombrer avait perduré un moment.
« Perle t’attend chez elle avec Gaspard, si tu veux le voir. Et ton père est passé prévenir que notre jeune estropié te réclamait. Mais si tu veux un bol de soupe avant de repartir, elle est encore chaude. »
Matilda chancelait quelque peu, sa main droite passait sur ses cheveux brûlés, hésitante. Elle s’interrogeait, sans plus. L’enveloppe cotonneuse n’était pas loin. Sans doute aussi sentait-elle qu’il était trop tôt pour aller s’y frotter.
« Oh. Il est si tard ? En même temps… ». Elle parcourut d’un regard panoramique les alentours. La nuit s’installait, elle avait dormi longtemps. Elle frotta sa main sur son visage et sentit l’odeur évanescente de brûlé. Elle tiqua un bref instant, mais en oublia instantanément la perception. Une image venait de s’imprimer avec force. «Koen est passé, tu dis ? Il n’a pas parlé de dressage ? Ou d’un certain Griffe-Glace ? ».
Radja esquissa un sourire avant de répondre. Le rituel passait en second plan derrière ce fameux dressage, tant mieux, elle passait à autre chose afin de pouvoir y revenir plus tard, sans crainte. Encore une fois, tout était juste.
« Vaguement…. Je crois qu’il attend que tu viennes à lui. Mais il semble bien que cela pourrait te concerner… ». Elle coula un regard pétillant vers la jeune femme. « … Il a parlé d’un certain Mat’… mais je me doute qu’il s’agit de toi… ».
Matilda secoua la tête d’un air railleur. Il voulait la faire plier, c’était désormais une évidence. En d’autres temps elle se serait cabrée. Aujourd’hui elle se sentait prête à l’affronter, forte d’une féminité nouvelle qu’elle pouvait soudainement affirmer, sans comprendre pourquoi. Mais elle le sentait. C’était là, actif et dense, présent. Elle pouvait presque en visualiser les volutes, une puissance étrange, une vibration aux consonances minérales, calcaires. Cela s’épanouissait peu à peu en elle, lui offrant une assurance qu’elle ne se connaissait pas. Elle opina, mais le mouvement de son épaule indiquait qu’elle s’en arrangeait.
« Il m’appelle Mat’ pour me punir, ou quand il veut montrer qu’il décide encore de ma vie et de mon corps. Mais ça ne prend plus. Ses coups de griffe glissent sur moi comme des caresses ».
Elle lui adressa un sourire de connivence.
« En tout cas je m’y emploie, et je compte bien ne plus le laisser me réduire à ce qu’il aimerait que je sois ».
Elle releva la tête, son regard était froncé. « Ah mais… », un sourire illumina son visage doré, « on dirait bien que je suis effectivement plus forte…. », l’éclat de ses yeux traversa celui de Radja, l’étonnement grandissant, « … l’arbre… la forêt… la sève des plantes… », du fond de sa mémoire remontaient des bribes de sensations diverses. Radja était suspendue à son souffle, ébahie mais inquiète. Il fallait la laisser traverser l’entre-deux, sans intervenir. Elle observait en silence la puissance des Gardiennes. À la vitesse de la foudre, Matilda plongeait et remontait dans l’Invisible, sans du tout le percevoir et encore moins le comprendre. Finalement elle émit un petit rire étonné en secouant la tête.
« C’est Mat’ qu’il veut comme apprentie pour ce dressage exceptionnel ? Et bien c’est Mat’ qu’il aura en face de lui ! », elle retrouva un sourire enfantin, « … mais je peux d’ores et déjà t’assurer qu’il n’aura que son enveloppe, celle que tu vois là ».
Elle fit un tour sur elle-même. Le sourira s’étira un peu plus alors qu’elle frappait doucement de son index sur le haut de sa tempe.
« Mais là…. », puis elle frappa son front, « … ou là… », elle secoua de nouveau la tête, la joie palpable, « … c’est terminé, il n’y aura plus accès, tu peux me croire ».
Radja se contenta d’acquiescer en tirant sur sa pipe, le regard pétillant.
« Oh mais je te crois ! Prends tout de même un bol de soupe avant d’y retourner, tu as besoin de reprendre des forces ».
Matilda leva le nez vers l’Ouest désormais sombre, puis secoua la tête.
« Il est trop tard pour y aller, je vais rentrer pour aider Perle, elle doit être épuisée ».
Passée l’heure du dîner, calme et familial en dehors des jours de fête, le village reprenait vie pour une heure ou deux. Les enfants s’étaient égayés dans leurs recoins secrets, des femmes, tout en discutant et riant, avaient rassemblé des tabourets pour œuvrer ensemble à une petite chaîne artisanale de laine ou de chanvre, d’autres sortaient les tous petits dans la fraîcheur du soir, certains hommes s’agglutinaient dans les tavernes, d’autres se mêlaient aux femmes, d’autres encore vérifiaient que les gardes étaient bien en poste. Tous les bruits du village étaient étouffés par la nuit tombée, mais la vie n’en était pas moins pétillante, et Matilda déambulait avec délices dans ce flux joyeux et calme, essayant de ne pas trop penser à son père et sa volonté de domination.
Elle ne vit pas Soral qui l’avait aperçue de loin et venait sciemment vers elle. Elle n’eut pas le temps de l’éviter, il n’en fit rien non plus. Elle se retrouva nez à nez tout contre lui.
« Ouch ! Ah mais… Soral ?!? Excuse moi, je ne t’ai pas vu arriver ! ».
Elle s’était reculée par réflexe et l’observait, surprise. Il souriait et posa rapidement la main sur son épaule. Il n’avait pas du tout l’air étonné, ni même gêné. Elle eut tout juste le temps de se questionner sur sa présence aussi proche, déjà il éclatait de joie.
« Alors ? Je disais vrai, tu vois ! Ton père est venu ce soir nous en parler au Conseil ! Le conseil est d’accord pour vous aider, la construction d’un enclos fermé à été votée à l’unanimité ! ».
Tout le monde était donc au courant. Elle sursauta, soufflée par cette nouvelle évidence. Koen était en train de s’organiser, persuadé qu’elle acceptait. Un pincement au creux du ventre la plia légèrement en deux. L’étau se resserrait alors qu’elle n’avait encore rien dit. Elle se recula, tremblante d’une pointe de rage que Soral ne compris pas tout de suite. Sa main avait glissé de l’épaule, il avait senti la jeune femme se replier, mais il continua sur sa lancée, heureux comme un gamin qui vient d’apprendre que son rêve est tout près de se réaliser.
« Ton père a su nous montrer tous les avantages. C’est un enclos qui pourra être loué à d’autres dresseurs, c’est donc une possibilité de revenus, pour le village qui en restera propriétaire. Il pourra même être utilisé pour des volatiles. On pourrait donc organiser un marché et en faire un atout pour le commerce. Il n’y a que des avantages. La construction devrait démarrer très vite, ton père est pressé de commencer…».
Matilda avait sa tête des mauvais jours et Soral prit peu à peu conscience de sa déception.
« On dirait que tu n’en es pas heureuse… Je ne comprends pas, il nous a pourtant bien dit qu’il s’engageait avec toi… ».
Elle sursauta violemment, et tout son corps se crispa de colère.
« Qu’il s’engageait !!??! Avec moi ?!?!? Qu’il s’engageait ???!?! ».
Elle hurlait dans la nuit. Très vite un petit attroupement se dessina non loin d’eux. Tous se questionnaient. Les sourires étaient vaguement amusés mais plus souvent contrits. Soral était apprécié et l’on connaissait ses intentions maritales. Tout laissait à penser qu’il s’était enfin positionné, mais la réaction de Matilda ne semblait pas conforme à ce qu’il en espérait. Les villageois n’osaient pas approcher, mais ils ne pouvaient pas non plus s’empêcher d’observer. Soral le sentait mais s’en contrefichait. Matilda ne voyait rien, emportée par sa colère.
« Parce que tu crois qu’il me l’a demandé ?!? Qu’il m’en a même parlé ?!? Il décide de ma vie comme si j’étais en-en-encore une ga-ga-gamine !!! Tu crois qu-que ç-ça mm-me pl-plaît ?!? ».
Elle en bafouillait d’émotions, vacillante de rage et de dépit. Tout à coup elle s’effondra, en larmes. Accroupie puis assise par terre, elle secouait sa tête toute blanche, cheveux comme neige et peau blême, le corps secoué de spasmes.
« Je suis fatiguée, Soral… tellement fatiguée… ».
Sans hésiter le jeune homme fit signe à un petit groupe de villageois non loin. Boran s’approcha rapidement avec son interlocuteur du moment, le jeune Tarek. À deux ils la soulevèrent, puis sur un autre signe de Soral, ils l’emmenèrent jusqu’à l’auberge, la portant par les aisselles tandis qu’elle sombrait dans une inconscience molle. Voyant ce qui se passait, une femme alla quérir Radja. Tous savaient qu’elle avait pris Matilda sous son aile. La vieille sorcière arriva rapidement à l’auberge, à peine essoufflée, portant à l’épaule son sac d’herbes et d’onguents. Elle comprit tout de suite.
« Tu aurais une petite chambre de libre, Soral ? Elle subit le contrecoup du rituel de soins pour le petit Romano. Elle a pourtant dormi toute l’après-midi et je la pensais apte à repartir. Mais de toute évidence elle ne l’est pas. Il lui faut immédiatement du calme et du repos et je dois…».
Les traits du jeune aubergiste étaient tirés, son inquiétude était palpable, elle lui adressa un sourire édenté.
« C’est bon, elle n’est pas en danger. C’est même plutôt bon signe, elle réagit aux esprits, mais je dois tout de même la soigner. D’ailleurs j’ai besoin de plusieurs choses … ».
Soral s’apprêtait déjà à courir vers les étages pour ouvrir la chambre demandée, il s’arrêta net pour écouter.
« Il me faut de quoi faire un cataplasme et des tisanes. Eau chaude en grande quantité, deux tasses, une jarre en terre cuite pour mélanger les plantes, une cuillère de bois et de la gaze de coton pour l’envelopper. Tu peux me trouver tout ça rapidement ? ».
Soral repartit comme une flèche. Radja faisait signe aux deux gaillards de reprendre par les aisselles la jeune femme évanouie, lorsqu’elle se souvint de Perle.
« Que quelqu’un aille prévenir la mère du petit, elle doit s’inquiéter. Et demandez lui comment il va. Il doit être…. ». Elle hésita. L’état de Matilda augurait d’un rituel plus violent qu’il n’avait paru. Il était possible que l’enfant ne soit pas encore tiré d’affaire. Pour autant il ne fallait pas non plus inquiéter la mère. Elle se tourna vers celle qui était venue la chercher. « Martha, vas-y, elle te connaît, et demande lui s’il a bien mangé. Vérifie qu’il dort bien et qu’il n’a pas de fièvre, sans rien dire d’autre. Et reviens me tenir au courant, très vite ».
Enfin elle se tourna vers Matilda, effondrée dans les bras des deux costauds. La jeune femme n'entendait pas consciemment, mais cela n'avait aucune importance, les paroles feraient leur chemin jusqu'à son coeur.
« Quant à toi jeune fille, il va sans doute falloir y retourner… mais cette fois-ci, c’est moi qui dirigerai la descente».
Soral avait filé pour ouvrir une chambre au second étage, alors qu’il y en avait deux de libres au premier. Après réflexion rapide, il avait choisi celle qui jouxtait son appartement. C’était une petite coquetterie qu’il pensait sans conséquences, une chambre comme les autres, qui serait bientôt fermée sur le couloir et accessible de l’intérieur de l’appartement. Il croyait que personne n’y ferait attention. C’était sans compter sur Radja qui connaissait bien les lieux. Elle s’étonna avec malice lorsqu’il revint avec le matériel demandé.
« Je vois que tu as pris la peine de mettre Matilda tout près de ton appartement.. je suppose que tu veux pouvoir la veiller ? ».
Le jeune homme se renfrogna en rosissant.
« Tu aurais préféré que je la laisse au premier, sans personne pour vérifier si son état empire ? Figures-toi que je me sens responsable de tout ça. Elle s’est effondrée quand j’ai parlé du conseil alors que je la sentais fébrile».
Radja s’activait avec les plantes et l’eau chaude.
« Mmh. Le père Koen y était, à ce qu’on m’a dit. Il a parlé d’elle ? ».
Soral surveillait les faits et gestes de Radja, prêt à l’assister sans oser proposer. Matilda était étendue toujours inconsciente sur un lit qu’on avait ouvert.
«Il a même dit qu’il le faisait pour elle… ».
Le jeune homme était effondré. À entendre le père Koen, sa fille avait l’intention de reprendre la suite de ses affaires en se consacrant au dressage afin de pouvoir rester vivre au village. Wilfried lui avait même adressé un sourire que tous avaient perçu comme une demande en mariage acceptée d’avance. Se pouvait-il qu’il ait cherché à berner le conseil pour qu’ils acceptent de financer ?
Radja l’observait tout en préparant le cataplasme.
« Je vois. ».
Elle le sentait prêt à vaciller. Elle lui indiqua la chaise près de la fenêtre, lui faisant signe de s’approcher sans bruit.
« Et vous auriez refusé sinon ? ».
Soral obtempéra, ravagé de tristesse.
« Même pas ! Son projet est intéressant, même si Matilda ne reste pas. Il est bien intégré maintenant, il nous a même parlé de Sofia…. ».
Il regardait Matilda, désespéré.
« Mais… pourquoi il fait ça… pourquoi il l’oblige, si elle veut repartir… ».
Son ton de voix trahissait tout à la fois son désarroi et l’amour sincère qu’il lui portait. Si elle voulait chasser, si cela faisait partie de son équilibre, pourquoi l’en empêcher ? Radja posa sa main sur son épaule avec chaleur.
« Parce qu’il l’aime d’une autre manière que toi. Il croit la posséder, et pouvoir décider de sa vie comme si c’était la sienne. Elle a émis le souhait d’aller traquer avec d’autres, et même s’il n’a rien dit, il ne veut pas qu’elle le quitte ».
Elle haussa les épaules en reprenant sa tâche.
« Probablement qu’il la voit comme le fils qu’il n’a pas eu. Un gars, rude comme lui, qui piafferait d’impatience en attendant de reprendre la direction de ses affaires. Comme toi et ton père. »
Soral haussa les épaules avec un sourire désappointé.
« J’en voulais pas, de son auberge. Et je piaffais pas d’impatience, je t’assure ».
Radja émit un petit rire rauque.
« Je le sais bien ! Mais tu vois ce que je veux dire. Wilfried a toujours regretté de n’avoir pas eu de fils, au moins un, qu’il aurait pu formater à son image. Matilda en a fait les frais, même encore maintenant, comme tu peux le constater ».
Elle avait terminé de mélanger le cataplasme qui fumait dans la jarre posée sur la table de chevet. Elle commençait à ôter la chemise de Matilda lorsqu’elle se souvint que Soral n’était sans doute pas l’assistant idéal.
« File chercher Martha et laisse nous seules ensuite, le temps de la soigner. Je t’appelle dès qu’on en aura terminé ».
Matilda Koen- Citoyen
- Nombre de messages : 853
Lieu de naissance : Kalimdor
Age : 36
Date d'inscription : 05/05/2021
Re: Tu seras un homme, ma fille.
Mauvais voyage.
Matilda avait de nouveau sombré, mais cette fois ci l’enveloppe qui l’étreignait n’avait plus rien de cotonneux, ni d’agréable. La tête prise dans un étau de métal brûlant, elle pliait de douleur tout en dévalant une pente aride qui semblait vouloir l’entraîner vers les entrailles de la terre, après l’avoir écorchée vive ; des hurlements stridents lui vrillaient les tympans ; une odeur âcre, mélange de chairs brûlées et de soufre, l’envahissait et l’étouffait tout en tordant son estomac de nausée ; sa peau semblait brûler, cloquer, se percer de part en part ; elle même disparaissait, s’éparpillait, se disloquait dans une douleur innommable, et surtout insupportable.
Enfin elle perdit connaissance, après avoir senti sur son torse une mixture brûlante qui rajouta une sensation douloureuse à toutes les autres. Radja avait préalablement enveloppé le torse de Matilda d’une gaze protectrice, pour le protéger du mélange brûlant, et Martha attrapa la jarre remplie. Elle la tint devant Radja qui étalait le cataplasme, et Matilda fut rapidement enduite de la base du cou au pubis. Enfin elles déposèrent un grand morceau de peau sur son torse afin d’améliorer l’infusion des plantes.
Le silence était total. Tout avait l’air en ordre, pourtant Radja n’était pas totalement rassurée, elle n’avait pas ressenti le déclic attendu. Matilda avait effectivement perdu connaissance, mais ce n’était pas ce qu’elle espérait. La jeune femme devait être débarrassée de la douleur mais rester consciente, pour affronter les esprits malins qui l’avaient rattrapée. Ce qui était impossible après un évanouissement. Or c’est ce qu’elle avait ressenti, Matilda avait perdu connaissance. Elle n’était plus maîtresse de son corps et encore moins de son esprit.
Malgré son inquiétude elle tâcha de rester optimiste. Matilda était forte, elle l’avait déjà montré, il lui fallait peut-être un peu de temps.
« Bon…. Elle est brûlante de fièvre mais ça devrait passer dans la nuit. »
Elle se tourna vers Martha, cachant sa crainte du mieux qu’elle pouvait.
« Et le petit Romano ? Tu l’as trouvé comment ? ».
Martha lui adressa une petite moue.
« Un peu fiévreux. Mais je n’ai rien dit. Perle pense que c’est à cause d’une percée de dents. C’est possible, non ? ».
Radja acquiesça, à nouveau soucieuse.
« Il se peut que le rituel ait poussé son corps à réagir de cette façon. Mais à voir l’état de Matilda, je pense qu’il est sans doute encore pris par … », elle réfléchissait en observant le visage de Matilda, «… et bien des traces de je ne sais pas quoi… mais il n’y a pas que du bon, ça c’est sûr… ».
De nouveau silencieuse elle releva délicatement les paupières de la jeune femme et observa le mouvement de ses yeux. Ils tournaient dans tous les sens, par à coups, un moment vers la gauche, souvenirs emmêlés et douloureux, puis un autre vers la droite, projets contrecarrés et inquiétants, et enfin repartaient vers l’arrière, chamboulement intérieur ; sa respiration était saccadée, suivant les mouvements oculaires ; tout son corps tremblait, de fièvre mais aussi de fatigue et d’angoisse. Ce qui s’était passé « en bas » dans l’après-midi agissait encore sur elle, et elle avait sombré. Radja se releva du lit en soupirant. Il fallait se rendre à l’évidence. L’état de Matilda n’augurait pas grand chose de bon.
« Il va falloir la veiller, et… ».
Elle refusa d’un sourire la proposition de Martha avant qu’elle ait eu le temps de l’émettre.
« Non, c’est gentil, je te remercie mais c’est moi qui dois dormir à côté d’elle. C’est plus prudent. On doit pouvoir réagir très vite, et je n’ai aucune idée de ce qui se trame là dessous. Va chercher Soral et dis lui de venir m’installer de quoi me reposer. Par terre ce sera très bien. Et préviens le. Pas question qu’il reste là dans mes pattes».
Soral revint rapidement et obtempéra sans un mot. Mais ses soupirs et ses regards le trahissaient. Il avait le cœur lourd. Sentir Matilda dans cet état le rendait fou. Elle avait la respiration sifflante et il ne pouvait détacher ses yeux de son visage blême.
« Tu es sûre qu’elle va bien ? Tu ne crois pas que je devrais rester assis là, tout près d’elle ? On dirait qu’elle peine à respirer… C’est possible de mourir de fièvre ? Ou de rester coincé dans le monde des esprits ? ».
Radja émit un petit rire de dépit, rauque et triste.
« Écoute Soral, je comprends que tu t’en sentes responsable au point de t’inquiéter et de vouloir la veiller, mais j’ai moi aussi besoin de repos. Elle va se réveiller plus tard et je dois être prête. Alors va dormir, tout près, de l’autre côté de la cloison si tu veux, mais sors d’ici. Ce n’est pas une requête c’est un ordre. Si tu veux vraiment l’aider, tu dois me faire confiance. Compris ? ».
Soral obtempéra, à regret. Il quitta la petite chambre en même temps que Martha, mais s’assura l’air de rien que la porte restait ouverte. Radja ne chercha pas à le contrer. Même si son sommeil était court et léger, le savoir susceptible d’accourir en cas de problèmes était rassurant.
Elle avait installé son lit de fortune et s’allongeait sans bruit, lorsque son attention se porta sur le visage de la jeune femme qui maintenant gémissait. Elle s’approcha de ses lèvres qui chuintaient puis se redressa en sursaut, horrifiée. Matilda chuchotait en geignant. Il y avait bien du phrasé, mais ce qu’elle disait était incompréhensible au premier abord. C’était un mélange de borborygmes lents, graves, sourds, et de syllabes légères, aiguës et virevoltantes. Tout à coup elle comprit et faillit tomber à la renverse. Deux esprits s’affrontaient en elle, écrasant celui de leur hôte sous le poids de leur lutte. Son corps et son esprit constituaient l’espace d’une bataille à couteaux tirés entre bien et mal, ombre et lumière, haut et bas, ou autres. Mais peu importait. Matilda n’était plus elle-même, et sa fièvre n’était qu’un des symptômes d’une lutte qui la dépassait. Si elle n’agissait pas rapidement, la jeune femme risquait effectivement de sombrer, à tout jamais.
Elle cria plusieurs noms pour appeler à l’aide, tout en dégageant la couverture de cuir. Il lui fallait une autre médecine et elle n’y arriverait pas seule. Soral arriva le premier, probablement à l’affût derrière la cloison. Martha, qui était encore dans la grande salle avec quelques buveurs tardifs, accourut elle aussi, accompagnée des deux costauds un peu éméchés. Radja avait jeté la couverture de cuir à terre et elle commençait à ôter le cataplasme odorant et encore chaud. Ses indications étaient sèches et impératives. Matilda devait être baignée dans une eau très fraîche, imprégnée d’un hydrolat issu d’une distillation de plantes venues du Nord. Elle serait alors enveloppée et soignée, au cours d’un rituel de purification qui devait faciliter le retour de son esprit dans son corps. L’opération devait être menée tambour battant, sans plus se préoccuper de nudité ou de pudeur.
Soral fut chargé de préparer le tub qu’il se réservait à l’étage et prêtait parfois aux clients fortunés. La baignoire devait être rafraîchie d’une eau glacée, avant d’être vidée pour y accueillir Matilda, nue et brûlante de fièvre. Pendant que Martha filait chez Radja pour trouver les fioles demandées, les deux gaillards furent sommés de dessaouler au plus vite avant de déplacer la jeune femme vers la pièce aménagée en salle d’eau. Enfin Radja put nettoyer le torse de Matilda, tâchant de préparer la jeune femme au nouveau rituel qui l’attendait, en psalmodiant.
La salle d’eau se trouvait de l’autre côté de l’appartement de Soral, une pièce de taille moyenne, disposant d’un tub en métal cuivré en son centre, d’une cheminée pour faire chauffer l’eau, d’un grand réservoir qui pouvait être rempli à l’avance avec plusieurs seaux pouvant être accrochés au dessus du feu et d’un joli meuble regorgeant de sels de bain et de serviettes épongeantes. La pièce était en ordre, le feu était éteint, et seules quelques braises attestaient d’une utilisation de la pièce plus tôt dans la soirée. Matilda fut déposée sur le tapis, recouverte d’une couverture de laine, en attendant que Radja se prépare. Sa tentation avait été de tous les renvoyer pour se concentrer, mais elle ne pouvait déplacer seule le corps d’une jeune femme. Et puis c’était un rituel dangereux, elle risquait elle-même d’y rester. Il fallait donc que Martha puisse l’en sortir. Elle se débarrassa des deux gaillards qui durent rester à l’étage, avec interdiction de redescendre boire. Enfin elle referma la porte, s’enfermant avec l’aubergiste et son assistante du jour, le visage fermé.
« Soral. Tu vas m’accompagner. Tu dois rester concentré. Ne rien faire que je ne t’aurais pas ordonné explicitement. Ce que tu vas voir sera peut-être douloureux mais tu dois me faire confiance ».
Elle planta son regard dans le sien, l’air grave.
« Tu comprends ? ».
Il ne réagissait pas, elle prit son avant bras et le secoua.
« Sa vie est réellement en danger, je dois être certaine que tu ne vas pas l’envoyer définitivement au royaume des morts parce que tu n’auras pas supporté de la voir souffrir. Tu m’entends ? ».
Le jeune homme tremblait. Il avait déjà du mal à ne pas se porter au secours de Matilda dont la respiration sifflante emplissait la pièce. Il ferma les yeux, inspira longuement la bouche ouverte puis il souffla et rendit son regard à Radja.
« Je suis là pour elle. Oui. Si je perds pied, engueule moi. Frappe moi, même, s’il le faut. S’il te plaît ».
Son ton était terrorisé mais ferme.
Radja se tourna ensuite vers Martha.
« Martha, je sais que tu as déjà pratiqué, mais ce sera pire que tout ce que tu as déjà pu voir, je te préviens. Moi même… », elle soupira, désarmée, « … je ne suis pas sûre d’être assez forte. Il va falloir m’aider. Je vais descendre avec Soral mais toi tu restes là, prête à nous remonter quand je te le dirai ».
Soral n’était plus le seul à trembler, Martha était maintenant prise d’un effroi perceptible. Elle hocha pourtant la tête pour Radja qui continuait. Sa voix lui semblait venir du Néant.
«Écoute moi bien… Si tu sens que je perds pied, moi aussi, car ça peut arriver… il va falloir que tu mettes Matilda en apnée jusqu’à l’étouffer. L’étouffer vraiment. Tu m’entends ? ».
Elle lui avait pris les deux mains et plongeait son regard dans le sien avec intensité.
« Elle doit mourir. Presque, bien sûr. Pas totalement. Mais mourir quand même. Tu sais ce qui se passe juste au moment de la mort, n’est ce pas ? C’est exactement ce qui est arrivé à ta fille, tu t’en souviens ? ».
Martha avait les yeux exorbités, elle vacillait. Radja raffermit sa prise sur ses mains et s’approcha au plus près.
« Écoute moi bien. Tu sais qu’on peut en revenir. Tu l’as constaté de tes yeux. Tu auras une minute ou deux. Pas plus. Tu dois rester calme, l’étouffer très rapidement, vérifier que son cœur s’est arrêté, attendre quelques secondes et la ranimer, avec la fiole que tu connais déjà ».
Elle la secoua doucement des deux mains.
« Martha ! Tu l’as déjà fait. Ranimer une presque morte. Tu sais faire. Oui ? ».
Martha tenait à peine sur ses jambes.
« Oui mais… Oooh, Radjaaa ! Je ne vais pas savoir l’étouffer… je n’en aurai pas le courage… tu ne veux pas plutôt demander à Soral ? », elle gémissait de terreur, « et puis je te serai plus utile que lui là bas ! C’est important ça ! ».
Radja la sonda un moment, et ce qu’elle vit dans son cœur la convainquit. Martha n’était plus fiable, elle risquait de la tuer pour de bon. Certes, il fallait presque tuer celui que l’on voulait sauver, mais il ne fallait surtout pas dépasser le stade de l’envol vers l’entre-deux, ce moment où l’esprit hésite entre vie et mort. Et Martha avait bien trop peur pour rester pleinement consciente du risque. Elle lui lâcha les mains et se tourna vers le jeune homme.
« Martha n’est pas prête. Sa survie dépend donc de toi, Soral. T’en sens tu capable ? ».
Le jeune homme déglutit en les regardant tour à tour.
« Je ne suis pas certain d’avoir compris... ».
Radja lui expliqua à nouveau, insistant sur le peu de temps qu’il aurait entre l’arrêt du cœur et son redémarrage. Elle lui prit les mains, et leva les yeux vers son visage, tendu à l’extrême.
« La fiole qui est là peut réveiller un mort, ce qu’elle contient est conçu pour ça. Mais le mort… ou la morte.. ne doit pas l’être vraiment. Il y a un temps assez court, mais qui semble durer l’éternité quand tu le vis, où tu traverses l’entre-deux. Comme dans un rituel où un moment de voyance. Ici, il est provoqué par l’arrêt cardiaque. Mais si on ne remet pas le cœur en route dans les temps, le corps s’éteint et l’esprit ne peut plus revenir. Tu comprends ? ».
Soral serrait les mains de Radja tellement fort que ses jointures en étaient devenues blanches.
« Donc… je dois l’étouffer… », il haletait en clignant des yeux, « … puis attendre quelques secondes … », il ventilait, « puis mettre la fiole sous son nez... », il secoua la tête, n’y croyant pas lui-même, « … et ensuite la ranimer. »
Il acquiesça puis inspira par la bouche, essayant de se convaincre. Maintenant détendu, les bras ballants, il regardait Matilda comme si elle était déjà morte, allongée pour une veillée funèbre. Tout à coup il se reprit.
« Mais vous ? Vous allez faire quoi ? Vous restez là, non ?!? ».
Radja esquissa un petit sourire. Elle était rassurée, il allait y arriver.
« Bien sûr ! Mais on va entrer en transe pour communiquer avec elle et tâcher de la remonter. Elle est bloquée en bas, ou en haut, peu importe. Elle est prisonnière des esprits et je dois la sortir de là. Martha va m’accompagner pour m’aider, ce sera plus sûr ».
Elle prit ses avant bras et les serra avec douceur. L’instant était solennel.
« A priori je devrais réussir à la ramener, si elle est joignable et si elle a la force nécessaire pour me suivre. Mais tu dois être capable de deviner ce qui se passe. Si on reste bloquées, tu vas devoir…. ».
Soral avait le regard perdu sur Matilda, elle le secoua.
« Soral ?!?! Écoute moi ! Tu dois nous surveiller, mais sans nous suivre là bas ! Donc… », elle s’arrêta pour réfléchir, « … place toi de l’autre côté, loin de nous. Essaye de ne pas écouter le tambour, c’est important. Par contre tu vas poser ta main sur le front de Matilda pendant tout le rituel ».
« Le front… ».
« Il va aussi falloir que tu sois attentif à ses yeux et à ce qu’elle dit».
« Les yeux… ».
Il hochait la tête en répétant les mots captés au gré des explications, tel un automate halluciné.
« Si elle les ouvre d’un coup, si elle regarde dans le vide, et si en même temps elle sort tout un tas de phrases que tu ne comprends pas…. ».
« Le vide… »
« Soral ?!?? »
Radja le secoua comme un arbre dont elle aurait voulu faire tomber les fruits.
« Soral, écoute bien c’est important !!! Si je psalmodie mais que j’ai l’air absente, et si dans le même temps elle marmonne des trucs incompréhensibles, c’est qu’elle est prisonnière, et que je n’arrive pas à la remonter. C’est là que tu devras agir ».
Il regardait Matilda sans la voir, hochant la tête et répétant en boucle ce qui lui paraissait essentiel.
« Front… Yeux… Vide… Marmonne… Prisonnière… ».
Ses paroles sonnaient comme des sentences morbides. Il semblait perdu, ailleurs, loin de tout.
« Soral par tous les dieux ?!? Stop !! »
Radja prit son élan et lui asséna une gifle magistrale qui résonna dans la salle d’eau comme le claquement d’un fouet. Effaré, il vacilla sous le coup et sortit enfin de son hébétude.
« Oui ! Oui j’ai compris. Je … », il soupira longuement, retrouvant un débit plus normal. « Si elle est prisonnière je l’étouffe … », le débit s’accélérait peu à peu, « ….mais je la ramène tout de suite… », il s’emballait, « …. En me servant de la fiole… Oui ! ».
Tout à coup il se mit à hurler, tel un fou. Et son regard ne démentait pas cette impression.
« J’ai compris ! Oui j’ai compris !! Vite ! Il faut la sauver !!! Oui !!! ».
Fou d’angoisse, fou de douleur, fou de terreur, mais prêt à tout pour la sauver et même se donner la mort pour prendre sa place. Fou d’amour, peut-être même. Radja soupira, le corps déjà plié d’épuisement. Ils allaient réussir, il le fallait.
Matilda avait de nouveau sombré, mais cette fois ci l’enveloppe qui l’étreignait n’avait plus rien de cotonneux, ni d’agréable. La tête prise dans un étau de métal brûlant, elle pliait de douleur tout en dévalant une pente aride qui semblait vouloir l’entraîner vers les entrailles de la terre, après l’avoir écorchée vive ; des hurlements stridents lui vrillaient les tympans ; une odeur âcre, mélange de chairs brûlées et de soufre, l’envahissait et l’étouffait tout en tordant son estomac de nausée ; sa peau semblait brûler, cloquer, se percer de part en part ; elle même disparaissait, s’éparpillait, se disloquait dans une douleur innommable, et surtout insupportable.
Enfin elle perdit connaissance, après avoir senti sur son torse une mixture brûlante qui rajouta une sensation douloureuse à toutes les autres. Radja avait préalablement enveloppé le torse de Matilda d’une gaze protectrice, pour le protéger du mélange brûlant, et Martha attrapa la jarre remplie. Elle la tint devant Radja qui étalait le cataplasme, et Matilda fut rapidement enduite de la base du cou au pubis. Enfin elles déposèrent un grand morceau de peau sur son torse afin d’améliorer l’infusion des plantes.
Le silence était total. Tout avait l’air en ordre, pourtant Radja n’était pas totalement rassurée, elle n’avait pas ressenti le déclic attendu. Matilda avait effectivement perdu connaissance, mais ce n’était pas ce qu’elle espérait. La jeune femme devait être débarrassée de la douleur mais rester consciente, pour affronter les esprits malins qui l’avaient rattrapée. Ce qui était impossible après un évanouissement. Or c’est ce qu’elle avait ressenti, Matilda avait perdu connaissance. Elle n’était plus maîtresse de son corps et encore moins de son esprit.
Malgré son inquiétude elle tâcha de rester optimiste. Matilda était forte, elle l’avait déjà montré, il lui fallait peut-être un peu de temps.
« Bon…. Elle est brûlante de fièvre mais ça devrait passer dans la nuit. »
Elle se tourna vers Martha, cachant sa crainte du mieux qu’elle pouvait.
« Et le petit Romano ? Tu l’as trouvé comment ? ».
Martha lui adressa une petite moue.
« Un peu fiévreux. Mais je n’ai rien dit. Perle pense que c’est à cause d’une percée de dents. C’est possible, non ? ».
Radja acquiesça, à nouveau soucieuse.
« Il se peut que le rituel ait poussé son corps à réagir de cette façon. Mais à voir l’état de Matilda, je pense qu’il est sans doute encore pris par … », elle réfléchissait en observant le visage de Matilda, «… et bien des traces de je ne sais pas quoi… mais il n’y a pas que du bon, ça c’est sûr… ».
De nouveau silencieuse elle releva délicatement les paupières de la jeune femme et observa le mouvement de ses yeux. Ils tournaient dans tous les sens, par à coups, un moment vers la gauche, souvenirs emmêlés et douloureux, puis un autre vers la droite, projets contrecarrés et inquiétants, et enfin repartaient vers l’arrière, chamboulement intérieur ; sa respiration était saccadée, suivant les mouvements oculaires ; tout son corps tremblait, de fièvre mais aussi de fatigue et d’angoisse. Ce qui s’était passé « en bas » dans l’après-midi agissait encore sur elle, et elle avait sombré. Radja se releva du lit en soupirant. Il fallait se rendre à l’évidence. L’état de Matilda n’augurait pas grand chose de bon.
« Il va falloir la veiller, et… ».
Elle refusa d’un sourire la proposition de Martha avant qu’elle ait eu le temps de l’émettre.
« Non, c’est gentil, je te remercie mais c’est moi qui dois dormir à côté d’elle. C’est plus prudent. On doit pouvoir réagir très vite, et je n’ai aucune idée de ce qui se trame là dessous. Va chercher Soral et dis lui de venir m’installer de quoi me reposer. Par terre ce sera très bien. Et préviens le. Pas question qu’il reste là dans mes pattes».
Soral revint rapidement et obtempéra sans un mot. Mais ses soupirs et ses regards le trahissaient. Il avait le cœur lourd. Sentir Matilda dans cet état le rendait fou. Elle avait la respiration sifflante et il ne pouvait détacher ses yeux de son visage blême.
« Tu es sûre qu’elle va bien ? Tu ne crois pas que je devrais rester assis là, tout près d’elle ? On dirait qu’elle peine à respirer… C’est possible de mourir de fièvre ? Ou de rester coincé dans le monde des esprits ? ».
Radja émit un petit rire de dépit, rauque et triste.
« Écoute Soral, je comprends que tu t’en sentes responsable au point de t’inquiéter et de vouloir la veiller, mais j’ai moi aussi besoin de repos. Elle va se réveiller plus tard et je dois être prête. Alors va dormir, tout près, de l’autre côté de la cloison si tu veux, mais sors d’ici. Ce n’est pas une requête c’est un ordre. Si tu veux vraiment l’aider, tu dois me faire confiance. Compris ? ».
Soral obtempéra, à regret. Il quitta la petite chambre en même temps que Martha, mais s’assura l’air de rien que la porte restait ouverte. Radja ne chercha pas à le contrer. Même si son sommeil était court et léger, le savoir susceptible d’accourir en cas de problèmes était rassurant.
Elle avait installé son lit de fortune et s’allongeait sans bruit, lorsque son attention se porta sur le visage de la jeune femme qui maintenant gémissait. Elle s’approcha de ses lèvres qui chuintaient puis se redressa en sursaut, horrifiée. Matilda chuchotait en geignant. Il y avait bien du phrasé, mais ce qu’elle disait était incompréhensible au premier abord. C’était un mélange de borborygmes lents, graves, sourds, et de syllabes légères, aiguës et virevoltantes. Tout à coup elle comprit et faillit tomber à la renverse. Deux esprits s’affrontaient en elle, écrasant celui de leur hôte sous le poids de leur lutte. Son corps et son esprit constituaient l’espace d’une bataille à couteaux tirés entre bien et mal, ombre et lumière, haut et bas, ou autres. Mais peu importait. Matilda n’était plus elle-même, et sa fièvre n’était qu’un des symptômes d’une lutte qui la dépassait. Si elle n’agissait pas rapidement, la jeune femme risquait effectivement de sombrer, à tout jamais.
Elle cria plusieurs noms pour appeler à l’aide, tout en dégageant la couverture de cuir. Il lui fallait une autre médecine et elle n’y arriverait pas seule. Soral arriva le premier, probablement à l’affût derrière la cloison. Martha, qui était encore dans la grande salle avec quelques buveurs tardifs, accourut elle aussi, accompagnée des deux costauds un peu éméchés. Radja avait jeté la couverture de cuir à terre et elle commençait à ôter le cataplasme odorant et encore chaud. Ses indications étaient sèches et impératives. Matilda devait être baignée dans une eau très fraîche, imprégnée d’un hydrolat issu d’une distillation de plantes venues du Nord. Elle serait alors enveloppée et soignée, au cours d’un rituel de purification qui devait faciliter le retour de son esprit dans son corps. L’opération devait être menée tambour battant, sans plus se préoccuper de nudité ou de pudeur.
Soral fut chargé de préparer le tub qu’il se réservait à l’étage et prêtait parfois aux clients fortunés. La baignoire devait être rafraîchie d’une eau glacée, avant d’être vidée pour y accueillir Matilda, nue et brûlante de fièvre. Pendant que Martha filait chez Radja pour trouver les fioles demandées, les deux gaillards furent sommés de dessaouler au plus vite avant de déplacer la jeune femme vers la pièce aménagée en salle d’eau. Enfin Radja put nettoyer le torse de Matilda, tâchant de préparer la jeune femme au nouveau rituel qui l’attendait, en psalmodiant.
La salle d’eau se trouvait de l’autre côté de l’appartement de Soral, une pièce de taille moyenne, disposant d’un tub en métal cuivré en son centre, d’une cheminée pour faire chauffer l’eau, d’un grand réservoir qui pouvait être rempli à l’avance avec plusieurs seaux pouvant être accrochés au dessus du feu et d’un joli meuble regorgeant de sels de bain et de serviettes épongeantes. La pièce était en ordre, le feu était éteint, et seules quelques braises attestaient d’une utilisation de la pièce plus tôt dans la soirée. Matilda fut déposée sur le tapis, recouverte d’une couverture de laine, en attendant que Radja se prépare. Sa tentation avait été de tous les renvoyer pour se concentrer, mais elle ne pouvait déplacer seule le corps d’une jeune femme. Et puis c’était un rituel dangereux, elle risquait elle-même d’y rester. Il fallait donc que Martha puisse l’en sortir. Elle se débarrassa des deux gaillards qui durent rester à l’étage, avec interdiction de redescendre boire. Enfin elle referma la porte, s’enfermant avec l’aubergiste et son assistante du jour, le visage fermé.
« Soral. Tu vas m’accompagner. Tu dois rester concentré. Ne rien faire que je ne t’aurais pas ordonné explicitement. Ce que tu vas voir sera peut-être douloureux mais tu dois me faire confiance ».
Elle planta son regard dans le sien, l’air grave.
« Tu comprends ? ».
Il ne réagissait pas, elle prit son avant bras et le secoua.
« Sa vie est réellement en danger, je dois être certaine que tu ne vas pas l’envoyer définitivement au royaume des morts parce que tu n’auras pas supporté de la voir souffrir. Tu m’entends ? ».
Le jeune homme tremblait. Il avait déjà du mal à ne pas se porter au secours de Matilda dont la respiration sifflante emplissait la pièce. Il ferma les yeux, inspira longuement la bouche ouverte puis il souffla et rendit son regard à Radja.
« Je suis là pour elle. Oui. Si je perds pied, engueule moi. Frappe moi, même, s’il le faut. S’il te plaît ».
Son ton était terrorisé mais ferme.
Radja se tourna ensuite vers Martha.
« Martha, je sais que tu as déjà pratiqué, mais ce sera pire que tout ce que tu as déjà pu voir, je te préviens. Moi même… », elle soupira, désarmée, « … je ne suis pas sûre d’être assez forte. Il va falloir m’aider. Je vais descendre avec Soral mais toi tu restes là, prête à nous remonter quand je te le dirai ».
Soral n’était plus le seul à trembler, Martha était maintenant prise d’un effroi perceptible. Elle hocha pourtant la tête pour Radja qui continuait. Sa voix lui semblait venir du Néant.
«Écoute moi bien… Si tu sens que je perds pied, moi aussi, car ça peut arriver… il va falloir que tu mettes Matilda en apnée jusqu’à l’étouffer. L’étouffer vraiment. Tu m’entends ? ».
Elle lui avait pris les deux mains et plongeait son regard dans le sien avec intensité.
« Elle doit mourir. Presque, bien sûr. Pas totalement. Mais mourir quand même. Tu sais ce qui se passe juste au moment de la mort, n’est ce pas ? C’est exactement ce qui est arrivé à ta fille, tu t’en souviens ? ».
Martha avait les yeux exorbités, elle vacillait. Radja raffermit sa prise sur ses mains et s’approcha au plus près.
« Écoute moi bien. Tu sais qu’on peut en revenir. Tu l’as constaté de tes yeux. Tu auras une minute ou deux. Pas plus. Tu dois rester calme, l’étouffer très rapidement, vérifier que son cœur s’est arrêté, attendre quelques secondes et la ranimer, avec la fiole que tu connais déjà ».
Elle la secoua doucement des deux mains.
« Martha ! Tu l’as déjà fait. Ranimer une presque morte. Tu sais faire. Oui ? ».
Martha tenait à peine sur ses jambes.
« Oui mais… Oooh, Radjaaa ! Je ne vais pas savoir l’étouffer… je n’en aurai pas le courage… tu ne veux pas plutôt demander à Soral ? », elle gémissait de terreur, « et puis je te serai plus utile que lui là bas ! C’est important ça ! ».
Radja la sonda un moment, et ce qu’elle vit dans son cœur la convainquit. Martha n’était plus fiable, elle risquait de la tuer pour de bon. Certes, il fallait presque tuer celui que l’on voulait sauver, mais il ne fallait surtout pas dépasser le stade de l’envol vers l’entre-deux, ce moment où l’esprit hésite entre vie et mort. Et Martha avait bien trop peur pour rester pleinement consciente du risque. Elle lui lâcha les mains et se tourna vers le jeune homme.
« Martha n’est pas prête. Sa survie dépend donc de toi, Soral. T’en sens tu capable ? ».
Le jeune homme déglutit en les regardant tour à tour.
« Je ne suis pas certain d’avoir compris... ».
Radja lui expliqua à nouveau, insistant sur le peu de temps qu’il aurait entre l’arrêt du cœur et son redémarrage. Elle lui prit les mains, et leva les yeux vers son visage, tendu à l’extrême.
« La fiole qui est là peut réveiller un mort, ce qu’elle contient est conçu pour ça. Mais le mort… ou la morte.. ne doit pas l’être vraiment. Il y a un temps assez court, mais qui semble durer l’éternité quand tu le vis, où tu traverses l’entre-deux. Comme dans un rituel où un moment de voyance. Ici, il est provoqué par l’arrêt cardiaque. Mais si on ne remet pas le cœur en route dans les temps, le corps s’éteint et l’esprit ne peut plus revenir. Tu comprends ? ».
Soral serrait les mains de Radja tellement fort que ses jointures en étaient devenues blanches.
« Donc… je dois l’étouffer… », il haletait en clignant des yeux, « … puis attendre quelques secondes … », il ventilait, « puis mettre la fiole sous son nez... », il secoua la tête, n’y croyant pas lui-même, « … et ensuite la ranimer. »
Il acquiesça puis inspira par la bouche, essayant de se convaincre. Maintenant détendu, les bras ballants, il regardait Matilda comme si elle était déjà morte, allongée pour une veillée funèbre. Tout à coup il se reprit.
« Mais vous ? Vous allez faire quoi ? Vous restez là, non ?!? ».
Radja esquissa un petit sourire. Elle était rassurée, il allait y arriver.
« Bien sûr ! Mais on va entrer en transe pour communiquer avec elle et tâcher de la remonter. Elle est bloquée en bas, ou en haut, peu importe. Elle est prisonnière des esprits et je dois la sortir de là. Martha va m’accompagner pour m’aider, ce sera plus sûr ».
Elle prit ses avant bras et les serra avec douceur. L’instant était solennel.
« A priori je devrais réussir à la ramener, si elle est joignable et si elle a la force nécessaire pour me suivre. Mais tu dois être capable de deviner ce qui se passe. Si on reste bloquées, tu vas devoir…. ».
Soral avait le regard perdu sur Matilda, elle le secoua.
« Soral ?!?! Écoute moi ! Tu dois nous surveiller, mais sans nous suivre là bas ! Donc… », elle s’arrêta pour réfléchir, « … place toi de l’autre côté, loin de nous. Essaye de ne pas écouter le tambour, c’est important. Par contre tu vas poser ta main sur le front de Matilda pendant tout le rituel ».
« Le front… ».
« Il va aussi falloir que tu sois attentif à ses yeux et à ce qu’elle dit».
« Les yeux… ».
Il hochait la tête en répétant les mots captés au gré des explications, tel un automate halluciné.
« Si elle les ouvre d’un coup, si elle regarde dans le vide, et si en même temps elle sort tout un tas de phrases que tu ne comprends pas…. ».
« Le vide… »
« Soral ?!?? »
Radja le secoua comme un arbre dont elle aurait voulu faire tomber les fruits.
« Soral, écoute bien c’est important !!! Si je psalmodie mais que j’ai l’air absente, et si dans le même temps elle marmonne des trucs incompréhensibles, c’est qu’elle est prisonnière, et que je n’arrive pas à la remonter. C’est là que tu devras agir ».
Il regardait Matilda sans la voir, hochant la tête et répétant en boucle ce qui lui paraissait essentiel.
« Front… Yeux… Vide… Marmonne… Prisonnière… ».
Ses paroles sonnaient comme des sentences morbides. Il semblait perdu, ailleurs, loin de tout.
« Soral par tous les dieux ?!? Stop !! »
Radja prit son élan et lui asséna une gifle magistrale qui résonna dans la salle d’eau comme le claquement d’un fouet. Effaré, il vacilla sous le coup et sortit enfin de son hébétude.
« Oui ! Oui j’ai compris. Je … », il soupira longuement, retrouvant un débit plus normal. « Si elle est prisonnière je l’étouffe … », le débit s’accélérait peu à peu, « ….mais je la ramène tout de suite… », il s’emballait, « …. En me servant de la fiole… Oui ! ».
Tout à coup il se mit à hurler, tel un fou. Et son regard ne démentait pas cette impression.
« J’ai compris ! Oui j’ai compris !! Vite ! Il faut la sauver !!! Oui !!! ».
Fou d’angoisse, fou de douleur, fou de terreur, mais prêt à tout pour la sauver et même se donner la mort pour prendre sa place. Fou d’amour, peut-être même. Radja soupira, le corps déjà plié d’épuisement. Ils allaient réussir, il le fallait.
Matilda Koen- Citoyen
- Nombre de messages : 853
Lieu de naissance : Kalimdor
Age : 36
Date d'inscription : 05/05/2021
Page 2 sur 2 • 1, 2
Sujets similaires
» L'homme est un loup pour l'homme
» La Fille de Stromgarde
» Un homme dangereux
» Chasse à l'homme.
» Un homme pendu par les pieds.
» La Fille de Stromgarde
» Un homme dangereux
» Chasse à l'homme.
» Un homme pendu par les pieds.
Page 2 sur 2
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum