Mémoire - Bribes
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Mémoire - Bribes
"Qui se fie à la mer, se fie à la mort. Qui meurt en mer, meurt donc toujours par sa faute."
Anatole Le Braz
Anatole Le Braz
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Un autre éclair. Devant, l'eau fend la proue.
Du navire lui-même il n'a plus grand souvenir. C'est l'eau, partout, de grandes gifles de sel qui balaient les ponts et font vrombir les cordages. C'est l'eau, l'eau qui chevauche le vent, et le vent est très en colère, ce soir. L'eau changée en montagne, dont le vaisseau monte et dévale les creux et les pics, sans répit. L'eau hante sa mémoire.
Alors que l'océan donne un nouveau coup de flanc, le navire bascule, les mâts craquent, résistent ; lui, il voit les voiles, très loin au-dessus, ces belles voiles noires et rouges qui flamboient d'habitude dans le ciel quand le temps est calme, il voit les voiles claquer et se demande un instant, avec beaucoup de détachement, quand elles finiront par rompre. Mais elles tiennent bon, et le navire reprend bravement son assiette sur les flots changeants.
Ses mains glissent sur les cordages détrempés, parviennent enfin à saisir, fébriles, à moitié éraflées par le chanvre. Il roule sur le pont mais s'agrippe, évite l'une des cordes qui a cédé et qui claque dans l'air tel un fouet ou un grand serpent, suffisamment lourde et agitée par le vent pour être mortelle si elle le fauche. Il rampe vers un mât, tant bien que mal, commence à s'attacher malgré les élans de la tempête ; ses gestes ont la précision de l'habitude et la hâte du désespoir. Il s'amarre fermement, lève les yeux vers un ciel méconnaissable, et se demande pourquoi les hommes d'équipage rient si fort. Il a à peine douze ans, et il est terrifié.
Il ferme les yeux, l'obscurité derrière ses paupières secouée par la vive luminosité des éclairs, et commence à prier, balbutiant. Quelques suppliques entrecoupées, dédiées à la Lumière. Une main rude et froide, trempée, se plaque soudain sur sa bouche et il tressaille brutalement dans les liens qu'il a tissés. L'un des matelots, à genoux sur le pont, l'autre bras enroulé autour du mât, se tient devant lui. Un homme hirsute, barbu, aux yeux très bleus. Il sourit, toutes dents dehors, du rhum plein les veines, et semble comme les autres exulter dans la tempête. Son visage tout contre le sien, il hurle.
- La Lumière te sert à rien ici, moussaillon ! Si tu veux prier, fais-le comme nous. C'est cette vieille crevure de Neptulon qu'on célèbre ici, et rien d'autre ! T'entends ?"
Oui, il entend. Mais il a le coeur au bord des lèvres, de l'écume et des embruns plein les yeux, et puis, de toute façon, il ne sait pas prier Neptulon.
Sous un nouveau caprice de la tourmente, le navire penche brutalement en avant. La gueule noire de l'océan baille sur la proue, l'espace d'un instant, et l'enfant attaché au mât songe que ce monstre d'eau furieuse a finalement décidé de les engloutir après avoir joué avec eux. Il s'imagine, avec une netteté effroyable, l'épave criblée de bernacles gisant par le fond, dans le ventre d'un océan enfin repu ; et les corps des marins flottant entre deux eaux comme des lanternes suspendues, à moitié dévorés par les poissons ; et les voiles déchirées comme de vieilles peaux défraîchies, délavées, dérivant paresseusement dans le courant ; et lui-même, petit squelette blanc, anonyme, encore attaché à la racine d'un mât pourri.
Puis la tempête s'apaise. Les montagnes d'eau deviennent collines, puis plaines tranquilles. Le vent cesse de mugir dans les voiles ronflantes qui, de fait, se taisent peu à peu. La coque cesse de craquer sous les assauts des vagues, et le ciel reprend enfin figure humaine.
Trempé et grelottant, les cheveux collés à son visage comme des algues, il défait ses liens. Le marin qui lui parlait a disparu ; on lui apprend, plus tard, qu'il est passé par-dessus bord, mais cela ne l'émeut pas. L'océan a pris son du. Ils peuvent de nouveau naviguer en paix.
**
- T'as d'bonnes mains, et t'as l'air d'un 'tit gars solide, marmonne l'homme en lui manipulant les poignets, les habits encore tout dégouttant d'eau. C'qui tombe bien qu'on ait b'soin d'bras ", qu'il ajoute avec un rire grossier.
L'enfant préfère ne pas répondre, un peu tremblant, le nez penché en avant, encore ivre suite à la tempête. La bourrade qu'on donne derrière son épaule le jette à terre, meurtrissant ses genoux contre le bois trempé. Nouveau rire gras.
- C'quoi ton nom, gamin ?"
Il regarde à sa taille, où se tient encore enroulé l'un des morceaux de la corde qui lui a sauvé la vie, et serre le brin de chanvre, machinalement, convulsivement. Un nom. Il y a bien des noms, dans le marais, pour désigner la corde et toutes ses déclinaisons.
- Llinyn, qu'il répond enfin, la voix hésitante. Llinyn Rhaff, m'sieur."
Le marin le toise, renifle, puis affiche de nouveau un large sourire.
- "Llinyn Rhaff", hein, répète-t-il sur un ton qui ne laisse aucun doute sur sa propre connaissance du patois des marécages. Va pour "la Ficelle". Au travail, morveux, on a du pain su' la planche !"
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Un autre éclair. Devant, l'eau fend la proue.
Du navire lui-même il n'a plus grand souvenir. C'est l'eau, partout, de grandes gifles de sel qui balaient les ponts et font vrombir les cordages. C'est l'eau, l'eau qui chevauche le vent, et le vent est très en colère, ce soir. L'eau changée en montagne, dont le vaisseau monte et dévale les creux et les pics, sans répit. L'eau hante sa mémoire.
Alors que l'océan donne un nouveau coup de flanc, le navire bascule, les mâts craquent, résistent ; lui, il voit les voiles, très loin au-dessus, ces belles voiles noires et rouges qui flamboient d'habitude dans le ciel quand le temps est calme, il voit les voiles claquer et se demande un instant, avec beaucoup de détachement, quand elles finiront par rompre. Mais elles tiennent bon, et le navire reprend bravement son assiette sur les flots changeants.
Ses mains glissent sur les cordages détrempés, parviennent enfin à saisir, fébriles, à moitié éraflées par le chanvre. Il roule sur le pont mais s'agrippe, évite l'une des cordes qui a cédé et qui claque dans l'air tel un fouet ou un grand serpent, suffisamment lourde et agitée par le vent pour être mortelle si elle le fauche. Il rampe vers un mât, tant bien que mal, commence à s'attacher malgré les élans de la tempête ; ses gestes ont la précision de l'habitude et la hâte du désespoir. Il s'amarre fermement, lève les yeux vers un ciel méconnaissable, et se demande pourquoi les hommes d'équipage rient si fort. Il a à peine douze ans, et il est terrifié.
Il ferme les yeux, l'obscurité derrière ses paupières secouée par la vive luminosité des éclairs, et commence à prier, balbutiant. Quelques suppliques entrecoupées, dédiées à la Lumière. Une main rude et froide, trempée, se plaque soudain sur sa bouche et il tressaille brutalement dans les liens qu'il a tissés. L'un des matelots, à genoux sur le pont, l'autre bras enroulé autour du mât, se tient devant lui. Un homme hirsute, barbu, aux yeux très bleus. Il sourit, toutes dents dehors, du rhum plein les veines, et semble comme les autres exulter dans la tempête. Son visage tout contre le sien, il hurle.
- La Lumière te sert à rien ici, moussaillon ! Si tu veux prier, fais-le comme nous. C'est cette vieille crevure de Neptulon qu'on célèbre ici, et rien d'autre ! T'entends ?"
Oui, il entend. Mais il a le coeur au bord des lèvres, de l'écume et des embruns plein les yeux, et puis, de toute façon, il ne sait pas prier Neptulon.
Sous un nouveau caprice de la tourmente, le navire penche brutalement en avant. La gueule noire de l'océan baille sur la proue, l'espace d'un instant, et l'enfant attaché au mât songe que ce monstre d'eau furieuse a finalement décidé de les engloutir après avoir joué avec eux. Il s'imagine, avec une netteté effroyable, l'épave criblée de bernacles gisant par le fond, dans le ventre d'un océan enfin repu ; et les corps des marins flottant entre deux eaux comme des lanternes suspendues, à moitié dévorés par les poissons ; et les voiles déchirées comme de vieilles peaux défraîchies, délavées, dérivant paresseusement dans le courant ; et lui-même, petit squelette blanc, anonyme, encore attaché à la racine d'un mât pourri.
Puis la tempête s'apaise. Les montagnes d'eau deviennent collines, puis plaines tranquilles. Le vent cesse de mugir dans les voiles ronflantes qui, de fait, se taisent peu à peu. La coque cesse de craquer sous les assauts des vagues, et le ciel reprend enfin figure humaine.
Trempé et grelottant, les cheveux collés à son visage comme des algues, il défait ses liens. Le marin qui lui parlait a disparu ; on lui apprend, plus tard, qu'il est passé par-dessus bord, mais cela ne l'émeut pas. L'océan a pris son du. Ils peuvent de nouveau naviguer en paix.
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- T'as d'bonnes mains, et t'as l'air d'un 'tit gars solide, marmonne l'homme en lui manipulant les poignets, les habits encore tout dégouttant d'eau. C'qui tombe bien qu'on ait b'soin d'bras ", qu'il ajoute avec un rire grossier.
L'enfant préfère ne pas répondre, un peu tremblant, le nez penché en avant, encore ivre suite à la tempête. La bourrade qu'on donne derrière son épaule le jette à terre, meurtrissant ses genoux contre le bois trempé. Nouveau rire gras.
- C'quoi ton nom, gamin ?"
Il regarde à sa taille, où se tient encore enroulé l'un des morceaux de la corde qui lui a sauvé la vie, et serre le brin de chanvre, machinalement, convulsivement. Un nom. Il y a bien des noms, dans le marais, pour désigner la corde et toutes ses déclinaisons.
- Llinyn, qu'il répond enfin, la voix hésitante. Llinyn Rhaff, m'sieur."
Le marin le toise, renifle, puis affiche de nouveau un large sourire.
- "Llinyn Rhaff", hein, répète-t-il sur un ton qui ne laisse aucun doute sur sa propre connaissance du patois des marécages. Va pour "la Ficelle". Au travail, morveux, on a du pain su' la planche !"
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Saig Segondell- Citoyen
- Nombre de messages : 255
Age : 39
Lieu de naissance : Âprefange
Age : 24
Date d'inscription : 19/04/2010
Feuille de personnage
Nom de famille: Segondell
Re: Mémoire - Bribes
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On l'épargna.
La tempête, et surtout sa survie à celle-ci, l'avait en quelque sorte baptisé. Une consécration à grand renfort d'eau salée, irritante, et d'odeur de varech. On ne lui demanda même pas ce qu'il faisait terré comme un rat à fond de cale avant qu'on ne le découvre - juste avant que l'orage éclate. Ils avaient perdu un homme, mais gagné un passager clandestin : l'équilibre était en quelque sorte rétabli. Les lois de l'océan sont capricieuses, mais recèlent toujours un certain fond de logique.
Et les mois passèrent.
Il rampa d'abord, comme le rat qu'il avait été en s'infiltrant dans le navire, comme le mousse bien trop jeune qu'on bouscule d'un coup de botte et auquel on aboie des ordres. Il s'acquitta des tâches données, récura le bois abîmé des ponts et des bastingages, apprit à grimper aux mâts ou à la vigie, et à cavaler dans les cordages. Il apprit le nom des voiles, et comment les hisser. Il apprit, bien sûr, ce que signifiaient leurs couleurs, et pourquoi les autres navires cherchaient à virer de cap lorsqu'ils croisaient leur route. On lui donna même un sabre, ébréché et émoussé, en riant et en se moquant beaucoup. Quelques boucaniers, pour plaisanter, lui accordèrent même de participer à un abordage, et quand il égorgea son premier homme - pas avec son sabre, non, mais avec son vieil épissoir, et c'était un accident - on lui fit boire du rhum jusqu'à l'en rendre malade.
La vie en mer était rude, implacable et cruelle, mais il survécut. La maltraitance et l'effort physique taillèrent sa silhouette à grands coups. Adolescent, il devint une créature assez fine, mais rapide et musclée, prompte à la détente. Et lorsqu'il riait, ce qui était aussi rare que féroce chez lui, il le faisait dents sorties, comme ce marin lors d'une nuit de tempête, longtemps auparavant.
Il apprit la vie dans des ports sinistres et insalubres, à l'odeur aussi moite que les cuisses des filles de mauvaise vie qui traînaient dans leurs rues étroites, vieux papillons que l'on maquille pour masquer la fadeur de leurs vraies couleurs (et il apprit ça, aussi). Il apprit la valeur de l'argent en épiant des conversations, glissa quelques pièces volées dans des mains épaisses et grasses, tua pour du grain ou pour un peu de viande. Il apprit beaucoup, oui.
Et les mois passèrent.
On le traîna d'équipage en équipage, de cogue en caraque, sans qu'il sache trop pourquoi. Il portait désormais lui aussi les couleurs de la Voile Sanglante, avec une violente fierté, et ne discutait pas les ordres. Négligé par les abordeurs - et les sabordeurs - et jugé trop malingre ou trop jeune pour monter à l'assaut comme les boucaniers, on lui reconnaissait surtout un talent particulier pour traiter les cordes et les câblages, qu'il liait et nouait avec une vivacité déconcertante. Nul n'aurait pu le nier : il avait la science du Fil et du Noeud dans le sang. Ce petit talent se propagea comme une rumeur mineure dans le milieu, jusqu'à ce qu'un jour, quelque part - il ne saurait plus dire ni où ni quand désormais - on le convoque pour une entrevue très particulière.
La tempête, et surtout sa survie à celle-ci, l'avait en quelque sorte baptisé. Une consécration à grand renfort d'eau salée, irritante, et d'odeur de varech. On ne lui demanda même pas ce qu'il faisait terré comme un rat à fond de cale avant qu'on ne le découvre - juste avant que l'orage éclate. Ils avaient perdu un homme, mais gagné un passager clandestin : l'équilibre était en quelque sorte rétabli. Les lois de l'océan sont capricieuses, mais recèlent toujours un certain fond de logique.
Et les mois passèrent.
Il rampa d'abord, comme le rat qu'il avait été en s'infiltrant dans le navire, comme le mousse bien trop jeune qu'on bouscule d'un coup de botte et auquel on aboie des ordres. Il s'acquitta des tâches données, récura le bois abîmé des ponts et des bastingages, apprit à grimper aux mâts ou à la vigie, et à cavaler dans les cordages. Il apprit le nom des voiles, et comment les hisser. Il apprit, bien sûr, ce que signifiaient leurs couleurs, et pourquoi les autres navires cherchaient à virer de cap lorsqu'ils croisaient leur route. On lui donna même un sabre, ébréché et émoussé, en riant et en se moquant beaucoup. Quelques boucaniers, pour plaisanter, lui accordèrent même de participer à un abordage, et quand il égorgea son premier homme - pas avec son sabre, non, mais avec son vieil épissoir, et c'était un accident - on lui fit boire du rhum jusqu'à l'en rendre malade.
La vie en mer était rude, implacable et cruelle, mais il survécut. La maltraitance et l'effort physique taillèrent sa silhouette à grands coups. Adolescent, il devint une créature assez fine, mais rapide et musclée, prompte à la détente. Et lorsqu'il riait, ce qui était aussi rare que féroce chez lui, il le faisait dents sorties, comme ce marin lors d'une nuit de tempête, longtemps auparavant.
Il apprit la vie dans des ports sinistres et insalubres, à l'odeur aussi moite que les cuisses des filles de mauvaise vie qui traînaient dans leurs rues étroites, vieux papillons que l'on maquille pour masquer la fadeur de leurs vraies couleurs (et il apprit ça, aussi). Il apprit la valeur de l'argent en épiant des conversations, glissa quelques pièces volées dans des mains épaisses et grasses, tua pour du grain ou pour un peu de viande. Il apprit beaucoup, oui.
Et les mois passèrent.
On le traîna d'équipage en équipage, de cogue en caraque, sans qu'il sache trop pourquoi. Il portait désormais lui aussi les couleurs de la Voile Sanglante, avec une violente fierté, et ne discutait pas les ordres. Négligé par les abordeurs - et les sabordeurs - et jugé trop malingre ou trop jeune pour monter à l'assaut comme les boucaniers, on lui reconnaissait surtout un talent particulier pour traiter les cordes et les câblages, qu'il liait et nouait avec une vivacité déconcertante. Nul n'aurait pu le nier : il avait la science du Fil et du Noeud dans le sang. Ce petit talent se propagea comme une rumeur mineure dans le milieu, jusqu'à ce qu'un jour, quelque part - il ne saurait plus dire ni où ni quand désormais - on le convoque pour une entrevue très particulière.
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Saig Segondell- Citoyen
- Nombre de messages : 255
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Date d'inscription : 19/04/2010
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Re: Mémoire - Bribes
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On l'appelle la Krowch'a. C'est une femme, mais pas vraiment. Elle en a les yeux, les lèvres et la voix ; c'est tout. Tout le reste de son apparence est une totale négation de sa féminité. D'abord le crâne chauve, pâle et luisant, sur lequel s'entremêlent d'étranges tatouages aquatiques. Les vêtements ensuite, sorte d'amas de peaux tannées reliées entre elles, de laine de mouton non traitée, de croûte de cuir, de lin jauni et sali, le tout couvrant sa silhouette comme un tas de haillons. Mais même cette apparence débraillée ne peut masquer l'absence des deux rondeurs rassurantes sur sa poitrine. Tous les regards savent se fixer sur ce manque, peu de voix osent demander. Et quand elles demandent, la Krowch'a s'agite, grince, rit, et explique enfin qu'elle se les est enlevées elle-même, parce que les mamelles la gênent à la course, au liage, au combat, et à tout ce qu'un vrai marin est amené à accomplir.
Elle est jeune pourtant encore. Mais elle est laide. Elle est laide. Et elle est fascinante.
Levant la tête de son ouvrage, la Krowch'a dévisage celui qui s'est arrêté au seuil de son antre. Les vêtements de celui-là sont plus simples, mais à peine plus propres que les siens. Ses jambes sont nues des pieds aux mollets, piquetées de saleté. Ses mains sont posées sur des hanches étroites, dans une attitude qui se veut à la fois défiante et assurée, mais elle sent d'ici le tressaillement des muscles, fins et déliés, tendus. Il est prêt au combat comme à la fuite, et tout laisse à croire qu'il sait faire les deux. Son visage, enfin, est dur, sans merci, beau sans doute, comme pourrait l'être une lame. Il y a dans ses yeux quelque chose de froid et d'éteint - un peu semblable à une enfance volée - qu'elle observe avec intérêt avant de remarquer le petit anneau d'or maladroitement bouclé dans un lobe d'oreille, et les cheveux sombres tressés avec un soin et une adresse pour le moins étonnants.
Un jeune chien des mers, voilà ce qu'on lui a envoyé ; pourtant c'est à peine un adolescent, et elle ne peut couvrir la pointe de déception et de sarcasme dans sa voix lorsqu'elle consent enfin à s'exprimer.
- Alors c'est toi, "la Ficelle" ? Je m'attendais à... autre chose. Approche, tu veux ? J'ai de la viande séchée, des algues et du rhum brun. Ensuite, nous parlerons."
Il paraît hésiter, fait la moue en observant les multiples petits mobiles d'os suspendus tout autour - à la manière trolle - ou les coupelles de corail posées au sol dans lesquelles fume et grésille Neptulon sait quoi. L'espèce d'encens poivré qui imprègne l'atmosphère ne parvient pas à masquer les relents de cuir, de sueur rance, d'alcool vieilli ou renversé, de goémon et de lait caillé, d'autres fragrances indéfinissables et de crasse qui stagnent dans l'air moite. Mais il s'approche finalement, le pas presque aussi souple que celui des chasse-dunes de Tanaris, et s'assoit face à elle, en tailleur. A travers les lambeaux de son sarouel, sur ses cuisses, le regard de la Krowch'a capte la présence de mouchetures rougies, constellant la peau. La vérole.
Elle sourit.
- On m'a dit que tu étais plutôt doué pour les cordages, glisse-t-elle tandis qu'il mange comme un affamé. Est-ce que tu sais qui je suis ?
- Oui, répond-il sans hésiter. Tu es une sorcière. Et il ajoute aussitôt, avec aplomb : Mais je m'en fiche. Ma mère était une sorcière aussi."
Le sourire de la Krowch'a s'élargit puis devient rire, sifflant et aussi laid que son apparence.
- La sève est forte dans ce jeune corps. Admettons que je sois une sorcière. Pourquoi t'amène-t-on à moi ?"
Ici, il s'arrête de manger et la regarde, la lèvre collante de sel.
- Parce que tu aurais des choses à m'apprendre.
- Et que pourrais-je bien t'apprendre ?
- Je ne sais pas, Krowch'a. A toi de me le dire ?"
Il est insolent, il grogne, et ses yeux se sont durcis. Elle n'en prend pas ombrage. Au contraire.
L'adolescent est surpris de sa taille lorsqu'elle se lève, suivant le geste des yeux avec prudence. Il ne la voyait pas si grande, mais sans doute était-elle tassée - et ses haillons accumulés faussent la perception, après tout. Il s'étonne une nouvelle fois, brièvement, de la voir si maigre quand elle rejette sa vêture, se révélant nue, côtes et os saillant ; mais cet étonnement fait vite place à la répulsion et à la fascination. Outre les cicatrices affreuses qui ornent sa poitrine mutilée, c'est le tatouage sombre, prenant tout le thorax de la sorcière, qui attire et fixe longuement son regard. Une potence.
- Regarde, "la Ficelle". Voici ce que je suis. Voici ce qu'est la Krowch'a. Comme toi, je suis de mauvais augure, comme toi, je suis présage de mort. Ceux qui voguent nous craignent tous les deux. Tu le sais, n'est-ce pas ; tu les as déjà entendu hésiter avant de prononcer ton nom, quand ils ne l'évitaient pas tout simplement. Tu as déjà saisi le dégoût ou même la peur dans leurs yeux. Potence et Ficelle. Charpente et Cordage."
Elle se rassoit. Cette fois, il ne dit mot : il l'écoute. Pour de vrai.
Et elle l'instruit. Certes, il en savait déjà beaucoup. Ce qu'est un dormant et un courant, un brin, un toron ; une ganse ou une garcette ; il savait utiliser l'épinglette et la paumelle, et lier la corde à l'envi ; noeuds d'arrêt ou d'ajut, plat ou d'écoute, noeud de cabestan ou noeud de grappin, de ride, de harnais ou de demi-clef ; erseau et noeud de piton, baderne et bonnet troll, tous, il les connaissait et savait s'en servir. Mais elle lui apprend tout le reste. Les noeuds qui attirent les esprits des flots, ceux qui les chassent ; les paroles à prononcer et celles qu'il ne faut pas dire ; les herbes à fumer, à inspirer, et les noms des choses qui se cachent derrière les choses. Elle lui apprend à manipuler et à convaincre. A traiter certaines maladies de l'eau, et à faire passer le remède pour autre que ce qu'il est réellement. Elle le fait danser dans les vapeurs de l'algue rouge. Elle lui apprend même à lire et à écrire, ainsi que quelques mots de la langue maudite du peuple Naga. Et, enfin, à prier Neptulon, seul Seigneur des Mers. Seul Seigneur tout court.
" Tout est Noeud, tout est Fil, tout est Lien. L'existence n'est rien sans cela, comme le navire ne peut voguer sans cordage ni amarres. La réalité est une tresse qui se noue et se dénoue ; qui en détient l'art et le secret domine les autres hommes, car il sait saisir l'essence qui les dirige. Au même titre qu'une corde possède deux bouts, il y a une origine et une fin à toute chose. Ce qu'il y a entre le début et la fin, c'est le Noeud."
" Convainc-les, subjugue-les. Que chacun d'entre eux devienne un jeu de ta toile. Ils te craindront et te respecteront, car tu détiendras à leurs yeux une science qu'ils pensent inaccessible, magique, secrète. Mais ils te haïront pour cela aussi, Ficelle. Si tu sais les conduire sur le chemin de la gloire, ils te révéreront comme un dieu. Mais si ta route les conduit à l'échec, alors tu seras le premier à mourir."
Elle lui apprend à lire les étoiles, à humer le vent et à tracer des cartes, et comment sont liées Lune et Marées. Elle l'instruit sur le comportement des hommes, sur la logique de leurs actes, sur leurs désirs et leurs folies. L'esprit de l'adolescent s'aiguise, s'affine, aussi vif et féroce qu'une murène. Il apprend vite, et bien.
C'est en chien des mers qu'il était entré chez elle ; c'est en Sorcier qu'il en ressortirait.
Elle est jeune pourtant encore. Mais elle est laide. Elle est laide. Et elle est fascinante.
Levant la tête de son ouvrage, la Krowch'a dévisage celui qui s'est arrêté au seuil de son antre. Les vêtements de celui-là sont plus simples, mais à peine plus propres que les siens. Ses jambes sont nues des pieds aux mollets, piquetées de saleté. Ses mains sont posées sur des hanches étroites, dans une attitude qui se veut à la fois défiante et assurée, mais elle sent d'ici le tressaillement des muscles, fins et déliés, tendus. Il est prêt au combat comme à la fuite, et tout laisse à croire qu'il sait faire les deux. Son visage, enfin, est dur, sans merci, beau sans doute, comme pourrait l'être une lame. Il y a dans ses yeux quelque chose de froid et d'éteint - un peu semblable à une enfance volée - qu'elle observe avec intérêt avant de remarquer le petit anneau d'or maladroitement bouclé dans un lobe d'oreille, et les cheveux sombres tressés avec un soin et une adresse pour le moins étonnants.
Un jeune chien des mers, voilà ce qu'on lui a envoyé ; pourtant c'est à peine un adolescent, et elle ne peut couvrir la pointe de déception et de sarcasme dans sa voix lorsqu'elle consent enfin à s'exprimer.
- Alors c'est toi, "la Ficelle" ? Je m'attendais à... autre chose. Approche, tu veux ? J'ai de la viande séchée, des algues et du rhum brun. Ensuite, nous parlerons."
Il paraît hésiter, fait la moue en observant les multiples petits mobiles d'os suspendus tout autour - à la manière trolle - ou les coupelles de corail posées au sol dans lesquelles fume et grésille Neptulon sait quoi. L'espèce d'encens poivré qui imprègne l'atmosphère ne parvient pas à masquer les relents de cuir, de sueur rance, d'alcool vieilli ou renversé, de goémon et de lait caillé, d'autres fragrances indéfinissables et de crasse qui stagnent dans l'air moite. Mais il s'approche finalement, le pas presque aussi souple que celui des chasse-dunes de Tanaris, et s'assoit face à elle, en tailleur. A travers les lambeaux de son sarouel, sur ses cuisses, le regard de la Krowch'a capte la présence de mouchetures rougies, constellant la peau. La vérole.
Elle sourit.
- On m'a dit que tu étais plutôt doué pour les cordages, glisse-t-elle tandis qu'il mange comme un affamé. Est-ce que tu sais qui je suis ?
- Oui, répond-il sans hésiter. Tu es une sorcière. Et il ajoute aussitôt, avec aplomb : Mais je m'en fiche. Ma mère était une sorcière aussi."
Le sourire de la Krowch'a s'élargit puis devient rire, sifflant et aussi laid que son apparence.
- La sève est forte dans ce jeune corps. Admettons que je sois une sorcière. Pourquoi t'amène-t-on à moi ?"
Ici, il s'arrête de manger et la regarde, la lèvre collante de sel.
- Parce que tu aurais des choses à m'apprendre.
- Et que pourrais-je bien t'apprendre ?
- Je ne sais pas, Krowch'a. A toi de me le dire ?"
Il est insolent, il grogne, et ses yeux se sont durcis. Elle n'en prend pas ombrage. Au contraire.
L'adolescent est surpris de sa taille lorsqu'elle se lève, suivant le geste des yeux avec prudence. Il ne la voyait pas si grande, mais sans doute était-elle tassée - et ses haillons accumulés faussent la perception, après tout. Il s'étonne une nouvelle fois, brièvement, de la voir si maigre quand elle rejette sa vêture, se révélant nue, côtes et os saillant ; mais cet étonnement fait vite place à la répulsion et à la fascination. Outre les cicatrices affreuses qui ornent sa poitrine mutilée, c'est le tatouage sombre, prenant tout le thorax de la sorcière, qui attire et fixe longuement son regard. Une potence.
- Regarde, "la Ficelle". Voici ce que je suis. Voici ce qu'est la Krowch'a. Comme toi, je suis de mauvais augure, comme toi, je suis présage de mort. Ceux qui voguent nous craignent tous les deux. Tu le sais, n'est-ce pas ; tu les as déjà entendu hésiter avant de prononcer ton nom, quand ils ne l'évitaient pas tout simplement. Tu as déjà saisi le dégoût ou même la peur dans leurs yeux. Potence et Ficelle. Charpente et Cordage."
Elle se rassoit. Cette fois, il ne dit mot : il l'écoute. Pour de vrai.
Et elle l'instruit. Certes, il en savait déjà beaucoup. Ce qu'est un dormant et un courant, un brin, un toron ; une ganse ou une garcette ; il savait utiliser l'épinglette et la paumelle, et lier la corde à l'envi ; noeuds d'arrêt ou d'ajut, plat ou d'écoute, noeud de cabestan ou noeud de grappin, de ride, de harnais ou de demi-clef ; erseau et noeud de piton, baderne et bonnet troll, tous, il les connaissait et savait s'en servir. Mais elle lui apprend tout le reste. Les noeuds qui attirent les esprits des flots, ceux qui les chassent ; les paroles à prononcer et celles qu'il ne faut pas dire ; les herbes à fumer, à inspirer, et les noms des choses qui se cachent derrière les choses. Elle lui apprend à manipuler et à convaincre. A traiter certaines maladies de l'eau, et à faire passer le remède pour autre que ce qu'il est réellement. Elle le fait danser dans les vapeurs de l'algue rouge. Elle lui apprend même à lire et à écrire, ainsi que quelques mots de la langue maudite du peuple Naga. Et, enfin, à prier Neptulon, seul Seigneur des Mers. Seul Seigneur tout court.
" Tout est Noeud, tout est Fil, tout est Lien. L'existence n'est rien sans cela, comme le navire ne peut voguer sans cordage ni amarres. La réalité est une tresse qui se noue et se dénoue ; qui en détient l'art et le secret domine les autres hommes, car il sait saisir l'essence qui les dirige. Au même titre qu'une corde possède deux bouts, il y a une origine et une fin à toute chose. Ce qu'il y a entre le début et la fin, c'est le Noeud."
" Convainc-les, subjugue-les. Que chacun d'entre eux devienne un jeu de ta toile. Ils te craindront et te respecteront, car tu détiendras à leurs yeux une science qu'ils pensent inaccessible, magique, secrète. Mais ils te haïront pour cela aussi, Ficelle. Si tu sais les conduire sur le chemin de la gloire, ils te révéreront comme un dieu. Mais si ta route les conduit à l'échec, alors tu seras le premier à mourir."
Elle lui apprend à lire les étoiles, à humer le vent et à tracer des cartes, et comment sont liées Lune et Marées. Elle l'instruit sur le comportement des hommes, sur la logique de leurs actes, sur leurs désirs et leurs folies. L'esprit de l'adolescent s'aiguise, s'affine, aussi vif et féroce qu'une murène. Il apprend vite, et bien.
C'est en chien des mers qu'il était entré chez elle ; c'est en Sorcier qu'il en ressortirait.
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Saig Segondell- Citoyen
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