Ombre et poussière
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Ombre et poussière
Dix-septième jour du douzième mois de l'an trente.
Au seuil des futaies engourdies par le givre, ils marchaient : petite troupe, aigles déployés sur tabards rouge passé. Le frimas hivernal avait un goût de cuivre. La femme se tenait en tête — grande silhouette svelte, bras découverts ; comme épargnée par le froid. Le poing gauche serré sur la toile d'un sac, le sac : poisseux, dégoulinant, sillage brun sombre sur l'herbe hérissée d'aiguail.
C'était un matin, en Arathi. La troupe débouchait sur une plaine brumeuse, offerte à l'aube, vaste jusqu'à perte de vue. On arrivait — léger soupir. La femme leva le bras, ouvrit la paume, ferma la main ; une, deux, trois fois. Porta ses doigts à sa bouche, et siffla. Le code. Silence d'oiseaux, de matin, d'eau ruisselante. Silence. Puis... éclat de rire, et une grosse voix qui perce le brouillard :
« — Sortez la bibine et les feux d'artifices, v'la la troisième escouade qui rentre de vacances ! »
Vivats, applaudissements comiques. Le Refuge de l'Ornière semblait jaillir sous leurs yeux. La femme, un peu enrouée, regard porté vers la forme épaisse d'une sentinelle en approche :
« — Pour quelqu'un qui me doit encore un mois de solde au tarot, tu as l'air bien heureux de me revoir en vie, Maxon. » Empoignades fraternelles, sourires.
La petite troupe s'engageait dans l'Ornière, escortée par quelques factionnaires. Les mains effleuraient gentiment les épaules lasses. On les mena auprès du feu et on leur servit la soupe froide. Le groupe plaisantait, s'insultait avec l'ardeur nouvelle des ventres pleins.
Bientôt, ils s'interrompirent : une forme singulière émergeait du campement des officiers, alourdie par un manteau de fourrure. La forme s'approchait, se précisait. Garde-à-vous. C'était un grand homme, maigre, les jambes en échalas ; sous les fourrures, aigle de Stromgarde, deux galons d'or : Lieutenant.
Il prit la parole devant les rangs inconsciemment formés de part et d'autre du feu ; lui, nez pincé, paupières lourdes de sommeil, les ayant jaugé d'un coup d'œil neutre :
« — Cinq jours pour une patrouille de routine, Pentighast... vraiment. Mes félicitations pour votre nouveau record. » Une pause ; il faisait face à la femme.
« — Et vous nous avez apporté combien de cochonneries ? » Sans un mot, elle renversa le sac poisseux qu'elle n'avait pas lâché. Deux tas de chair humides en jaillirent, velus, verts, collants, et roulèrent à ses pieds. Sifflement d'appréciation dans l'assistance.
« — Ah, articula-il, cachant mal son dégoût, deux têtes. C'est un peu décevant. » Le visage de la femme était empreint d'un calme blasé et tout à fait sérieux, comme en état-major :
« — On en a eu d'autres, Lieutenant, mais il aurait fallu gratter le sol avec une pelle pour vous les ramener. » Le Lieutenant haussa le sourcil, se tournant vers un homme de la petite troupe, benêt fixant d'un œil humide le bol de soupe qu'il serrait entre les doigts à s'en faire blanchir les phalanges.
« — Tiens donc, fit le Lieutenant, et cette chose que je vois dépasser du soldat Abraxas, n'est-ce pas une pelle ? »
Il y eut un moment de silence incrédule. Les factionnaires clignaient des yeux et grimaçaient, se lançant de drôles de regards. Finalement, une voix étranglée s'éleva du rang :
« — Mais c'est la pelle à Réprouvés ! » Les hommes hochaient la tête avec vigueur, presque scandalisés. Le soldat Abraxas ouvrit lentement la bouche. Il parlait d'une voix profonde, détachant chaque mot avec soin :
« — On se sert pas d'une pioche pour touiller la soupe, Lieutenant. On peut pas utiliser une pelle à Réprouvés pour racler un Orc, vous voyez... » Le Lieutenant grimaça, rajustant ses fourrures d'un geste sec. De nouveau, silence. Un tic nerveux agitait le coin de sa lèvre. Alors, le phrasé froid et cassant :
« — Bien sûr, où avais-je la tête ? Patrouille... rompez ! Caporal, dans ma tente. » Il fit volte-face. Les hommes le regardèrent, l'air entendu, puis la femme. Elle leur accorda un sourire contrit, termina son bol de soupe sans se presser, accepta quelques tapes dans le dos sur le chemin de la tente.
Le Lieutenant l'attendait derrière le bureau de fortune. Il ne se leva pas, désigna une chaise d'un geste du menton. La femme se laissa tomber souplement. Il la détaillait sans vergogne, lisant dans ses yeux : non pas le mépris, qui, par discipline militaire, se fait fougue martiale et cohésion des troupes ; mais l'absence de respect — la certitude de son incompétence, matinée d'une pitié douloureuse. Il poussa un long soupir, habité par le souvenir d'un autre temps.
Ouvrant un tiroir, il tira une enveloppe qu'il poussa vers la femme. Elle attendait qu'il parle ; il ne disait rien. Leurs ombres vacillaient sur la toile, ourlées du halo mourant des bougies. Finalement, elle concéda :
« — Qu'est-ce que c'est ? » Lui, dans un souffle, langue pâteuse, bras croisés sur le torse, articulant d'un calme qu'il ne se connaissait pas :
— Votre lettre de mutation.
— Le Capitaine s'y opposera. » Elle rétorquait, machinale, peu impressionnée.
« — J'en doute. Si vous vous décidiez à l'ouvrir, vous pourriez constater qu'elle provient du haut commandement. »
La femme plissa les paupières. Visage impassible, mais il n'était pas dupe.
« — Parce que j'ai un peu trop prolongé la patrouille ?
— Bel euphémisme, Pentighast. La réponse est non. Votre manque de ponctualité n'est pas en cause. C'est votre manque de discrétion qui inquiète.
— La chasse à l'Orc est un sport salissant, Lieutenant. La discrétion n'a jamais fait partie de mes prérogatives. Je suis efficace.
—Vous êtes zélée, et votre absence de retenue pourrait compromettre nos opérations. Depuis votre reprise de service, les expéditions punitives connaissent une intensité inégalée depuis l'an vingt-six — les hommes vont aux latrines comme on va en bataille ; un sceau dans une main, épée brandie dans l'autre. On a eu vent par un captif d'un avis de recherche fastueux sur votre tête, d'où la recrudescence mystérieuse des chiens du Syndicat, bave aux lèvres, dans votre sillage. Le vieux Maugram ne pouvait plus sortir en reconnaissance sans se faire harceler par tous les Ogres dans un rayon de dix lieux, qui le confondaient avec vous, jusqu'à ce qu'il décide de se noircir les cheveux...
— Maugram n'a jamais... Foutaises, par Hath ! La moitié de ces accusations est délirante. L'autre moitié n'est pas de mon ressort. » Il se passa la langue sur les lèvres. La femme serrait les poings sous la table, avait le regard sec comme l'herbe jaune d'un été de canicule...
« — En effet.
— Ça n'a aucun rapport avec mon travail. »
N'attendant qu'une étincelle pour s'embraser.
« — Exact. »
Elle se leva, claquement sonore de ses paumes déployées contre le bois ; les yeux animés d'une haine brûlante, au-delà de tout ce qu'il avait jamais vu porter le nom de haine.
« — Vancrest... pathétique, minable salaud ! De quel droit te crois-tu-
— Tu as repris trop tôt. Tu n'étais pas rétablie, tu ne l'es toujours pas.
— Pas rétablie ? Je pourrais t'arracher la tête en moins de temps qu'il te faudrait pour implorer la catin luxurieuse qui te tient lieu de mère ! »
Elle grimaçait, sourire mauvais penché sur lui. Mains crochant le vide sans le savoir, comme s'imaginant serrées sur son cou. Il ouvrit la bouche pour parler, — huma l'air chargé des effluves de terre humide et de pain chaud — la referma sur un goût amer comme la suie. Soupire, encore, blessant ses poumons à vif.
« — Massacre de fuyards, génocide aveugle, torture de civils, prise de risques inconsidérés... Ce n'est pas toi, Brianan. Dungal n'aurait jamais voulu...
— Dungal aurait voulu, Millicent ! Et il t'aurait voulu suspendu par les entrailles à un croc de boucher au-dessus de quelque gouffre sans fond ! »
Il tendit le bras vers elle ; dans un bruissement de courant d'air, elle était déjà partie. Il l'entendit jurer et cracher, puis la cadence lourde de son pas s'éloignant vers les collines. Le Lieutenant Vancrest expira profondément, libérant le souffle ardent qui lui torturait la poitrine. Un instant, il laissa son regard flotter sur le pan de la tente. Il songea : c'est pour le mieux. Et il le regretta.
C'était un matin, en Arathi. La troupe débouchait sur une plaine brumeuse, offerte à l'aube, vaste jusqu'à perte de vue. On arrivait — léger soupir. La femme leva le bras, ouvrit la paume, ferma la main ; une, deux, trois fois. Porta ses doigts à sa bouche, et siffla. Le code. Silence d'oiseaux, de matin, d'eau ruisselante. Silence. Puis... éclat de rire, et une grosse voix qui perce le brouillard :
« — Sortez la bibine et les feux d'artifices, v'la la troisième escouade qui rentre de vacances ! »
Vivats, applaudissements comiques. Le Refuge de l'Ornière semblait jaillir sous leurs yeux. La femme, un peu enrouée, regard porté vers la forme épaisse d'une sentinelle en approche :
« — Pour quelqu'un qui me doit encore un mois de solde au tarot, tu as l'air bien heureux de me revoir en vie, Maxon. » Empoignades fraternelles, sourires.
La petite troupe s'engageait dans l'Ornière, escortée par quelques factionnaires. Les mains effleuraient gentiment les épaules lasses. On les mena auprès du feu et on leur servit la soupe froide. Le groupe plaisantait, s'insultait avec l'ardeur nouvelle des ventres pleins.
Bientôt, ils s'interrompirent : une forme singulière émergeait du campement des officiers, alourdie par un manteau de fourrure. La forme s'approchait, se précisait. Garde-à-vous. C'était un grand homme, maigre, les jambes en échalas ; sous les fourrures, aigle de Stromgarde, deux galons d'or : Lieutenant.
Il prit la parole devant les rangs inconsciemment formés de part et d'autre du feu ; lui, nez pincé, paupières lourdes de sommeil, les ayant jaugé d'un coup d'œil neutre :
« — Cinq jours pour une patrouille de routine, Pentighast... vraiment. Mes félicitations pour votre nouveau record. » Une pause ; il faisait face à la femme.
« — Et vous nous avez apporté combien de cochonneries ? » Sans un mot, elle renversa le sac poisseux qu'elle n'avait pas lâché. Deux tas de chair humides en jaillirent, velus, verts, collants, et roulèrent à ses pieds. Sifflement d'appréciation dans l'assistance.
« — Ah, articula-il, cachant mal son dégoût, deux têtes. C'est un peu décevant. » Le visage de la femme était empreint d'un calme blasé et tout à fait sérieux, comme en état-major :
« — On en a eu d'autres, Lieutenant, mais il aurait fallu gratter le sol avec une pelle pour vous les ramener. » Le Lieutenant haussa le sourcil, se tournant vers un homme de la petite troupe, benêt fixant d'un œil humide le bol de soupe qu'il serrait entre les doigts à s'en faire blanchir les phalanges.
« — Tiens donc, fit le Lieutenant, et cette chose que je vois dépasser du soldat Abraxas, n'est-ce pas une pelle ? »
Il y eut un moment de silence incrédule. Les factionnaires clignaient des yeux et grimaçaient, se lançant de drôles de regards. Finalement, une voix étranglée s'éleva du rang :
« — Mais c'est la pelle à Réprouvés ! » Les hommes hochaient la tête avec vigueur, presque scandalisés. Le soldat Abraxas ouvrit lentement la bouche. Il parlait d'une voix profonde, détachant chaque mot avec soin :
« — On se sert pas d'une pioche pour touiller la soupe, Lieutenant. On peut pas utiliser une pelle à Réprouvés pour racler un Orc, vous voyez... » Le Lieutenant grimaça, rajustant ses fourrures d'un geste sec. De nouveau, silence. Un tic nerveux agitait le coin de sa lèvre. Alors, le phrasé froid et cassant :
« — Bien sûr, où avais-je la tête ? Patrouille... rompez ! Caporal, dans ma tente. » Il fit volte-face. Les hommes le regardèrent, l'air entendu, puis la femme. Elle leur accorda un sourire contrit, termina son bol de soupe sans se presser, accepta quelques tapes dans le dos sur le chemin de la tente.
Le Lieutenant l'attendait derrière le bureau de fortune. Il ne se leva pas, désigna une chaise d'un geste du menton. La femme se laissa tomber souplement. Il la détaillait sans vergogne, lisant dans ses yeux : non pas le mépris, qui, par discipline militaire, se fait fougue martiale et cohésion des troupes ; mais l'absence de respect — la certitude de son incompétence, matinée d'une pitié douloureuse. Il poussa un long soupir, habité par le souvenir d'un autre temps.
Ouvrant un tiroir, il tira une enveloppe qu'il poussa vers la femme. Elle attendait qu'il parle ; il ne disait rien. Leurs ombres vacillaient sur la toile, ourlées du halo mourant des bougies. Finalement, elle concéda :
« — Qu'est-ce que c'est ? » Lui, dans un souffle, langue pâteuse, bras croisés sur le torse, articulant d'un calme qu'il ne se connaissait pas :
— Votre lettre de mutation.
— Le Capitaine s'y opposera. » Elle rétorquait, machinale, peu impressionnée.
« — J'en doute. Si vous vous décidiez à l'ouvrir, vous pourriez constater qu'elle provient du haut commandement. »
La femme plissa les paupières. Visage impassible, mais il n'était pas dupe.
« — Parce que j'ai un peu trop prolongé la patrouille ?
— Bel euphémisme, Pentighast. La réponse est non. Votre manque de ponctualité n'est pas en cause. C'est votre manque de discrétion qui inquiète.
— La chasse à l'Orc est un sport salissant, Lieutenant. La discrétion n'a jamais fait partie de mes prérogatives. Je suis efficace.
—Vous êtes zélée, et votre absence de retenue pourrait compromettre nos opérations. Depuis votre reprise de service, les expéditions punitives connaissent une intensité inégalée depuis l'an vingt-six — les hommes vont aux latrines comme on va en bataille ; un sceau dans une main, épée brandie dans l'autre. On a eu vent par un captif d'un avis de recherche fastueux sur votre tête, d'où la recrudescence mystérieuse des chiens du Syndicat, bave aux lèvres, dans votre sillage. Le vieux Maugram ne pouvait plus sortir en reconnaissance sans se faire harceler par tous les Ogres dans un rayon de dix lieux, qui le confondaient avec vous, jusqu'à ce qu'il décide de se noircir les cheveux...
— Maugram n'a jamais... Foutaises, par Hath ! La moitié de ces accusations est délirante. L'autre moitié n'est pas de mon ressort. » Il se passa la langue sur les lèvres. La femme serrait les poings sous la table, avait le regard sec comme l'herbe jaune d'un été de canicule...
« — En effet.
— Ça n'a aucun rapport avec mon travail. »
N'attendant qu'une étincelle pour s'embraser.
« — Exact. »
Elle se leva, claquement sonore de ses paumes déployées contre le bois ; les yeux animés d'une haine brûlante, au-delà de tout ce qu'il avait jamais vu porter le nom de haine.
« — Vancrest... pathétique, minable salaud ! De quel droit te crois-tu-
— Tu as repris trop tôt. Tu n'étais pas rétablie, tu ne l'es toujours pas.
— Pas rétablie ? Je pourrais t'arracher la tête en moins de temps qu'il te faudrait pour implorer la catin luxurieuse qui te tient lieu de mère ! »
Elle grimaçait, sourire mauvais penché sur lui. Mains crochant le vide sans le savoir, comme s'imaginant serrées sur son cou. Il ouvrit la bouche pour parler, — huma l'air chargé des effluves de terre humide et de pain chaud — la referma sur un goût amer comme la suie. Soupire, encore, blessant ses poumons à vif.
« — Massacre de fuyards, génocide aveugle, torture de civils, prise de risques inconsidérés... Ce n'est pas toi, Brianan. Dungal n'aurait jamais voulu...
— Dungal aurait voulu, Millicent ! Et il t'aurait voulu suspendu par les entrailles à un croc de boucher au-dessus de quelque gouffre sans fond ! »
Il tendit le bras vers elle ; dans un bruissement de courant d'air, elle était déjà partie. Il l'entendit jurer et cracher, puis la cadence lourde de son pas s'éloignant vers les collines. Le Lieutenant Vancrest expira profondément, libérant le souffle ardent qui lui torturait la poitrine. Un instant, il laissa son regard flotter sur le pan de la tente. Il songea : c'est pour le mieux. Et il le regretta.
Brianan- Citoyen
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Nom de famille: Pentighast
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